Art contemporain

Changer de peau – sur « Nicola L. Chelsea Girl » au FRAC Bretagne

Historienne de l’art

L’exposition consacrée à Nicola L. au FRAC Bretagne révèle un parcours biographique et une œuvre insaisissables. Elle fait la part belle aux pénétrables, qui ont fait la renommée de l’artiste dans le monde anglo-saxon : manipulables et interactifs, ils montrent le refus d’une certaine fixité. À l’image de Nicola L., qui disait en 2010 être constamment « dans le mauvais pays, la mauvaise langue, le mauvais corps ».

En apparence, tout dans ce film en Super 8 respire l’insouciance et une certaine idée de la « libération sexuelle » des années 1970 : une femme à la chevelure peroxydée, sourire carnassier et décolleté outrancier, erre dans une ville balnéaire. Devant la terrasse d’un bar, elle passe de table en table, à la recherche d’un amant d’un soir, minaudant au maximum. Mi-provocatrice, mi-cabotine, elle s’approche d’un jeune homme brun : « Would you fuck tonight ? ». Et lui de répondre calmement : « No ». Elle, plutôt envahissante : « Why ? ». Et lui à nouveau : « I don’t like to fuck ». Les deux sourient à pleines dents.

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La scène est tournée en plein franquisme à Ibiza par l’artiste Nicola L., qui connaît bien les lieux et leurs ambiguïtés. Ce qui paraît à première vue être le sympathique portrait filmé d’une riche Américaine fantasque en quête d’émancipation sexuelle se révèle être plus équivoque : derrière le vernis, l’autoritarisme et l’inquiétude guettent. L’air constamment à côté des choses, concentrée sur un désir dont l’accomplissement n’arrive jamais, l’héroïne de Here she is (1975) pourrait être un parfait point d’entrée pour l’exposition rétrospective de l’artiste Nicola L. (1932-2018) : même enrobée de skaï, de fourrure synthétique ou de PVC luisant de kitsch, la lucidité transparaît.

Mais reprenons depuis le début : Nicola L. a beau être française, elle demeure mal connue dans son pays d’origine. Après avoir fait ses études aux Beaux-arts de Paris, elle développe dans les années 1960 un travail essentiellement sculptural et performatif ; après une décennie d’allers-retours entre la France et d’autres lieux (notamment Ibiza), elle s’installe à New York à la fin des années 1970, et demeure aux États-Unis jusqu’à son décès. Il est possible d’affirmer sans trop de mal que jusqu’à la fin des années 2010, elle est en France une artiste relativement confidentielle : c’est très certainement sa nomination au prix AWARE en 2018 (par Étienne Bernard, directeur actuel du FRAC Bretagne), puis, la présentation de ses œuvres dans l’importante exposition « Les Amazones du pop », au Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain de Nice (MAMAC) en 2020 (dont la co-commissaire était Géraldine Gourbe, commissaire de cette rétrospective), qui a changé la donne. Cette exposition, présentée en quatre volets, entre 2024 et 2026, qui est accompagnée d’un catalogue, a été préalablement montée au Camden Art Centre (Londres), et sera par la suite montrée à la Kunsthalle de Vienne et au Museion (Bolzano).

À Rennes, la rétrospective insiste sur différents aspects du travail de Nicola L., pour certains développés depuis les débuts de sa trajectoire artistique. Sont ainsi exposés un certain nombre de pénétrables, des œuvres pensées à partir du milieu des années 1960, lorsqu’elle abandonne la peinture au profit de formes hybrides : peintures sur châssis dotées de manchons, de capuchons et parfois d’excroissances pour les jambes, afin que l’on puisse véritablement fusionner avec le support. Soixante ans après les premiers pénétrables, ceux-ci apparaissent d’emblée comme des reliques, désormais accrochés sur les murs de l’espace d’exposition, vestiges d’un désir accru de tactilité.

Les objets fonctionnels, que l’artiste réalise dès la fin de la décennie qui a vu naître les pénétrables, sont eux aussi à l’origine destinés à la manipulation : sur les photographies d’archives, on aperçoit des invité·es se vautrer sur des pieds rembourrés géants en vinyle noir, blanc ou vert pomme, voués à être utilisés comme canapés, aujourd’hui devenus, dans un contexte institutionnel, des sculptures à distance de nos corps. On ne s’étonne pas non plus de la voir imaginer des performances collectives au tournant des années 1970, notamment avec son célèbre Red Coat (1969), une sorte de manteau géant accueillant en son sein jusqu’à onze personnes : dans cette robe commune, chacun·e est doté d’un haut de corps individuel, de manchons cousus aux extrémités et d’une capuche, tandis que la structure oblige les participant·es à se mouvoir ensemble ou à demeurer immobiles.

Au premier abord, le vocabulaire de Nicola L., avec ses formes aux contours courbes, son goût pour la mollesse, ses couleurs vives, son intérêt pour la participation du public, son insistance à figurer un corps morcelé et fétichisé – la lampe-table, la femme-commode, la table-pied, etc. – repose sur un héritage assez identifiable. On pense au surréalisme tendance sérieusement dalinienne – montres molles comprises –, le tout dans un contexte semi-pop (version Wesselmann) et semi-hippie (version embrumée dans les relents du flower power à Ibiza). D’autres références contemporaines de l’artiste viennent immédiatement à l’esprit : les happenings à pois de Yayoi Kusama, les fragments corporels en résine d’Alina Szapocznikow, les sculptures manipulables en tissu de Franz Erhard Walther, qu’elle n’a visiblement pas connus. Mais à l’instar de beaucoup d’artistes de sa génération, il faut dépasser le caractère séduisant de ses œuvres, pour en débusquer les aspects les plus sombres.

À Rennes est ainsi présentée une reconstitution d’une imposante installation de Nicola L., La chambre en fourrure (1970) : comme la décrit l’artiste elle-même, la pièce est constituée de « peaux vides en fourrure que l’on [peut] pénétrer, habiter ». Sur les murs, au sol comme au plafond, ces dépouilles en fourrure synthétique violet électrique sont parfaitement pénétrables, surtout depuis l’extérieur où l’on peut s’y glisser. Alors, lorsqu’on est soi-même à l’intérieur, on voit des corps se dessiner, des bras tenter de nous étreindre, des jambes osant de maladroits coups de pieds. Lors de ma visite au FRAC, les journalistes présent·es dans les lieux avec moi avaient l’air particulièrement enjoué à l’idée d’ôter leurs chaussures, et de batifoler en chaussettes à l’intérieur de La chambre en fourrure, dont l’entrée en forme ovale masque à peine la dimension érotique de l’installation de Nicola L.

On pouvait imaginer qu’après quelques frustrations face aux objets fonctionnels devenus parfaitement anti-fonctionnels, l’enthousiasme de l’interactivité serait à son comble. Pourtant, après quelques secondes d’amusement à enfiler ses bras dans les manchons, à plonger son visage dans les capuches, à tenter de jouer à « qui attrape qui », le malaise gagne mes confrères et consœurs. Les peaux ressemblent à des combinaisons contre les radiations ou à des masques à gaz, on y respire mal, on se découvre pataud·e ou engoncé·e. Quant à l’espace central, où des corps inconnus s’évertuent à palper tout ce qui passe devant eux, il semble être le terrain louche d’une prédation qui ne dit pas son nom.

Un questionnement subtil sur l’instrumentalisation du corps des femmes dans l’histoire des représentations.

Plus loin dans l’exposition, une autre œuvre de Nicola L. pourrait être la réponse, plus incisive, aux questions suscitées par La chambre en fourrure. Il s’agit d’une des sculptures les plus célèbres de l’artiste, Little TV Woman: I Am The Last Woman Object (1969). Appartenant à la large catégorie des objets fonctionnels, l’œuvre se présente comme une petite armoire domestique recouverte de vinyle, à la forme d’ensemble clairement phallique mais figurant un corps féminin nu assis en tailleur. Transformée en meuble de télévision, la TV Woman a pour placards ses seins et son sexe, que l’on manipulait notamment en tirant – on imagine volontiers un peu fortement – sur les tétons ou le bas-ventre.

Femme-poupée sans visage, mais dotée d’une chevelure et d’une toison pubienne en fourrure acrylique, celle-ci répète en boucle, à l’aide d’un haut-parleur situé dans une bouche définitivement ouverte, les mots qui passent à intervalles réguliers sur un moniteur placé à l’endroit de son ventre. Prononcés en français par Nicola L., avec une voix qui oscille entre le murmure érotique et l’assertion puissante, ils sont plus qu’éloquents : « Je suis la dernière femme-objet. Vous pouvez prendre ma bouche, toucher mes seins, caresser mon ventre, mon sexe. Mais je vous le répète, c’est la dernière fois. » Et encore une fois, répète-t-elle en vain, c’est donc la dernière fois, m’entendez-vous. Avant la suivante, bien entendu. Bien que Nicola L. n’ait semble-t-il pas été proche de cercles féministes – malgré son amitié durable avec Carolee Schneemann –, l’œuvre n’en demeure pas moins une incarnation éminemment remarquable d’un questionnement subtil sur l’instrumentalisation du corps des femmes dans l’histoire des représentations.

En ce sens, l’usage du fragment, chez Nicola L., peut sembler d’emblée essentiellement ludique : on s’imagine aisément se vautrer joyeusement entre les bras, les jambes, le sexe du Canapé Homme Géant (1970), tout comme on s’amuse de découvrir l’étonnante Histoire morale des hommes pieds et des femmes mains et de leur rencontre avec les femmes fesses et les hommes escargots (1970), une série d’une vingtaine de dessins engageant de fantasmatiques êtres cybernétiques. L’œuvre de Nicola L. possède une part d’humour indéniable, de fantaisie, ce qui ne l’empêche nullement de porter en lui une certaine gravité. Que la forme de l’escargot, et par extension celle de la spirale, la hante au fil des années n’étonne guère : son travail est fait de circonvolutions, d’ambivalences, de doubles sens. Les chemins de traverse qu’elle emprunte – la création des objets fonctionnels, à rebours de tout fantasme d’autonomie de l’art, en est un parmi d’autres – auraient de quoi la faire entrer dans un grand récit, qui pourrait faire d’elle une nouvelle icône de son temps. Mais même cette perspective semble impossible, tant elle y échappe constamment, et glisse comme une anguille entre les cases où l’on pourrait désirer l’enfermer.

Au terme de l’exposition, difficile d’embrasser pleinement la trajectoire de Nicola L., malgré les efforts louables de la commissaire de circonscrire son entourage artistique et amical afin de mieux contextualiser son travail – et ce, notamment avec des œuvres de Carolee Schneemann, Claes Oldenburg, Marta Minujín ou Mark Brusse. Peut-être manque-t-on un peu d’archives, qui auraient pu permettre de cerner davantage les aspirations de l’artiste. Le catalogue remédie en partie à cette frustration, en présentant de nombreuses photographies d’archives, notamment des performances, mais aussi en citant de larges extraits de ses écrits. Le Plongeon, texte autobiographique rédigé par Nicola L. au tournant des années 2010, éclaire d’une lumière sombre ses recherches, en s’ouvrant par cette confidence : « J’ai l’impression d’être au mauvais endroit, dans le mauvais pays, la mauvaise langue, le mauvais corps, le mauvais esprit, le mauvais âge et je dois trouver une voie de sortie… ». Quelques années auparavant, en 2007, elle rédigeait un texte simplement intitulé « Non ! », dans lequel elle levait le voile sur la dimension politique de son travail, dénonçant les artistes refusant d’être touchés par « les horreurs des naufragés de l’immigration venant de pays où l’on a faim, la planète qui se réchauffe rapidement », et se sentant « protégé[s] par une peau très épaisse d’égocentrisme ».

En 1970, dans un entretien avec le journaliste Jean-Pierre Tieghem à propos de La chambre en fourrure, elle concluait par : « La peau… la peau des choses. […] Tout a une peau. C’est la vie ». Il est possible que Nicola L., dans « le mauvais corps », ait trouvé un moyen de changer constamment de peau, sans nous laisser l’opportunité de l’agripper au passage. Il faut pour cela s’approcher de certains pénétrables, pour en observer plus attentivement les visages : plus que des masques, ceux-ci ressemblent bien à des mues, avec leurs yeux et leurs bouches paraissant couturés. Où se cache donc Nicola L. ? Loin d’y répondre, l’exposition demeure comme un bien salutaire point d’interrogation : le doute reste permis.

« Nicola L. Chelsea Girl » au FRAC Bretagne, à Rennes, du 31 janvier 2025 au 18 mai 2025.


Camille Paulhan

Historienne de l’art, Professeure à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Lyon

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