Photographie

Profession reporter – sur « Sebastião Salgado » aux Franciscaines

Ecrivain et essayiste

Les Franciscaines de Deauville consacrent une rétrospective monumentale à Sebastião Salgado. Un panorama de l’œuvre du photographe brésilien, qui puise dans les collections de la Maison européenne de la photo. Structuré autour de trois séries emblématiques, il retrace les fluctuations d’un regard singulier sur les rapports entre l’homme et la nature.

L’homme qui parle en pleurant, avec sa haute tête chauve de roi nubien, se tortillait encore dans un lit d’hôpital à São Paulo quelques jours auparavant. La fulgurante malaria contractée il y a près de vingt ans en Papouasie, au moment où il travaillait à Genesis, série photographique mondialement connue, s’est réveillée en enflammant tout l’organisme. Contre l’avis de ses médecins, Salgado a fait le long voyage jusqu’à Deauville pour être présent le jour du vernissage de l’exposition qui lui est consacrée aux Franciscaines, sous le simple titre « Sebastião Salgado ».

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Sans être une rétrospective, l’exposition déroule le film d’une vie de photographe dans une scénographie en spirale. Quelle meilleure image de la vie qu’une ellipse, s’éloignant de la surface en se creusant mais s’approchant progressivement de son centre ? Elle épouse de surcroit cette vie de bourlingue que décrivent les révolutions sans fin autour de la planète d’un artiste de quatre-vingt-un ans. Des photographies des débuts, en 1974, très lointaines ou très proches, du Mozambique ou de la Courneuve, jusqu’aux tout derniers clichés en 2011 de centaines de caïmans, vus de nuit, sur les berges d’un fleuve en Amazonie… La MEP qui, depuis les années 1980, suit et conserve son travail, a sorti ses tirages historiques, en assurant le commissariat de cette exposition hors les murs.

Il s’agit moins de produire un spectacle qu’un constat – il y a toujours chez Salgado la volonté de dresser un état du monde.

Alors Salgado parle. Il ne nous cache rien. Ni le mal qui l’accable, ni le malheur du monde. Les larmes qu’il verse sont celles d’un photographe qui en a tant vu. Celles d’un œil exubérant qui regarde la course des hommes depuis cinquante ans, nous en fait apercevoir tout le tragique, et ne peut plus cacher sa mélancolie. Cette planète, opiniâtrement photographiée, est aujourd’hui secouée d’une fièvre guerrière généralisée. Alors ses larmes résonnent, universelles, dans le temps avec celles que Virgile prête à Énée, le migrant, quand il admire, sur un mur à Carthage, les images de la guerre de Troie : « Sunt lacrimae rerum » (« Il y a des larmes pour pleurer chaque chose »)…

L’œuvre couvre les cimaises dans des formats moyens, à l’exception d’un tirage monumental : c’est la photo d’un homme, tout petit, perdu dans une végétation tropicale aux foliacées gigantesques, en train de grimper sur un arbre de 40 mètres de haut, pour cueillir le durian, un fruit apprécié des Mentawai (Indonésie, 2008). Les œuvres exposées n’invitent toutefois pas au voyeurisme. Il s’agit moins de produire un spectacle qu’un constat – il y a toujours chez Salgado, la volonté de dresser un état du monde. L’œuvre ne pouvait pas ne pas être politique.

Le Brésilien, avec sa femme Lélia Wanick Salgado, indissociable de sa création, fuit la dictature en 1969, et rejoint la France au terme d’une intrépide odyssée. Refuge politique, le pays lui redonne la liberté d’expression qu’il prolonge dans l’usage de l’appareil photo. Lui, le brillant économiste, installé à Londres, qui aurait pu suivre la trajectoire confortable de banquier international, découvre presque par hasard le pouvoir de la photographie. Dire, c’est montrer. Un jour, alors envoyé en mission en Afrique, il a une révélation. « La première fois que j’ai mis l’œil dans un viseur, c’était fini. J’ai tout abandonné pour la photographie en travaillant pour des agences. » L’appareil rassemble une technique, une pratique, et un style. Il maîtrise la première, il approfondit la deuxième et s’invente le troisième.

Salgado part observer le monde : appareil en bandoulière, il traque sur pellicule les crises, les guerres, les dictatures, les violences… L’économiste cède le pas au photojournaliste. Les chiffres à l’image. Mais sans renoncer à l’analyse. L’image témoigne. Elle est indice. Mais elle parle. Elle est discours. Dès l’origine, sa pratique est éclairée par ce pacte silencieux entre la vision et la visée. Il faut que l’œil s’émeuve, mais pour mieux permettre à l’esprit de comprendre. En témoigne ce cliché pris en Bolivie en 1983 : en un raccourci saisissant, que permet la focale longue, Salgado fixe dans un même espace la benne rectangulaire d’un camion bourré de jeunes ouvriers en route pour une mine d’étain à Oruro et, au fond, le rectangle de tombes serrées les unes contre les autres qui paraît, en miroir, les attendre…

Aussi, Salgado, dans les années 1970, s’engage-t-il dans la fabrique d’une œuvre aux hautes ambitions. En économiste lucide, il aperçoit ce que le capitalisme, dans son expression la plus sauvage, peut produire dans les sociétés les plus fragiles. Walter Benjamin l’avait exprimé dans une fable : le progrès est une tempête dévastatrice, gonflant les ailes d’un ange poussé en avant, le dos tourné à l’avenir… À l’instar du philosophe allemand, Salgado présente ainsi comme une calamité le progrès économique des sociétés industrielles durant les cinquante dernières années. Sur cette conviction rousseauiste – qui se discute –, il a fondé le projet qui a transformé son travail et son statut de photojournaliste : il ne suit plus l’actualité dans l’urgence, mais il privilégie la série longue, l’enquête au long cours, le mobilisant plusieurs années. C’est ainsi qu’il documente les trois révolutions qui, à son avis, ont abîmé les hommes, les sociétés, la planète. Et pour les faire voir, l’exposition présente, dans une sélection rigoureuse, les trois séries clés de l’artiste.

La première série (de 1986 à 1992), intitulée La main de l’homme, illustre ce moment, dans les années 1970, où le capitalisme mécanise le travail avant de le robotiser. Exit la classe ouvrière. La main d’œuvre disparait en Europe, dans les pays dits industriels. Aussi, dans une sorte d’archéologie visuelle faut-il partir à la recherche des derniers lieux où la main de l’homme continue de produire et transformer la matière. Salgado la trouve dans des pays pauvres, dans des territoires où subsistent les forges dantesques du premier âge industriel. Le travail y est tantôt exploitation frénétique de la force mécanique des corps, tantôt éloge de l’intelligence de la main. En marxiste, il dénonce l’exploitation des forçats qui remontent à la surface avec les blocs de souffre qu’ils sont allés arracher, étouffant dans des fumeroles délétères, au fond du cratère du volcan Kawah Ljen, sur l’ile de Java (Indonésie, 1991). En ethnologue, il célèbre la matanza, la pêche au thon traditionnelle (Sicile, 1991).

Deuxième révolution : celle qui émerge dans les fumées du développement industriel, le plus souvent concentré dans les villes, et pousse les populations rurales à quitter leur habitat traditionnel. Mais c’est aussi la guerre, la famine, la pauvreté, conséquences de ce développement, qui dispersent les gens sur les routes. La série Exodes (de 1993 à 2000) dévoile ainsi la catastrophe que constitue le déplacement de millions de personnes. En masse. Partout. A cette échelle, le phénomène, ramassé sur quelques décennies, atteint une dimension presque anthropologique. Dans cette série, ceux qu’on n’appelle pas encore les migrants, sont captés par l’objectif sur les routes, dans les camps de réfugiés, dans des bidonvilles, dans des gares au trafic surchargé (comme celle de Church Gate, à Bombay, en 1995) autour des mégalopoles. C’est le portrait fin de siècle d’une humanité déracinée. Salgado réussit parfois à inclure dans l’énormité du fait le détail des effets qu’il produit sur les individus. Sa photo du camp de réfugiés de Benako, en Tanzanie, où près de 350 000 personnes sont arrivées en quatre jours (1994), permet ainsi d’embrasser d’un coup d’œil, dans l’imbroglio de tentes de fortune, de couvertures et de bassines, la multitude se perdant à l’horizon et, au premier plan, comme son résumé, une jeune mère assise par terre, dans un conciliabule résigné avec son nourrisson.

Dernière révolution, celle à laquelle l’activité humaine a condamné la planète. Elle décime les espèces non humaines, contribue au réchauffement climatique, bouleverse les grands équilibres. Prenant le contre-pied du cataclysme, Salgado va voir ce qui, de la planète, échappe à cette apocalypse lente depuis quarante ans. C’est Genesis (de 2004 à 2011), projet monstre aux multiples expéditions et aux milliers de clichés, vu aujourd’hui par plusieurs millions de visiteurs. L’exposition éponyme enregistre en effet plus de visiteurs que l’exposition mythique « The family of man » d’Edward Steichen, qui avait fait le tour du monde dans les années 1950. L’évènement Salgado aux Franciscaines – reflet de la donation des Salgado à la MEP en 2018 – fait une place privilégiée à cette série.

C’est qu’elle constitue une bascule dans l’existence de l’artiste. À force de contempler, sans pouvoir rien y faire, le spectacle du malheur des hommes, l’écœurement a saisi le photographe. Tout particulièrement, quand il doit photographier encore et encore les milliers de cadavres du génocide au Rwanda. L’horreur. Mais le photographe doit être là où ça se passe, il doit aller voir. « Un photographe, c’est un homme seul face à l’évènement », glisse Salgado en évoquant cette séquence. Même s’il faut regarder jusqu’à la nausée une école de village, seul devant les victimes du massacre d’avril 1994 (Nyarubuye, Rwanda, 1995). Comme si son regard de photographe s’était éteint, le cliché de cette classe morte, soufflée par la sauvagerie, aux crânes trainant au milieu d’un fouillis d’étoffes recouvrant autrefois des corps vifs, est sans qualité, plate, laide. « Verra’ la morte e avra’ i tuoi occhi » (« La mort viendra et aura vos yeux »), écrit le poète Pavese, dans des vers qui paraissent coller au drame vécu par Salgado. Oui, la mort est venue, et par ses yeux. Il ne veut plus toucher à un appareil et plonge alors dans une sévère dépression. C’est sa femme, Lélia, qui l’en sort, en lançant une fondation, chargée de replanter des millions d’arbres autour de la femme familiale au Brésil.

Et puis, comme un antidote, surgit l’idée au tournant du millénaire : ne plus scruter le mal, mais viser désormais le beau. Salgado part en quête des espaces demeurés intacts. Pendant sept ans, il voyage, aux limites de l’œkoumène, pour contempler une planète encore vierge. Paysages, montagnes, forêts, rochers, espèces animales. Salgado devient l’œil de la terre. Les seuls hommes à apparaitre dans Genesis vivent dans la main de la nature. Les autres, modernes, dans la main desquels survit une nature maltraitée, sont bannis. Pour Salgado, alors sensible au message d’une écologie profonde, l’espèce humaine a failli et s’il faut sauver la terre sans les hommes, tant pis.

Est-ce cette condamnation qui donne à l’œuvre sa noirceur ? Parfois le tirage s’apparente à de la gravure contemporaine – comme ce cliche de Bighorn Creek, parc national de Kluane (Canada, 2011), où l’enchevêtrement des lignes de failles des glaciers, alternant la roche noire et la neige, dessinent une fantaisie abstraite. En virtuose du noir et blanc, Salgado sculpte le réel avec cette sensibilité pour le baroque brésilien. N’est-il pas originaire de l’état baroque par excellence qu’est le Minas Gerais ? Quelque chose de cette esthétique, qui imprègne les églises des anciennes cités coloniales, s’est transmise dans son travail. Les images qu’il réalise frappent les sens et l’imagination : leur goût du contraste, un tropisme assumé vers la dramatisation, une certaine surabondance décorative. Il s’agit, comme dans la peinture, d’aller chercher l’émotion et de la faire prospérer dans l’esprit du regardeur. Dans une société encombrée de « visuels » qui passent, l’image n’existe que si elle arrête le regard. Aussi faut-il faire preuve d’un certain sens de la mise en scène, caractéristique du baroque…

Le Mudman, immortalisé à Paya, dans la province des hautes terres occidentales, en Papouasie Nouvelle Guinée (2008), porte peut-être à son point extrême ce goût baroque pour l’exubérance. Le sorcier, à la tête encapuchonnée d’un masque volumineux, attend, les pieds dans une eau gélatineuse, au milieu de cascades traversées de lumière, devant une paroi matelassée de plantes grimpantes. Son corps, tout barbouillé, est une émanation de la nature. Il est debout, tendu, prêt à bondir, les doigts ouverts, prolongés par de longs étuis pointus. Plus qu’une vue, c’est une vision d’une entité surnaturelle ou encore, l’un n’excluant pas l’autre, d’un monstre de carnaval.

Cette opulence de formes est surtout l’expression, dans la plasticité des gris et des noirs, d’un baroque intérieur, nourrissant depuis l’enfance l’imaginaire de l’artiste.

Certains ont pu soupçonner Salgado de « fabriquer » ainsi les images, de les rendre plus que parfaites au point de ne plus correspondre au réel, de les dénaturer par un goût excessif du beau. Cette esthétique cherchant l’effet reposerait sur une trahison. La pose de ce sorcier papou contredit sans doute le cours quotidien de l’existence d’un homme qu’il aurait pu choisir de photographier mangeant, marchant, parlant avec d’autres… Sans doute parce Salgado sait que l’absence de mise en scène est encore une mise en scène, il ne recherche pas l’authentique. Ce parti pris est en effet aussi artificiel, peut-être même davantage, qu’une mise en scène concertée, déterminé qu’il est alors par les conventions implicites du « naturel », par les stéréotypes du « pris sur le vif », qui enferment l’image dans une suite de gestes dits « spontanés ».

Chez Salgado, ses choix esthétiques, s’ils recourent à l’artifice, ne sont pas forcés, mais organiques. Ils procèdent du vécu de l’artiste. Ils l’habitent depuis l’enfance. Ils sont – pour reprendre une catégorie de l’historien de l’art Aby Warburg – le signe de la persistance d’« images survivantes ». Il suffit pour s’en convaincre d’être attentif à la part démesurée qu’occupent, dans les images de Genesis, le ciel, les ciels, les cieux. « Tout jeune, sur la ferme familiale dans le Minas Gerais, mon père m’emmenait au mois d’octobre sur une colline, en hauteur. De là, il me montrait l’arrivée de la saison des pluies. La lumière qui traverse les nuages, l’horizon immense, les ombres…Et quand, pour la toute première fois, j’ai mis mon œil dans le viseur, c’est cette lumière que j’ai vue et qui venait de ce moment »

Comment passer à côté de la beauté des nuages dans l’image de Salgado ? Quand on les remarque une fois, on risque même de ne plus voir qu’eux. Il y a de sublimes « grâce de Dieu » (quand la lumière, diffractée par les nuages, en rend visible le rayonnement), comme dans le cliché d’un troupeau de buffles, cavalant dans le parc national de Kafue (Zambie, 2010) ; il y a les ciels pierreux, qui temporisent au-dessus du grand canyon (Colorado, 2010) ; il y a ceux aux nuages tourmentés, qui accompagnent les gigantesques méandres du Jurua, un des affluents de l’Amazone (Brésil, État d’Amazonas, 2009). Cette fantasmagorie météorologique prend parfois l’apparence du minéral, et parfois celle d’océans en furie. Cette opulence de formes exalte, dans sa variété, l’inconstance du monde, un des motifs majeurs de la pensée baroque. Mais elle est surtout l’expression, dans la plasticité des gris et des noirs, d’un baroque intérieur, nourrissant depuis l’enfance l’imaginaire de l’artiste.

Salgado n’a pas renié son engagement humaniste, mais il l’a recalibré en le confrontant aux urgences écologiques. Comme le montre l’exposition, les hommes ne sont plus au centre. Les montagnes, les fleuves, les forêts, les espèces animales – baleines, phoques, oiseaux, fauves, etc. – ont pris le dessus dans le souci du photographe. De politique, Salgado s’est fait poète, et même prophète, annonçant non la fin du monde, mais le retour à son origine – comme le dit exactement le terme biblique de « genesis ». Est-ce dans cette quête des commencements que se situe le salut pour la planète ? Est-ce que la remontée qu’opère son œuvre, d’une violence industrielle à la violence de la vie sauvage ou à celle, ritualisée, des peuples premiers, dessine une issue ? Cette question roule d’image en image. De la boue visqueuse des champs pétrolifères dans lesquels les hommes pataugent (Koweït, 1991) à celle, argileuse, qui les magnétise en Papouasie, Salgado psalmodie, quoi qu’il en soit, un puissant et poignant lamento en noir et blanc…

« Sebastião Salgado. Collection de la MEP », Les Franciscaines de Deauville, du 1er mars au 1er juin 2025.


Thierry Grillet

Ecrivain et essayiste