Soi-même comme un autre ? – sur « L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux »
Comment exposer l’intime ? La question soulève un paradoxe, l’intime définissant le plus profond de soi, là où une ex-position consiste à « poser en dehors ». Dans un extrait des Confessions devenu fameux, Saint-Augustin s’adresse ainsi à Dieu : « Mais toi, tu étais plus intime que l’intime de moi-même et plus élevé que les cimes de moi-même. » Sur le chemin vers son for intérieur, Augustin rencontre le divin, la transcendance dans les cimes de soi-même dont il n’existe, sinon par le Verbe, aucune représentation. On se demande ce qu’une exposition pourrait bien faire de cet intime-là…
Ce n’est donc pas l’intime au sens fort qu’on peut voir exposé au Musée des arts décoratifs jusqu’au 30 mars, mais plutôt l’intimité, le privé de chambres dont on découvre qu’elles sont bien souvent des antichambres du monde extérieur.
Intimité et civilisation
Si certains lieux intimes ont bien des fonctions propres, la plupart de ces lieux ne sont conçus qu’en relation à nos états dans la sphère publique. Avant tout, l’intime recueille ce qui est indigne d’être montré. La notion de civilisation, telle que l’a étudiée Norbert Elias, décrit ce processus de rejet de « l’animalité » des comportements humains dans des espaces circonscrits et soustraits au regard public. Le corps nu, les odeurs qu’il dégage, les déchets qu’il évacue n’ont plus de place en société dans le courant du XVIIe siècle. En choisissant le XVIIIe siècle pour terminus a quo, l’exposition du Musée des arts décoratifs décrit donc un monde déjà pétri par le processus de civilisation.
L’une des quatorze salles de l’exposition, consacrée aux lieux de commodités, traite ainsi de la séparation entre le propre et le sale. Comme pour questionner cette séparation en la montrant, l’installation de Judy Chicago Menstruation Bathroom from Womanhouse est convoquée. On y voit un amoncellement de protections hygiéniques usagées, une vision impossible qui brise le tabou si persistant du sang menstruel. Le panneau introductif de la salle rappelle très justement que c’est au XIXe que s’opéra une forme de retournement symbolique par lequel le sang menstruel acquit brutalement le statut de fluide interdit dans les lieux publics.
L’ouvrage d’Élias suppose une idée qui traverse toute l’exposition du Musée des arts décoratifs : l’intime est pleinement social. Assimilé à la sphère privée, l’intime se transforme progressivement à l’époque moderne de lieu du rebut et de la disgrâce du corps déféquant, meurtri, convalescent, au cabinet voué à la grâce du corps apprêté, moucheté, parfumé. L’exposition nous fait rejouer ce passage historique par une succession de salles consacrées aux toilettes, à la salle de bain, aux accessoires ou au mobilier mis au service de la beauté. Les parfums, les poudriers, les soins intimes apparaissent comme autant d’agréments préparant les rites publics de la conversation, de la galanterie, du dandysme.
L’intime derrière les murs
Rappelons qu’à l’orée du XIXe siècle, les protections juridiques des lieux privés ont été renforcées. Dans les années 1790, le caractère inviolable du domicile privé s’est trouvé inscrit dans la loi : les perquisitions sans mandat sont interdites en 1791, celles nocturnes le seront quatre ans plus tard. C’est à cette même période que la séparation entre domestique et extérieur, entre privé et public est devenue homologique à la séparation entre féminin et masculin.
En démarrant son parcours dans l’exposition par une salle consacrée aux rapports entre l’intime et les femmes, le visiteur se voit d’emblée confronté à cette idée. Ce caractère genré des sphères domestique et publique, au XIXe siècle, signale une rupture avec le monde des salons, ces lieux publics dans l’orbite de figures féminines dont Jürgen Habermas avait fait l’archéologie. L’après Révolution française sanctifia l’espace public comme espace du citoyen modèle, rejetant au domicile et aux marges les femmes, les petits conseils ouvriers et autres indésirables qui n’avaient pas la stature des censitaires. Jamais on ne poussa plus loin la logique d’exclusion de l’espace public, et, en conséquence, d’enfermement dans l’intimité domestique des sujets politiques perçus comme incomplets.
C’est d’un XIXe siècle qui avait rationalisé les espaces selon des critères de genre que les mouvements féministes nous ont aidé à sortir. On trouve dans l’exposition quelques pièces rappelant le rôle fondateur joué par ces luttes dans la publicisation des problèmes vécus par les femmes dans les intérieurs. Ce sont ces luttes qui ont élevé les questionnements de milliers de femmes de l’espace étriqué du domicile aux arènes publiques. La photographie Bona, Charlottesville de Zanele Muholi – peut-être l’une des plus belles pièces de l’exposition – surgit dès les premières salles comme une magnifique synthèse de ces luttes.
On y voit une femme noire, allongée nue sur un lit, dont le regard oblique est réfléchi par un miroir. L’image semble nous dire : que reste-t-il de toutes ces luttes ? Et l’on devine l’arrière-pensée du sujet photographié, de cette femme incapable de se contempler pleinement, de jouir, sur ce lit et dans cet intérieur, de la place qui lui serait pleinement dévolue. La riche collection de sex-toys, présentée dans la deuxième moitié de l’exposition, vient également souligner comment ces petits objets jouèrent un rôle symbolique dans des luttes pour le plaisir, pour la reconnaissance, pour l’individuation.
Il reste aujourd’hui de nombreuses raisons de porter un regard critique sur la notion d’intime, notion qui demeure un fort alibi pour dépolitiser certaines luttes. Parviendra-t-on par exemple à faire reconnaître l’inceste ou les violences intrafamiliales comme un problème public contre les discours considérant que la politique ne devrait pas se mêler de la sphère intime ?
Vendre son intimité
Au détour de plusieurs œuvres présentées dans l’exposition, on découvre également comment les modèles politiques conditionnent la distinction entre l’intime et le public et rendent possible leur interpénétration. À la stricte séparation des espaces sur laquelle la société du XVIIIe siècle fondait la propriété de soi et des biens a succédé un régime de publicisation des problèmes privés dans un XXe siècle où triomphe la démocratie libérale. Que devient, au XXIe siècle, la séparation entre l’intime et le public dans un contexte de numérisation des modes de vie tendant à faire tomber les murs ?
Le capitalisme cognitif, en donnant de plus en plus de valeur aux actifs immatériels, a déplacé la production de richesse. Dans une économie faisant de l’information et de la donnée sa ressource principale, l’usine perd sa centralité car d’autres espaces contribuent à la production de valeur. Plus généralement, les lieux de vie dans la société post-moderne sont de moins en moins différenciés : ils peuvent cumuler des fonctions récréatives, domestiques…. Et productives ! Les influenceurs, auxquels une salle entière de l’exposition est consacrée, sont des figures emblématiques de ce commerce de l’intimité.
On trouve comme une anticipation de cette réflexion dans la salle consacrée aux lits et au sommeil, où trône la photographie célèbre du bureau-lit de Hugh Hefner, le fondateur de Playboy. Celui-ci était connu pour avoir passé une grande partie de sa vie en pyjama, son propre lit faisant office de salle de réunion, de lieu de travail et de plaisir. Dans Pornotopie, Paul B. Preciado a bien décrit en quoi ce lit pouvait être considéré comme un laboratoire du capitalisme cognitif, préparant nos espaces intimes contemporains dans lesquels les tâches privées et publiques sont mélangées par le télétravail ou les réseaux sociaux.
L’intime précaire
Il existait déjà d’autres contextes, plus lointains, dans lesquels cette frontière entre vie privée et vie publique n’était pas si marquée : « si refermé sur son intimité que soit un foyer populaire, il ne faut pas oublier que la salle de séjour donne directement vers la rue » écrivait Richard Hoggart dans La Culture du pauvre. Dans le passage sur l’habitat et les quartiers populaires de Leeds, Hoggart décrit tout un jeu entre le dedans et le dehors, où la vie privée menace toujours d’être exposée aux gens de la ruelle, d’alimenter racontars et commérages. L’anecdote nous rappelle combien la valeur accordée à l’intime par les individus dépend de leur position dans les groupes sociaux, et, selon les jugements et représentations collectives, de la valeur de ce qu’ils ont à cacher.
L’exposition touche ce point de manière très juste dans son avant-dernière salle, lorsqu’il est question des rapports entre intimité et précarité. L’intime n’y devient plus seulement l’arrière-boutique des vies bourgeoises, mais le lieu où, face à soi-même, on prépare le face-à-face avec autrui. Les photographies de Richard Billingham, de Mathieu Pernot et de Jacqueline Salmon nous rappellent combien, pour garder la face dans les rites d’interaction, il faut pouvoir se tenir propre, pouvoir rassembler ses souvenirs quelque part dans le nid, le chez-soi, l’asile nécessaire où l’individu se recompose. Chez ceux, sans-domicile, à qui nul repos n’est promis, l’absence d’intimité se répercute dans le paradoxe d’une vie solitaire de lieux publics en lieux publics.
Journal intime, journal « extime »
La dernière salle de l’exposition confronte une œuvre de Thomas Hirschhorn avec des extraits de journaux intimes rédigés depuis le XIXe siècle. Pour prolonger encore la ligne directrice de cet article – l’intime est social – on ne résiste pas à l’envie d’opposer à ces témoignages la conception du journal « extime » que défendait Michel Tournier. Au fond, tout ce que l’on découvre sur soi, tous les états que nous traversons ne forment-ils pas comme un substrat de nos expériences publiques passées ? C’est ce que consigne le journal « extime » : une façon de parler de soi en parlant du monde. L’intime, antichambre du monde, en serait donc surtout la chambre d’écho.
Avant de quitter l’exposition, les visiteurs sont invités à signer un livre d’or et à se livrer comme à leur propre journal. Ma visite s’achève par la lecture émue d’un témoignage. Je découvre le texte d’une jeune étudiante confessant son manque de motivation, son sentiment d’être « une grosse merde » cloîtrée chez elle à jouer aux Sims en mangeant des nouilles instantanées quelques mois après le décès de son petit chat.
Saint-Augustin – l’inventeur du mot soliloque – racontait à un autre temps les cimes vers lesquelles l’intimité avec le divin le portait. Très certainement, cette jeune étudiante partageait combien, du haut des cimes de soi-même, l’angoisse de la vie extérieure a parfois la profondeur d’un gouffre.
« L’intime, de la chambre aux réseaux sociaux » au Musée des arts décoratifs, du 15 octobre 2024 au 30 mars 2025.