Littérature

Une maison de guingois – sur La Maison du magicien d’Emanuele Trevi

critique

Le nouveau livre d’Emanuele Trevi, La Maison du magicien, déçoit après des ouvrages réussis comme Deux vies, sans être complétement inintéressant. C’est au lecteur de puiser librement dans cette maison de papier un peu de guingois, en feuilletant certains passages pour s’en tenir à ce qui fait le talent de l’écrivain : convoquer quelques morts aimés afin d’en saisir l’arrière-boutique grâce à de géniales intuitions.

«Feuilleter, abandonner, sauter du coq à l’âne », c’est ainsi qu’Emanuele Trevi définit son métier de critique littéraire. Il oppose sa méthode de lecture, superficielle en apparence, à celle de son père, beaucoup plus systématique. Sa bibliothèque, dit-il, était si scrupuleusement rangée que lui, son fils, n’osait toucher les livres du « magicien », cet homme qu’il admirait, psychanalyste jungien, « guérisseur d’âme ». La Maison du magicien est le portrait de ce père, portrait aimant, mais inégal, plein de creux et de bosses. Nous qui sommes également critique, nous serons donc, comme Psyché, condamnée par Vénus à trier un amas de graines dont toutes n’ont pas la même qualité.

publicité

Aux lecteurs et lectrices de langue française, rappelons que l’auteur est, en effet, un critique littéraire italien, plus exactement romain, qui a de nombreux ouvrages derrière lui, dont beaucoup ont été traduits en français et publiés par Actes Sud, puis par Philippe Rey. Curieusement, la rubrique « Du même auteur » ne figure ni au début ni à la fin de La Maison du magicien. Peut-être est-ce un simple oubli, l’édition est un métier humain et artisanal, mais c’est dommage. Les écrivains sont, eux aussi, faillibles, et les ouvrages précédents d’Emanuele Trevi ont une richesse et une sagacité que n’a pas celui-ci. Il eût été plus juste, et instructif, de les mentionner. Songes et fables et Deux vies sont deux essais-portraits qui évoquent des amis disparus de l’auteur, tous artistes ou écrivains, hommes et femmes, et pénètrent au cœur de ce que peut et de ce que fait la littérature, ou l’art, avec une brûlante acuité.

La Maison du magicien a abandonné les amis pour leur préférer un père mort depuis dix ans quand l’auteur se met à écrire.

L’ouvrage commence par un brillant prologue qui met en scène le fils, la mère et cet homme, célèbre en Italie, dont l’épouse acceptait l’originalité et le besoin d’isolement avec un mantra qui sert de liant à l’ensemble du livre : « tu sais comment il est ». La formule, répétée au fil du texte, structure l’ouvrage en y introduisant de l’humour. Elle évoque aussi une certaine génération et un certain type de rapports entre hommes et femmes, celles-ci se mettant en retrait pour ne point faire d’ombre à leur époux. Le fils le signifie en citant l’anthropologue péruvien Carlos Castaneda, qu’il reprend sur un ton amusé : « Elle était persuadée, écrit-il, qu’“un homme va au savoir comme il part pour la guerre.” »

Emanuele Trevi est loin des grilles de lecture qui font l’air de notre temps. Ses portraits font abstraction des notions de ce début de XXIe siècle et tâchent de saisir ce qu’il nomme l’âme, l’essence d’une personnalité, « l’arrière-boutique », dit-il encore. Ce faisant, il redonne vie à une image empruntée aux Essais de Montaigne, au chapitre intitulé « De la solitude » : « Il se faut réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude. »

L’aptitude de Trevi à analyser et sonder la sensibilité humaine semble se retourner tantôt contre lui, tantôt contre son récit.

La définition sied parfaitement à Mario Trevi, un homme qui possédait son propre appartement, un espace qui était à la fois son bureau, son musée privé, son cabinet de lecture et de méditation, l’antre d’un homme qui ne pouvait envisager de soigner ses semblables sans un isolement salutaire. C’est d’ailleurs la vente de cette tanière qui déclenche l’« action » et donne de l’élan narratif à La Maison du magicien. Ne trouvant pas preneur en raison de sa vétusté et de l’accumulation d’objets et de fantômes, l’appartement échoue très naturellement entre les mains d’Emanuele Trevi. Nous sommes au quart, au tiers du récit. Le fils s’installe dans ce lieu chargé ; l’auteur, lui, se détourne du motif central de son récit, le portrait de ce très attachant paternel.

Certes, quelques maigres éléments biographiques classiques sur ce dernier ont été glissés – son internement dans un camp de concentration calabrais, la misère noire qu’il connut après la guerre –, mais ils laissent sur sa faim le lecteur, peu importe que l’histoire d’une vie ne soit pas ce que Trevi entend retracer.

L’originalité séduisante de ce géniteur a aussi été entrevue, lui qui prenait par la main son très jeune fils et l’emmenait à la Biennale de Venise bien avant que celle-ci ne prenne une dimension globalisée. L’épisode est l’occasion des pages les plus cocasses du livre, qu’il s’agisse de la mère qui a peur que son fils se perde dans le labyrinthe vénitien ou des théories saugrenues nées de l’esprit d’un professeur Tournesol à la fois curieux et sage, loufoque et étrangement pénétrant.

Hélas, plus le récit avance, plus il arrive qu’il patine et se perde dans des digressions superfétatoires. L’aptitude de Trevi à analyser et sonder la sensibilité humaine semble se retourner tantôt contre lui, tantôt contre son récit. Sa colère, qui, dans ses livres précédents, était un adjuvant et un gage de liberté, rate parfois ses cibles. Il nous faut avouer, par exemple, que nous avons tiqué en découvrant la caractérisation du quartier résidentiel de l’appartement : quelques lignes attribuant le progrès et le socialisme aux beaux quartiers, et « le Duce, le cul, les tripes » au « peuple de plus en plus facho ». La partition, très grossière, mériterait des remarques plus pertinentes, plus nuancées et plus amènes pour il popolo, à qui il est trop facile d’attribuer toutes les tares.

Quant à la dynamique du texte, page 84, l’écrivain mentionne un grand romancier (Henry James) évoquant « le bond de la bête » pour dire qu’une histoire, quelle que soit sa nature, a besoin « de l’irruption subite d’un événement, d’une présence ». Trevi traduit en parlant de « forme », de « vie », et il a raison. Malheureusement, c’est là que le bât blesse dans La Maison du magicien car ni la présence de La Dégénérée, ni celle de La Visiteuse ne permettent au récit d’emporter l’assentiment et de cristalliser l’histoire. La première est une femme péruvienne que l’écrivain a embauchée pour faire le ménage chez lui ; la seconde, une amie de celle-ci, une très gironde péripatéticienne dans les bras de laquelle notre narrateur se fond.

Il est vrai que ces deux personnages animent le récit et le colorent de teintes vives. Ils lui apportent de la légèreté et de la drôlerie. Ils évitent que le portrait ne devienne hagiographique ou aveugle, mais ils diluent l’histoire et sont faiblement comiques. Ni La Dégénérée, ni La Visiteuse ne sont de vrais contrepoints, des êtres suffisamment grotesques pour « augmenter » le récit, lui apporter une dimension inattendue.

« Feuilleter, abandonner, sauter du coq à l’âne », disait le critique. Le lecteur est, à son image, libre de puiser dans cette maison de papier un peu de guingois. Il peut y trouver du plaisir ou passer et sauter et s’en tenir à ce qui fait le talent d’Emanuele Trevi : convoquer quelques morts choisis et aimés pour essayer de saisir l’unicité de chacun tout en agrandissant ou en approfondissant le champ au fil d’intuitions souvent surprenantes, voire, ici et là, géniales.

Emanuele Trevi, La Maison du magicien (2023), traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Philippe Rey, janvier 2025.


Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice

Rayonnages

LivresLittérature