Parier burlesque – sur Aimer Perdre de Lenny et Harpo Guit
Par quoi sont attirés les enfants ? Par le jeu, par les couleurs, par l’aventure mais aussi par le dégoûtant. En cela, Aimer Perdre de Lenny et Harpo Guit est un film baigné d’enfance. Joueuse, bariolée, aventureuse, mais titillant aussi le répugnant, voici une surprenante « comédie de la galère », très efficace dans ses effets comiques, même si parfois éprouvante à regarder. Voilà un cinéma viscéral qui attaque directement ses spectateurs et spectatrices.

Au moment d’écrire sur le film, deux images me viennent en tête. La première, c’est celle d’un gros plan sur une boule de cheveux sortis de la bonde de la douche, qui m’a fait sursauter sur mon siège plus efficacement que tous les « jumpscares » du cinéma d’horreur contemporain. La deuxième, c’est à la fin du prégénérique. Trois modélistes aériens tournant sur eux-mêmes pour faire voler leurs appareils dans une compétition de vol circulaire. Trois hommes enlacés, pivotant comme des derviches ou des lanceurs de poids prenant leur élan à l’infini… à moins qu’il ne s’agisse d’une involontaire chorégraphie « à la Monty Python »[1]. On n’avait jamais vu une image d’une poésie si aérienne tout en étant parfaitement documentaire. À elle seule, elle trace une ligne de crête, entre hyperréalisme et surréalisme, que le film ne va cesser d’explorer.
Commencer la critique d’un film en n’en rapportant que quelques images éparses n’est sans doute pas la façon la plus rigoureuse d’opérer, mais Aimer Perdre fonctionne avec ce goût du collage et du fragment, voguant continuellement entre crasse et évanescence. Sous le double regard des frères Guit, l’agression visuelle et l’invention visuelle se renvoient continuellement la balle. Avant leur premier long Fils de Plouc (2021), Lenny et Harpo Guit (prénoms hommages à Lenny Bruce et Harpo Marx ?) se sont fait connaître avec leur chaîne Youtube Clubb Guitos, d’où cette propension à l’art de la vignette. Mais dans une forme longue, ces agglomérations génèrent un étrange crépitement à la mesure du chaos contemporain.
Si l’esthétique du film oscille donc entre hyperréalisme et surréalisme, il fallait donc bien qu’il croise la route du réalisme. Aimer Perdre se rapporte donc à la comédie générationnelle, via les aventures, à la fois dérisoires et essentielles, d’Armande Pigeon – galérienne de vingt ans, mais fonçant toujours droit devant – dans un Bruxelles de bric et de broc, filmé comme un terrain de jeux. Courir les petits boulots, ok mais pourquoi pas décrocher la timbale à un casting ? Solder les comptes avec son ex, esquiver les soupirants relous, ok, mais pourquoi pas gagner l’amour ? Et puis non, en fait, le plus bel acte d’amour n’est-il pas de récolter un pigeon malade, quitte à ce qu’il empeste dans tout l’appartement ? Trouver l’argent pour régler le loyer de son gourbi, ok, mais une fois qu’on s’est découvert un certain don au blackjack, pourquoi pas mettre à profit sa chance de débutante pour gagner le gros lot au casino ?
Si le principe de la course contre la montre et des dettes à acquitter a toujours été un agent scénaristique efficace, la dynamique du film ne se contente ni du compte à rebours, ni de la petite comptabilité envers les créanciers. Armande vit son existence comme une course d’obstacles où pour chaque embrouille (de boulot, d’amour, d’argent), sa débrouille et son aura laissent entrevoir un happy end… qu’elle prendra un malin plaisir à saboter. Si on peut repousser les avances du soupirant pénible, et fils de sa logeuse acariâtre (Catherine Ringer), c’est bien, mais si on peut mettre le bazar en pleine demande en mariage et envoyer balader bague de fiançailles, génuflexion et tout le toutim devant toute la (belle-?)famille réunie, c’est encore mieux. Pour les Guit, cinéastes sales gosses, si on peut ridiculiser les clichés de la comédie romantique, c’est bien mais si on peut le faire en jouant de manière burlesque avec l’encombrement de l’espace, c’est encore mieux.
Si Armande Pigeon, passionaria de la lose peut devenir une princesse de la démerde, c’est bien. Si elle peut pigeonner les exploiteurs, c’est encore mieux. Le film et son héroïne partagent la même conviction. Tous deux sont conscients de leur fragilité, mais aucun des deux ne va se satisfaire du mode survie, encore moins d’un esprit gagne-petit. Tous deux cherchent un élan vers le panache. Pour Armande, cela veut dire tirer chaque rencontre vers une zone d’étrangeté où c’est elle qui impose ses repères, pour ne pas dire sa loi.
Pour le film, cela veut dire que la modestie des moyens, un scénario prétexte ou des personnages dressés à gros traits n’empêchent pas de transformer la roue de l’infortune en spirale ludique et créative. A l’instar de l’hypnotique premier plan que l’on met un petit temps à décrypter : un zoom arrière qui part d’un « trou noir » tournant sur lui-même. Ah, en fait, c’est un portrait d’Armande débutant par sa narine (!) et se remettant progressivement à l’endroit. Cette image-emblème (qui est aussi l’affiche du film) nous toise d’emblée pour annoncer la couleur. Au diapason d’une héroïne qui avance de pari en pari, ne baissant jamais la garde, espérant se refaire la prochaine fois, en misant encore plus gros, le film avance par le pur plaisir de remettre une pièce dans la machine.
Une façon de prendre la laideur et l’ingratitude du monde pour les retourner comme un gant, vers une forme de poésie déviante.
Jusqu’à culminer dans de longues séquences nocturnes, entre errances dans les cercles de jeux clandestins (tournées sur un mode simili-documentaire) et virée au casino (tournées en vraies-fausses images volées de caméras clandestines, pixellisant les images jusqu’au bord de l’abstraction). Lequel casino, clignotant de tous ses feux de mauvais goût, parachève une vision de Bruxelles comme parc d’attractions déviant : places appropriées comme des scènes de théâtre, mobilier urbain criard, juxtaposition d’architectures déjà démodées.
Mais filmer l’art de la lose pose aussi des questions morales (même pour un film à l’apparence légère). Si un auteur maintient artificiellement ses personnages dans la mouise, en leur faisant prendre à chaque fois les pires décisions possibles, alors il s’agit d’une position de surplomb qui empêche aussi bien les films que ses personnages de s’épanouir. Aimer Perdre a beau se moquer de toute résolution optimiste, comment échappe-t-il à ce travers ?
Sans doute en s’accordant à l’élan vital de son héroïne / actrice (la fougueuse Maria Cavalier Bazan), présence qui ne tient tellement jamais en place qu’elle en vient à écourter certaines scènes, notamment une séance de pose de modèle vivant aux Beaux-Arts, qui joue avec malice de l’agacement devant la proximité des corps. Sans doute aussi parce que précisément, le film prend en charge ce rapport sans fard au corps, en retournant aux sources du burlesque primitif, à savoir l’inadéquation d’un corps avec son environnement, fût-il déjà bien chargé en étrangeté. Cela veut dire d’abord s’amuser en collant la caméra aux visages pour les distordre comme de la pâte à modeler, dans des effets que n’aurait pas reniés Jean-Marie Poiré. Mais un corps, ce sont aussi des fluides et des sécrétions. Pour un personnage en mode survie, la question du manger ne peut pas être implicite. Ainsi, ingérer, digérer, exécrer sont autant des fonctions vitales que comiques.
En l’occurrence, ce corps comique est ici celui d’une jeune femme. Le film est évidemment conscient des enjeux contemporains de représentation du corps féminin (d’autant plus qu’il est regardé par deux jeunes hommes) comme de l’écueil qui l’attend, celui de faire rire en enlaidissant ou ridiculisant son personnage. D’où des gags corporels jouant sur la surprise d’un corps incontrôlable – dans la veine d’autres frères, les Farrelly – toujours donc au diapason de l’explosivité de son héroïne, comme de son entêtement et de son caractère pas toujours aimable.
En recourant au slapstick, en filmant la rue autant comme un lieu d’émerveillement que de dérive, les Guit (re)trouvent peut-être une certaine innocence du cinéma. Une façon de prendre la laideur et l’ingratitude du monde pour les retourner comme un gant, vers une forme de poésie déviante, quitte encore à en redemander au rayon cringe. On pourrait trouver des voisinages avec d’autres cinéastes frères : commençons carrément par les Lumière pour le spectacle de la rue, puis les Dardenne pour la façon de (se) coller à un personnage dans la mouise, les Coen pour le goût de l’engrenage fatal, les Farrelly pour les gags limite et les Safdie pour le picaresque urbain et la déviance à hauteur de trottoir (pour les Taviani et les Larrieu, on n’a rien trouvé pour l’instant).
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Mais un autre nom surgit dans les rapprochements, celui d’Harmony Korine, plus précisément pour un film méconnu et sous-estimé Julien Donkey-Boy (2001), film tourné selon les principes de Dogme 95 et qui contrairement, aux Idiots et à Festen, n’allait pas se réfugier dans une scénographie théâtrale, mais explorait un art brut purement cinématographique : burlesque sauvage, séquences en tourné-monté, plasticité de l’image sur ou sous-exposée. Ce joyau malade en revenait à l’essence d’un art enfantin, jusque dans son immaturité revendiquée, et évoquait tout aussi bien les premières bobines du burlesque que les pionniers de l’art vidéo. Il y a une immédiateté comparable dans Aimer Perdre, une façon de ramener le médium cinéma à un usage peu civilisé, tout en y inventant sa propre grammaire ludique et plastique. Un poème comique en plein dans le contemporain, mais qui réussit à recréer son propre monde. Somme toute, Aimer Perdre est la meilleure adaptation involontaire d’un refrain de Brigitte Fontaine : « Je suis in….adaptée ».
Aimer perdre de Harpo et Lenny Guit, en salles le 26 mars 2025.