Un siphon, les petites marionnettes – sur La vie sociale de Jérôme Orsoni
Le narrateur file un mauvais coton hétéronormé, pas très déconstruit, plutôt du côté prédation : « Elle, je crois qu’elle attendait que j’essaie de l’embrasser. » Heureusement ce baiser volé rate car « je ne sais pas si c’est à cause de l’alcool ou de sa bêtise, mais c’est à ce moment-là que j’ai vomi sur son chemisier rouge ». Sympa. Manquerait plus qu’elle « prétend[e] par la suite que j’avais tenté de l’agresser sexuellement, ce qui n’est évidemment pas le cas ». Théoriquement, à cette phrase, on referme le livre et on le jette.

Une prise de conscience est cependant possible, on sent que ça peut se soigner car, un peu plus tôt, le narrateur s’est rendu compte qu’il était « un sale type » : « Tu es un sale type, me suis-je dit, l’incarnation du désir qui anéantit l’humanité. Et puis je me suis repris : Non, tu étais un sale type. » En l’occurrence, un photographe qui en a marre de vampiriser ses modèles féminins et qui veut arrêter.
L’honnêteté critique obliger à avouer que cette remise en cause post #metoo n’est pas le sujet du récit. Le narrateur de La vie sociale vient plutôt d’avant, du pays de Beckett et de Blanchot, où l’inadéquation du désir fait partie d’une bouillie globale, d’une inadaptation généralisée : littérature de l’inconvénient d’être né et du Weltschmerz se demandant ce qu’on fout là. Assez vite, il délaisse « Paris, capitale de la fin du monde » (rires benjaminiens dans la salle) pour mener une « histoire de la forêt », la même forêt sans doute que Lenz traversait dans la nouvelle de Büchner, celle de la folie du roi Marc, de Hansel et Gretel et du Grand Meaulnes, forêt où l’on n’est pas sûr que son cas va vraiment s’arranger – il va plutôt s’épaissir dans une sorte de lucidité extrême qui caractérise les états mélancoliques. Si l’on remplace les synapses par des branchages, est-ce que ça va mieux (oui, à condition de poser des oiseaux dessus, ou des notes de musique) ?
Le mal du narrateur vient de plus loin, dès le début en quelque sorte : « Non mourir ce n’est peut-être pas si grave (…). Tout fuit, et il ne reste pour soi-même qu’à s’enfuir. C’est ce que je suppose, en effet : ajouter la fuite à la fuite ». Ressortant les notes qu’on avait prises pour Le feu est la flamme du feu (Actes Sud, 2017), on y lit que le narrateur de ce récit « s’exhorta[i]t à être, comme son ombre, en avance sur lui-même ». Une sorte de claudication mutante, qu’on retrouverait ici, une dissociation, une ombre qui a perdu son homme et « le temps de le dire, le temps qu’on prévoyait passer a déjà passé, et ainsi de suite ». Notre héros s’accuse de « végéter » : que faire de sa vie sinon ne pas mourir (et éviter de tuer quelqu’un) ?
Se tourner vers autrui est difficile ; on se croirait chez Lucrèce et son déluge d’atomes qui ne sont jamais crochus : « Je ne vois plus tellement de monde parce que j’ai beau chercher l’humanité dans les gens, je ne la trouve pas, je trouve les gens eux-mêmes dans les gens et ce n’est pas beau à voir ». Comme dirait votre nièce de quinze ans, c’est un « hater ». Ce dégoût de l’humanité est peut-être de première main, fondé sur un examen attentif de soi-même. « L’époque, se demande le narrateur, n’est-elle déjà plus la mienne ou ne l’est-elle pas encore ? ». Sans doute aussi se pose-t-il trop de questions : « C’est peut-être à cause de toutes ces questions que j’ai fini par être seul, tout seul » – les philosophes ennuient les gens.
En remède, une vie d’ermite semble donc tout indiquée, car c’est dans l’isolement qu’on peut « supprimer » la solitude, par disparition du comparatif, dans l’absence de différentiel : « Le paradoxe, c’est que tu ressens la solitude par soustraction, en quelque sorte ; tu te sens seul dans la mesure où il y a des gens autour de toi ». Supprimer la solitude, ce n’est pas trouver de la compagnie (ou alors au sens blanchotien de « celui qui ne m’accompagnait pas »), c’est simplement la rendre impossible. Il faut donc quitter la capitale de la fin du monde qui est un endroit où l’on a toujours « l’impression de n’être nulle part » pour demeurer quelque part.
Notre narrateur va se retrouver dans une cabane prêtée par un ami, Paul Morrison – celui qui l’a présenté à la femme sur laquelle il a vomi. « Les cabanes sont à la mode » note Orsoni à l’ouverture d’Habitacles (Abrüpt, 2020). Tant pis, elles sont aussi un motif romantique. Celle-ci est onirique, au milieu d’une forêt à l’orée de laquelle le personnage a dû tout abandonner : clés de voiture, téléphone, clés du domicile. L’ami Paul – qui jusque-là avait l’air plutôt normal – a pris langue avec l’épicière du coin, Madame Lenoir, a payé la nourriture, les frais de livraison (car la cabane est au bout d’un raidillon). Le narrateur n’a qu’à se laisser faire, même s’il s’est demandé au tout début de son récit : « Tu connais l’histoire de la pierre qu’on jette et qui croit que c’est elle qui veut se mouvoir ? ». Car il se parle tout seul, ou bien à son double (Jérôme Orsini, qui signe le chapitre final ?), ce n’est pas clair.
Malgré le sentiment d’enfermement du personnage, petit à petit, la réclusion fait place à une forme d’odyssée, sirènes incluses.
Dans Celui qui ne m’accompagnait pas (1953) de Maurice Blanchot, le narrateur se tient à une distance infinie de celui qu’il appelle son « compagnon », distance qui est aussi une attraction. Il retrouve aussi une chambre qu’il compare à une « guérite ». Il y a là une table et un divan. Comme il a lui aussi des problèmes de double, il ne dit pas « un peu après, j’allai m’asseoir à la table » en toute logique, mais « je vins m’asseoir à la table », comme s’il s’y trouvait déjà. Le narrateur d’Orsoni est un peu plus indocile, puisque, dans la cabane de Paul, il trouve deux chaises et s’en émeut : « Comment être vraiment seul dans une cabane, s’il s’y trouve une deuxième chaise ? ». Va-t-il en faire du petit bois pour la cheminée, ou bien va-t-il souscrire à l’hypothèse blanchotienne suivante : « À mesure que j’avançais dans cette petite chambre (…) c’est l’espace qui s’ouvrait, un espace sans limite, un jour sans entrave, libre » ?
Oui sans doute car, malgré le sentiment d’enfermement du personnage, petit à petit, la réclusion fait place à une forme d’odyssée, sirènes incluses. Mais laissons leur chant en suspens pour l’instant. Nous, les critiques, avons parfois des dédicaces des auteurs. Il se trouve que sur notre exemplaire, Jérôme Orsoni a indiqué au stylo-bille : « suivez le chemin ». On pense mollement à la cabane de Heidegger qui ne mène nulle part quand, soudain, on se rappelle que le signe « tao » se note avec une tête et deux pieds, soit un bonhomme qui marche, et qu’il veut dire tout à la fois « chemin » et « expliquer » mais aussi « chaos ». Ne serait-ce pas ce qu’Orsoni nous souffle, avec ce « suivez le chemin » en dédicace d’un livre dont le narrateur pense dès la deuxième page « deviens le fleuve de l’existence, coule ou bien fout le camp » ?
Cet écoulement perpétuel trouve dans le récit une application narrative, qui est décrite page 49 : « Je compris que, chaque fois que j’essayais de saisir pour moi-même, dans ma langue maternelle, l’environnement dans lequel je me trouvais, celui-ci se modifiait, changeait de forme, certes, mais de consistance, aussi ». Au fur et à mesure que le narrateur s’enfonce dans la forêt de son esprit, le réalisme se liquéfie, la femme désirée se dédouble, un piano se fait entendre que personne ne joue dans une « maison de béton » qui abrite une « bête » : « Quand la bête respirait tout à l’heure, je n’aurais pas pu dire avec précision d’où venait le son alors qu’elle était là, devant moi, et la raison en était bien évidemment l’écho produit par la maison, la nature échologique de la maison, voire son antinature. »
Les aventures « échologiques » du narrateur sont expliquées ou prédites un peu en amont, dans un mémoire de l’ami Paul Morrison, intitulé « La barbe de John Cage », qui s’insère entre les pages 63 et 92 de La vie sociale. On sait que Jérôme Orsoni est musicien, qu’il a écrit sur Steve Reich et traduit entre autres Morton Feldman et John Cage. De celui-ci, par exemple, il a traduit une interview à propos de Marcel Duchamp intitulée Rire et se taire (Allia, 2014), qui contient plusieurs explications de John Cage à propos du zen : « Dans le zen, l’étudiant se présente devant le professeur, il lui pose une question, n’obtient aucune réponse. Il la lui pose une deuxième fois et une troisième fois, mais pas de réponse. Finalement, il s’en va ailleurs dans la même forêt, il se construit une maison, et trois ans plus tard, il retourne en courant vers le professeur et lui dit : “Merci” ».
Le mémoire de Paul contient de brillants éclats philosophiques, mêlant tout à la fois le Walden de Henry David Thoreau, des réflexions pragmatiques sur l’expérience esthétique, la cabane que Ludwig Wittgenstein s’était fait construire à Skjolden, en Norvège, et le fait que, selon le philosophe britannique, « on ne peut connaître que des propositions qui n’ont aucun rapport avec le monde ». Mais surtout, une expérience de John Cage expliquant que, dans le silence de ce qu’on appelle une chambre anéchoïque, il y a encore des sons, que « le silence est assourdissant » et dont Paul déduit cet enseignement zen : « celui qui fait l’expérience comprend qu’il n’a jamais existé » et qu’« il n’y a plus de raisons d’avoir peur ». Ou encore, en suivant Henry David Thoreau : « Le poème de la création est ininterrompu ».
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Sous son aspect abstrait mais aussi fantastique, La vie sociale peut donc avoir la fonction « thérapeutique » qu’on cherche à la littérature du moment, être un livre de transformations à défaut de solutions (comme le Yi Jing), un livre pour « apprendre à vivre. Pas à mourir. On n’a pas besoin d’apprendre à mourir. Ça vient, c’est tout ». Jérôme Orsoni a mis en contexte l’écriture et la parution de son livre sur le site de Bakélite éditions, mais aussi dans ses Cahiers fantômes en ligne, où il tient un journal depuis 2017, journal qui contient aussi des fragments de fictions. Il a retenu ce conseil du philosophe Jean-Pierre Cometti, qui lui aurait dit : « Vous savez, il ne faut pas être aigri, Jérôme ». A ce titre, La vie sociale s’adresse à tous ceux qui en sont fatigués, et aux quelques rares personnes qui ont encore le sentiment d’avoir raté – vilains peine-à-jouir du capitalo-fascisme qui n’ont pas compris que tout est (enfin) accompli.
Jérôme Orsoni, La vie sociale, Bakélite éditions, janvier 2025.