Littérature

Le Groenland avant le Groenland – sur Les Héritiers du monde de Joseph Conrad et Ford Madox Ford

Professeur de littérature anglaise

Publié en 1901 et traduit pour la première fois en français, Les Héritiers du monde est le fruit des quatre mains de Joseph Conrad et Ford Madox Ford. Tout est diablement romanesque dans cette histoire dystopique de régimes tyranniques convoitant le Groenland – ce qui n’est pas sans évoquer l’actualité la plus récente. Un monde sur lequel pèse la menace d’un effondrement civilisationnel.

Contrevenons un instant à la règle non écrite qui voudrait qu’on s’abstienne de pratiquer la lecture anachronique. Chaussons donc les lunettes (connectées ?) d’aujourd’hui pour lire un roman d’hier : Les Héritiers du monde (1901). Du reste, n’est-ce pas l’image d’une plateforme pétrolière, quelque part dans l’Arctique, qui orne la couverture de l’ouvrage ? Sous les appels à « éradiquer, éradiquer », entendre les funestes accents d’un certain « Drill, Baby, Drill » présidentiel.

publicité

Sous le Groenland de jadis, comprendre… le Groenland d’aujourd’hui, menacé d’invasion au même titre que le Canada ou le canal du Panama. Sous la création d’une presse aux ordres, pressentir la mainmise des Influenceurs, du narratif et autres plans de com qui sont le carburant des populismes contemporains. Sous le « Dimensionnisme », d’un mot, lire le « Trumpisme », énième variation sur l’extractivisme d’hier et d’aujourd’hui.

Né de la collaboration entre Joseph Conrad et Ford Madox Hueffer, ce roman resté totalement inédit en France paraît aux éditions Arfuyen, lesquelles fêtent, au passage, les cinquante ans d’existence de la maison créée par Gérard Pfister, dans une impeccable traduction, cela se souligne, de Paul Decottignies. Resté longtemps obscur et méconnu, il prend aujourd’hui toute la lumière, tant son effet de blast, de souffle, éclaire d’un jour cru le début du deuxième mandat présidentiel de Donald Trump. Au départ l’attelage paraît déséquilibré. D’un côté, Joseph Conrad, l’auteur célébré des deux premiers volumes de sa Trilogie malaise, de l’autre, le jeune Ford Madox Hueffer, dont l’heure de gloire moderniste adviendra des années plus tard, lors de la sortie du Bon Soldat (1915), qu’il signera Ford Madox Ford.

Ils sont voisins dans le Kent, le second admire son aîné qui, à l’entendre, lui aurait tout appris de la littérature, tandis que le cadet apporte à l’ex-Polonais une aisance dans la langue et les habitus anglais. Un surcroît de confiance, donc, pour un étranger e


Marc Porée

Professeur de littérature anglaise, École Normale Supérieure (Ulm)

Rayonnages

CultureLittérature