De la puissance vitrifiante des fictions coloniales – sur L’Avenue de verre de Clara Breteau
Dans le film documentaire que Wim Wenders a consacré, en 1979, à son ami Nicholas Ray, alors que celui-ci était en train de mourir d’un cancer, Nick’s Movie (Lightning Over Water), une phrase du journal du cinéaste de La Fureur de vivre apparaît à l’écran : « J’ai scruté mon visage dans le miroir, et je n’y ai pas vu le granit de l’identité, mais le devoir impérieux de reconnaître et d’accepter le visage de ma mère. » Dans L’Avenue de verre, c’est le visage du père que Clara Breteau cherche à reconnaître, lui qui ne l’a pas reconnue à sa naissance, sans pour autant cesser de l’accompagner toute sa vie.
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Dans ses souvenirs et dans les premières pages du livre, elle ne voit pas son visage. « Il est de dos, dans sa combinaison rouge. Devant lui, la raclette virevolte sur la vitre. Son bras dessine de grands huit couchés qui descendent de plus en plus serrés. » Il est laveur de carreaux. Un métier qui prendra, sous le regard de sa fille, au-delà de la simple métaphore, un sens presque mythologique. Elle scrute ses gestes, son corps en mouvement. « Il se déplace un peu sur la gauche, glisse la raclette dans sa ceinture, saisit le mouilleur et se remet à badigeonner à toute vitesse, sans regarder. Par moments, il agite vigoureusement le bras au-dessus de sa tête comme s’il faisait de grands signes à travers la vitrine… les gens qui nettoient les vitres, de loin, on dirait qu’ils appellent au secours. »
C’est la beauté poétique de ce livre, l’avenue de verre qui donne son titre au livre n’est pas une simple métaphore, c’est un dispositif : la vitrine est un écran où apparaissent et disparaissent des lettres, des signes indéchiffrables, des images délavées. « C’est une construction qui structure et articule le récit. Elle est urbaine et narrative, matérielle et imaginaire. Un peu comme une scénographie : elle dimensionne les espaces, elle découpe les scènes. Ce n’est pas juste une métaphore, pas du tout. C’est un corps, qui a bien sûr une puissance métaphorique, mais qui est bien réel, qui était le lieu de travail de mon père, et dont je me sers pour ramener du concret et de la vie dans le récit. »
« L’avenue de verre est l’épine dorsale de la ville, l’axe de la vie locale, mais c’est aussi une grande surface vitrée où se dépose ce qui vient d’ailleurs, ce qui voyage dans l’air, ce qui vient de très loin. C’est un lieu où on projette ses désirs, d’achat, de consommation, de qui on voudrait être, mais c’est aussi l’endroit, “la rue nationale”, où se déchaîne la colère, la frustration, la violence, lors des manifestations ou des émeutes urbaines. Tout ce réseau d’ambivalences m’intéressait. J’y ai vu des possibilités d’exploration riches, et un véhicule adapté à l’histoire de mon père. »
Les mille coups de raclette du père acquièrent, à force de répétition, une résonnance symbolique très forte pour Anna, sa fille, qui n’aura d’autre lien avec lui et de souvenir que cette présence paradoxale d’un père dont la mission est d’effacer les traces, de rétablir la transparence des choses. « Être laveur de carreaux, c’était fabriquer de la transparence comme d’autres fabriquent du pain. »
Que cherche à effacer son père algérien, fils d’un harki assassiné par le Front de libération nationale (FLN), arrivé d’Algérie en 1962, adolescent, sans famille, comme une météorite tombée sur cette « avenue de verre » qui s’était offerte à lui comme une piste d’atterrissage ou une ligne de fuite et qu’il s’était mis à sillonner en scooter, portant sur son dos son échelle et son matériel, en quête de vitrines à laver. L’« avenue de verre » est, pour lui, « une grande carapace vitrée » dont il est l’écuyer donquichottesque et qu’il a pour mission de débarrasser de ses scories, de ses gouttes de pluie, de ses traces de doigts ou d’insectes écrabouillées, jusqu’au souffle des passants qui se collent aux vitres…
Ce que nettoie jour après jour ce travailleur de la transparence, l’enquête de la fille va bientôt le révéler, ne se limite pas aux taches des vitrines, c’est un passé encombrant, traumatique, celui de sa famille et de son pays, l’Algérie. « C’est son père mais il pourrait être des milliers d’autres. Des milliers d’hommes qui, arrivés au même moment, du même endroit que lui, tentent obscurément, par leurs gestes répétés – sur les vitres, le métal, le bois, le PVC –, d’effacer quelque chose qui leur mousse en dedans et brouille les surfaces. Des milliers qui s’accrochent au quotidien, s’attachent à le rendre lisse et translucide. »
Anna fait le chemin inverse, elle peuple les surfaces de signes, ne lave jamais ses vitres, se prend d’une passion de collectionneuse pour les restes, les débris, tout ce qu’on s’acharne à faire disparaître et qui est le signe de la présence.
Ce que son père effaçait sur les vitres, ce n’étaient pas juste des traces de doigts, d’affiches décollées, de pâtes d’araignée, c’était « la mémoire de l’air » : ce qui vient d’ailleurs et qui, hors d’atteinte, continue d’essaimer, d’affluer dans un souffle, comme ce vent du Sahara qui couvre un matin la ville d’une poudre d’or.
À l’image de la virtuosité de son père, de sa capacité à faire danser les ombres sur les carreaux, l’autrice fait preuve d’un véritable talent de jongleuse, faisant danser les signes entre ses mains, mais aussi de celui d’une acousticienne des silences, vantant les pouvoirs de l’écoute. « Anna comprend maintenant ce que son père et sa mère partageaient, ce qui les avait subitement rapprochés, enveloppés l’un dans l’autre. Leur silence. Celui qui s’installe non pas lorsque l’on n’a rien à dire, mais lorsque l’on écoute. Elle revoit tous ces moments aux côtés de sa mère arrêtée sur le trottoir, quand de vagues connaissances lui racontaient leur vie… Lui aussi passait ses journées à écouter les histoires de ses clients, la rumeur du trafic, tous les signes du verre et qui teintaient devant ses yeux. »
Anna se considère comme « l’enfant d’une ombre ». « Mais qu’est-ce que c’est alors d’être l’enfant d’une ombre, d’un corps qui disparaît, et subsiste tout léger, flottant comme un drapeau sur les barreaux d’échelle, au guidon d’un scooter ? Qu’est-ce que ce papa de verre que l’on a façonné et donné à Anna, et qu’elle regarde aujourd’hui, comme on contemple une figurine, sans trop savoir qu’en faire ? »
L’effacement de son père a déteint sur elle, il a pris des formes extrêmes. Il a recouvert jusqu’au nom de famille de son père, jusqu’aux signes d’appartenance physiques. Jusqu’à son corps même quand elle en vient à cesser de manger, dans la tentation de disparaître complètement. Le passage des générations ne peut pas guérir un trauma à lui tout seul, comme par magie ou par « un mécanisme social auto-nettoyant ».
« Son père ne laissait aucune trace sur les murs. Ceux qui l’entouraient restaient aussi impeccables que ses vitrines. Pas de signe. Pas d’empreinte. Pas de dessin non plus… »
Anna fait le chemin inverse, elle peuple les surfaces de signes, ne lave jamais ses vitres, se prend d’une passion de collectionneuse pour les signes épars, les résidus, les restes, les débris, tout ce qu’on s’acharne à faire disparaître et qui est le signe de la présence. Elle cartographie des absences, compose une signalétique des chemins effacés, traque les fantômes qu’elle s’entraîne à regarder dans les yeux.
En consultant les archives, elle apprend ce grand paradoxe de la Recherche proustienne : « C’est quand on cherche quelque chose que l’on crée son fantôme. C’est la consultation, la poursuite de l’oracle, le fait de sortir l’archive de son tombeau qui matérialise le spectre, fabrique sa trace. Anna repense aux minuties qu’elle scrute à la surface des vitres, au bas des articles, dans les plis quotidiens. Ce sont toutes, quelque part, des fantômes de ce genre. Des empreintes encre. Des marques qui se créent sur le lieu d’une absence, d’une histoire déplacée, transportée. » Anna tente de reconstituer une histoire à la fois personnelle et collective. Les traces laissées par son père ne se trouvent pas seulement dans les rues de Tours, mais aussi dans un passé colonial partagé par une génération d’exilés.
Au gré des apparitions et disparitions de son père, Anna va finalement se modeler à son image. Son rapport au monde tout entier va prendre la forme de l’absence de son père. « Il y a quelque chose de très animal là-dedans. En fuyant sans cesse, ce père apprend quelque part à Anna à chasser, à traquer, à guetter, à arpenter un territoire. D’abord sur l’avenue de verre, puis Anna étendra cela plus loin, partout où elle ira. Cette recherche, cette traque permanente de signes deviendra son métier. »
Et le lecteur se surprend à penser que cette surface sur laquelle le père d’Anna passe et repasse sa raclette, effaçant les moindres signes, les incrustations, les coulures, c’est aussi la page blanche sur laquelle sa fille écrit, en greffière assidue, retraçant un palimpseste d’images refoulées. « Il m’arrivait parfois d’être happée par des scènes, des images, raconte Clara Breteau dans un entretien passionnant qu’elle a accordé à Johan Faerber pour la revue Collatéral, quelque chose de l’Algérie cherchait à apparaître en surimpression à travers elles. C’était comme un moteur psychique qui s’allumait de temps en temps et me jouait des tours, venant remplacer une image par une autre, une sensation par une autre. J’appelais ça des “lapsus de la perception”. »
« Son métier de laveur de carreaux, sa double vie, dit-elle encore, étaient révélatrices et emblématiques de la condition coloniale. J’ai cessé de les considérer comme des bizarreries, des exceptions, et j’ai compris qu’elles contribuaient à éclairer des aspects importants de ce que Karima Lazali appelle “le trauma colonial”. C’est cela avant tout que j’ai eu le projet de restituer dans ce livre : non pas seulement la figure de mon père mais ce à quoi peut ressembler de manière très concrète, contemporaine, le trauma colonial, ce qu’il continue de faire aux psychés, aux vies, aux familles qu’il traverse. […] Dans le livre, explique plus loin Clara Breteau, cela se manifeste par toutes ces traces et ces indices non verbaux que je tente de faire exister, les signaux des feux de circulation, les traces d’insectes, les cheveux, les pollens de platanes, les rayures de clefs. »
Le personnage d’Anna, souligne l’autrice, « est une porte d’entrée pour pouvoir retrouver la sensation de la “foule” algérienne – la tribu de [son] père, son pays, tous ceux que la colonie et l’état civil ont englouti » ; quelque chose de l’Algérie cherchait à apparaître en surimpression à travers elle…
« Ce qui fonde l’indéniable force narrative de ce récit, écrit Johan Faerber dans l’entretien cité plus haut, est à l’évidence l’image centrale de la vitrine. De fait, l’avenue de verre ne propose pas seulement d’être un fil biographique mais offre à la narration son dispositif à la fois dramatique et poétique : la vitrine devient l’écran de projection du passé où “transparentes, les vitres produisaient des images.” »
« “L’avenue de verre” qui donne son titre au livre ne raconte pas d’histoires, et surtout pas ce roman familial qui envahit les librairies, sous le prétexte que chacun a une histoire, qu’il doit communiquer, comme un capital narratif à faire fructifier. Car son histoire, le laveur de carreaux l’avait laissée en Algérie, il avait passé sa vie à en effacer les épisodes, à en gommer les arêtes vives, à repousser son passé dans le coin des vitrines… Le chaos colonial n’avait-t-il pas contribué, se demande Anna, à forger en chaque Algérien cet idéal de fugacité, de transparence qu’Ulysse dans L’Odyssée avait inauguré en se rebaptisant “Personne” ? Retournant le stigmate, ils avaient fait de la capacité à se camoufler une force de survie. Pour échapper au danger, comme tant de gens avant lui, son père avait appris sur l’avenue de verre à devenir personne. »
Tant de romans familiaux s’emploient à retracer des parcours historiques, à recueillir des témoignages fiables, à établir des liens de sang au sein des familles. L’enquête de Clara Breteau tourne le dos à ces entreprises généalogiques. Elle est sémiologique plutôt que narrative et archéologique plutôt que sociologique. C’est une fiction non narrative a contrario de la « narrative non fiction » tant prisée des journalistes et des éditeurs, mais ce n’est pas l’autrice qui invente des fictions, c’est le peuple dont elle parle qui se met à fabuler en elle, visages et paysages, dunes et rochers, montagnes et déserts, c’est le réel enfoui qui les produit ; elle s’emploie à rechercher des sources émotionnelles, elle se branche sur des couches de mémoire ensevelies, elle interroge l’inconscient gestuel d’une disparition.
« C’est pour cela aussi que je tiens au fait de désigner ce texte comme un roman et comme une fiction, car ce qu’il abrite est éminemment de la fiction. Ce n’est pas une fiction de mon propre fait : dans cette histoire, c’est la colonisation qui est la puissance fictionnalisante. Par ses réécritures permanentes, par sa force destructrice, le monde colonial ouvre tellement de trous chez les gens, dans leurs histoires, leurs habitats, leurs archives, qu’on n’arrive plus à distinguer le vrai du faux, le fait du trauma, le corps de l’esprit, la grande Histoire de la petite histoire. » « Le rôle de la fiction, écrivait Deleuze, c’est d’inventer un peuple qui manque. »
Clara Breteau, L’Avenue de verre, Le Seuil, coll. « Cadre rouge », janvier 2025.