Littérature

Un grand trou dans la réalité – sur Les Voleurs d’ampoules de Tomasz Różicky

critique

Dans la Pologne communiste des années 1970, le jeune Tadeusz doit parcourir un long couloir à la recherche de café moulu. Le poète polonais Tomasz Różicky transforme cette expédition au sein d’une austère barre d’immeuble en une véritable odyssée mémorielle et mystique avec une drôlerie grinçante, capable de railler l’architecture réaliste-socialiste tout comme d’évoquer les promesses déçues du bloc de l’Est et des vies en collectivité qu’il aménageait.

Certains romans sont des chausse-trappe. Vous les ouvrez, vous y chutez, ils vous saisissent, quand soudain vous ne savez plus où vous êtes. Vous avez perdu pied, mais vous aimez. Le roman et l’auteur sont des prestidigitateurs, ils ont des trucs qui vous échappent. Les Voleurs d’ampoules est un roman chausse-trappe. Son auteur, Tomasz Różycki, est né en 1970 à Opole, en Pologne, où c’est un poète reconnu et primé. Certains de ses poèmes sont d’ailleurs traduits en français, et lui-même a traduit de grands poètes français en polonais. Mais Les Voleurs d’ampoules raconte une histoire – du moins il fait semblant de –, une histoire qui dérive au gré d’une prose à la fois folle et parfaitement maîtrisée, qui se dévide à partir d’une situation parfaitement réaliste pour atteindre aux terres fertiles et rares de l’imaginaire.

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La situation de départ est prosaïque en diable. Le narrateur vit lui aussi à Opole, au Sud-Ouest de la Pologne dans les années 1970-80, au temps de la « République populaire de Pologne, » le nom officiel du pays quand il était soumis au régime soviétique. Il a réussi à se procurer du café, denrée rare, pour une fête organisée par ses parents, mais le café est en grain. Il faut donc le moudre, et pour le moudre il faut un moulin. Et pour trouver un moulin, il faut aller quémander chez les voisins. Imaginez : nous sommes dans une barre d’immeubles construite dans un style réaliste-socialiste pur et dur, un vaste terrier de béton fait de couloirs, de cages d’escalier, d’ascenseurs, de caves, de buanderies, de paliers, de balcons…

La première phrase est doublement énigmatique : « Écoutez, je vais vous raconter comment ma Mère a sauté ». D’un côté, l’écrivain-narrateur s’adresse au lecteur qu’il oubliera comme une vieille chaussette, se rappelant à lui de temps en temps, mais à peine. De l’autre, il faut attendre la dernière page pour comprendre que la Mère a tout simplement sauté du balcon pour entrer chez elle parce que son époux s’y était enf


Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice

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