Une identification aux femmes – sur Le rêve d’un langage commun d’Adrienne Rich
En musant parmi les essais d’Adrienne Rich, on tombe sur cette réflexion de 1997 dans l’article « Arts of the possible » : « Quand la démocratie devient “libre entreprise”, et les droits individuels l’intérêt personnel du capital, il n’est pas étonnant que l’ensemble des politiques sociales nécessaires à l’égalité démocratique soit rejeté tel un tas de débris qu’on nomme alors “administration tentaculaire”[1] ». Bill Clinton est à l’époque président, mais on se dit que la remarque caractérise tout autant les délires de département de l’Efficacité gouvernementale (Department of Government Efficiency, DOGE) de Donald Trump.

Ce dernier ne fait certes que reprendre, en mode ubuesque, une vieille antienne capitaliste. Mais cela n’ôte rien à la lucidité et l’actualité de l’analyse d’Adrienne Rich. En 2005, sous George W. Bush, elle écrira que les États-Unis sont « culturellement sidérés et dystopiques » et parlera d’un régime politique cruel et « t/ruthless », c’est-à-dire à la fois « impitoyable » et « falsificateur ».
Le nom d’Adrienne Rich n’est pas familier chez nous et elle a été peu lue en français (sauf au Québec). Les deux traductrices et postfacières du Rêve d’un langage commun notent qu’elle subit un peu le même sort qu’Audre Lorde, à peine sortie de notre déni hexagonal depuis quelques années : comme ironisaient les artivistes des Guerilla Girls en 1988, un des avantages d’être une femme artiste est qu’on atteint la gloire vers 80 ans ou bien qu’on est redécouverte une fois morte. Adrienne Rich est pourtant une poète reconnue très tôt en son pays, couverte de prix, dont le prestigieux National Book Award en 1974, à égalité avec Allen Ginsberg cette année-là. Mais « elle ne l’accepte qu’à condition de le partager avec les poètes Audre Lorde et Alice Walker, au nom de toutes les femmes ». Shira Abramovich et Lénaïg Cariou nous offrent ici la première traduction intégrale d’un de ses recueils.
Le paragraphe d’Arts of the possible cité plus haut fait évidemment écho à un texte bien plus ancien (et bien plus célèbre) d’Adrienne Rich, intitulé « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne [2] » qui date de 1980, et qui a été rédigé à peu près en même temps que Le rêve d’un langage commun. Là, examinant les théories de Barbara Ehrenreich et Deirdre English, elle rappelait le « rôle que le capitalisme a eu besoin de faire jouer aux femmes dans la production et/ou la reproduction, faisant d’elles les consommatrices-victimes de divers traitements, thérapies et jugements normatifs variant selon les périodes ». Un cas particulier de subordination du droit individuel à l’impératif économique – et qui rejoint en outre « les fantasmes masculins sur les femmes et l’intérêt masculin à contrôler les femmes ».
Cette idée n’est pas cependant l’apport majeur de « La contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne ». Dans cet article, Adrienne Rich développe le concept de « continuum » lesbien, qui est en réalité un continuum féminin, puisqu’elle propose à toutes les femmes « de nous voir nous-mêmes comme entrant et sortant de ce continuum tout au long de nos vies, que nous nous pensions lesbiennes ou non ». La démonstration est assez éclatante : l’identité féminine, dans nos contrées patriarcales, n’est vécue et pensée que comme identification à l’homme. Tout se rapporte au masculin, à ses désirs, etc. au détriment des solidarités féminines. Nous vivons même dans un système qui permet de penser que « l’hétérosexualité sadique est plus “normale” que la sensualité entre femmes ».
De ce sadisme sexuel et politique, Adrienne Rich rappelle une liste impressionnante et toujours d’actualité : « négation de la sensualité maternelle et post–ménopausale », « viol conjugal », « ségrégation des femmes dans le marché du travail », « la haute couture, les codes de vêtements “féminins” ; le voile », « la définition des activités masculines comme ayant une valeur supérieure à celles des femmes dans toutes les sociétés, de telle façon que les valeurs culturelles deviennent l’incarnation de la subjectivité masculine », ce qui permet d’« étouffer » la créativité des femmes, etc.
Mieux encore, elle montre que le modèle imposé par les mouvements gay (masculins) des années 1970 n’a pas aidé, comme on pourrait le penser, la cause lesbienne mais a fait le jeu du patriarcat. On lira à ce sujet ses deux discours rassemblés dans Le sens de notre amour pour les femmes [3]. Elle explique dans le premier que l’homosexualité masculine ne propose rien aux femmes « qui ne soit ni un calque de l’homme, ni son opposé réifié ».
Et dans le second, elle proclame cet axiome : « En nous, c’est la lesbienne qui est créative, car la fille dévouée à son père, elle, n’est qu’une coquille vide ». La formule fit réagir le public, note-t-elle, même si « les femmes présentes l’avaient interprétée différemment à l’aune de leurs propres expériences ». La « lesbienne » ici ne s’entend pas (seulement) au sens sexuel. Elle signifie le « continuum », c’est-à-dire une indifférence à l’égard de l’hétérosexualité plutôt que des hommes pris individuellement, et surtout la tentative de créer un « langage commun » : « par “continuum lesbien”, précise Adrienne Rich dans « La contrainte à l’hétérosexualité… », j’entends un large registre – aussi bien dans l’histoire que dans la vie de chaque femme – d’expériences impliquant une identification aux femmes ; et pas seulement le fait qu’une femme a eu ou a consciemment désiré une expérience sexuelle génitale avec une autre femme ».
« L’imagination poétique [est] enchevêtrée jusqu’à la racine dans la rugosité des arrangements et des relations humaines. À savoir : comment nous sommes les uns avec les autres »
Une identification aux femmes. Au lieu d’identification à l’« homme ». C’est le projet que nourrit le Rêve d’un langage commun, premier recueil véritablement « lesbien » (en tous les sens du terme) d’Adrienne Rich. Car il faut rappeler qu’elle a d’abord été une jeune poète « moderniste » sous l’aile de W.H. Auden, avec des débuts qu’on dirait rétrospectivement plutôt conventionnels : mariée durant 17 ans, mère de trois garçons. « Je désirais fortement accomplir ce que j’avais appris être l’existence d’une femme épanouie, déclare-t-elle dans une interview de 1987. Je voulais me marier. Je voulais avoir des enfants. Et je faisais de mon mieux pour être une épouse de professeur respectable à Harvard, tout en écrivant de la poésie ». Même si, ajoute-t-elle, elle connaissait d’« énormes tensions » entre l’aspiration à l’écriture et cette vie hétéronormée.
Le passage à New York, l’underground et l’homosexualité assumée ne constituent cependant pas une révolution existentielle : plutôt une conciliation ou une synthèse, du genre de celles qu’Adrienne Rich avait déjà évoquées dans un poème de 1960, « Mirrors » : « Split at the root, neither Gentile nor Jew, / Yankee nor Rebel, born / in the face of two ancient cults, / I’m a good reader of histories. » (« Scindée à la racine, ni païenne ni Juive, / ni Yankee ni Sudiste, née / sous le regard de deux cultes anciens, / Je déchiffre bien les récits du passé. »). Elle reprendra ce « split at the root » en 1981-82 dans « Sources » : « D’où vient ta force, à toi, Juive du Sud ? / Scindée à la racine, élevée dans un château aérien ? (…) A qui crois-tu que ton sort est lié ? » – même si la judéité reste un thème peu exploité dans son œuvre.
C’est donc une ontologie contre-identitaire que celle d’Adrienne Rich, portée vers le multiple et la possibilité de la rencontre. Dans un de ses derniers articles (« Membrane perméable », 2005), l’écrivaine définit ainsi son travail : « l’imagination poétique » n’est ni hors-sol ni autotélique, suppose-t-elle, mais « radicale, c’est-à-dire enchevêtrée jusqu’à la racine dans la rugosité des arrangements et des relations humaines. À savoir : comment nous sommes les uns avec les autres. Le médium en est le langage intensifié, qui intensifie notre sens des réalités possibles ». Il n’est donc guère étonnant, comme le font remarquer les traductrices, que le premier mot du Rêve d’un langage commun, composé entre les âges de 45 et 48 ans, soit « Living » (« Vivre »).
Le recueil est divisé en trois temps : d’abord une sorte de fresque héroïque et sororale (Marie Curie, l’alpiniste Elvira Shataeva, Audre Lorde,…) intitulée « Pouvoir », puis « Vingt-et-un poèmes d’amour » et enfin « Pas ailleurs, ici », plus sombre, qui met l’accent sur la nécessité de trouver un sens et de se connecter aux autres malgré l’adversité. Mais même le début, malgré sa vivacité, n’est pas exactement joyeux, placé qu’il est sous le contrôle des « ils » masculins et d’une forme de résistance du réel (« Personne ne vit dans cette pièce / sans affronter la blancheur du mur »).
Il y a des moments d’envol et de liberté (« les femmes que j’aime lancées avec légèreté contre la montagne ») mais Rich remarque que la relation amoureuse court toujours le risque de sa propre contradiction : « C’est simple de se réveiller aux côtés d’une étrangère, / de s’habiller, sortir, boire un café, / entrer à nouveau dans une vie. Ce n’est pas simple / de se réveiller dans le quartier / de celle, ni étrange ni familière, / à qui on a choisi de faire confiance ». L’ensemble se place ainsi plus ou moins sous la double injonction contradictoire du personnage de Marie Curie, qu’Adrienne Rich décrit mourant du cancer « en femme célèbre niant / […] que / ses blessures venaient de la même source que son pouvoir ».
Parmi les « Vingt-et-un poèmes d’amour » (en réalité vingt-deux car l’un est « flottant »), le onzième est le plus connu, pour cette conclusion intraduisible en français : « it could be written with new meaning / we were two lovers of one gender, / we were two women of one generation ». Après avoir chanté la différence des corps, mais aussi les échos dans la dissimilarité, le « je » révèle que les « lovers » (qui n’a pas de genre masculin ni féminin en anglais) sont deux femmes : « ça pourrait être écrit avec un sens nouveau / nous étions deux amantes du même genre, / nous étions deux femmes d’une même génération ». Sauf qu’en français, on est obligé de dire « amante » et que l’on gâche donc la surprise du seul mot vraiment féminin du distique final : « women ». « Génération » est également ambigu : dans une poésie qui cite aisément Philoctète ou Eleusis et se montre volontiers intellectuelle, on imagine qu’il faut y entendre l’idée « d’engendrer » par rapprochement avec « gender ».
On a beaucoup glosé sur le « nous » collectif de la poésie d’Adrienne Rich, qui permet un lyrisme collectif, englobant, et qui dissout aussi les identités. Le parcours des « vingt-et-un poèmes », qui retrace la naissance de l’amour, sa jouissance (« ta langue forte et tes doigts fins / me touchant là où je t’ai attendue pendant des années / dans ma grotte rose-mouillée ») mais aussi la perspective du vieillissement et de la mort, voire de la séparation et de la solitude, pourra paraître moins proprement lesbien qu’universel : après tout, une sentence telle que « deux personnes ensemble est un travail / héroïque dans sa normalité » convient à tout le monde. De fait, dans les années 1980, plusieurs voix s’élevèrent pour critiquer ce « nous » apparemment bourgeois et blanc et donc aveugle, poussant l’écrivaine à un aggiornamento intersectionnel les décennies suivantes [4].
« Rassemblant les principes d’une vie / sans la moindre volonté de maîtrise, / seulement l’attention aux formes inachevées »
La troisième section, « Not somewhere else, here », oppose au « living » du début « The death of October », « la mort d’octobre » dans un cataclysme rythmique (peut-être évocateur du suicide de son ex-mari, en octobre 1970). Il s’agira ici plutôt de séparations : Adrienne Rich imagine entre autres une longue lettre de la peintre Paula Becker à la sculptrice Clara Westhoff, éloignées par le mariage et vampirisées par les hommes. C’est aussi « Mystères de sœurs » qui raconte la distance, l’incompréhension mais aussi les épreuves communes, et appelle au rapprochement : « des mots jaillissent de toi auxquels je n’ai jamais pensé / nous sommes des traductions dans des dialectes différents / d’un texte qui s’écrit encore / dans la langue originale » – où l’on retrouvera l’idée de « génération » au sens de « procréation ». Et aussi « Une femme morte dans la quarantaine », ode à une amie qui dans la disparition incarne aussi la sororité : « De tous mes morts c’est toi / qui viens à moi inachevée ».
Car l’inachèvement est certes une violence infligée par le patriarcat mais aussi une qualité, une promesse, on l’aperçoit dans le poème « Upper Broadway » de la même section : « Je regarde mes mains et vois qu’elles sont encore inachevées / […] Je regarde mon visage dans la glace et vois / une femme à demi née ». Le recueil se clôt sur une longue ballade dédiée à celle qui est la compagne d’Adrienne Rich depuis 1976, la romancière Michelle Cliff. Le titre est emprunté à Franz Liszt : « Transcendental Études » (en français : Douze études d’exécution transcendante, c’est-à-dire qui dépasse le niveau habituel de performance). Il faudrait pouvoir s’exercer à la vie comme au piano, écrit Adrienne Rich : mais non, « nous sommes forcées de commencer / au milieu du mouvement le plus dur / celui qui résonne déjà au moment de notre naissance ».
L’arrachement que constitue la naissance est une figure récurrente de la poésie d’Adrienne Rich. Ici c’est la perte de « la ligne simple / de la voix d’une femme qui chante un enfant / contre son cœur ». Rien de « virtuose » dans ce chant, aucune « compétitivité » (ni productivité, est-on tenté d’ajouter). On est à l’opposé du patriarcat qui « démembre » les femmes dès la naissance : « La naissance nous a ôté notre droit de naissance, / arraché à une femme, aux femmes, à nous-mêmes ». Et pourtant, précise-t-elle un peu plus loin, « ce n’est pas naturel, / la nostalgie d’une femme, de nous-mêmes ».
L’inachèvement ne doit pas être un manque mais bien une force. Le mot « undimensional » (« adimensionnelle ») crève le texte par son étrangeté et fournit un indice de ce qu’il faudrait faire : cesser de mesurer et assigner ou alors plus précisément, être incommensurable, mesurer mais alors sans cesse, et repenser la relation des corps : « deux femmes, les yeux dans les yeux / mesurant l’esprit l’une de l’autre, de l’une et l’autre / le désir illimité »…
… il y a un décrochage et le vers suivant flotte au milieu de la page : « une toute nouvelle poésie commence ici ». Exeunt Franz Liszt et sa transcendance : « Une telle composition n’a rien à voir avec l’éternité, / la quête de la grandeur, du brio – / mais seulement avec la méditation d’un esprit / unifié avec son corps, des doigts expérimentés qui poussent calmement / l’obscurité contre la lumière, la soie contre la rudesse, / rassemblant les principes d’une vie / sans la moindre volonté de maîtrise, / seulement l’attention aux formes inachevées / aux vies multiples, dans lesquelles elle se retrouve elle-même ».
Adrienne Rich le redira autrement dans « Membrane perméable » : « L’art est une façon de s’écouler hors de sa peau. La question n’est pas “De quoi ou de qui ça parle ?” Un poème n’est pas sur quelque chose ; il vient de et va vers » (la société, précisera-t-elle plus loin). Il faut donc remercier encore une fois les traductrices Shira Abramovich et Lénaïg Cariou de permettre cette osmose, de réactiver l’œuvre afin que l’art d’Adrienne Rich soit en circulant, comme elle le disait, « un art d’agrégation plutôt [qu’une] caisse de résonance de la désagrégation et de l’aliénation ».
Adrienne Rich, Le Rêve d’un langage commun (dont deux poèmes ont prépubliés dans AOC en janvier dernier), édition bilingue, traduction de l’anglais (États-Unis) et postface par Shira Abramovich et Lénaïg Cariou du collectif Connexion limitée, L’Arche, 2025