Littérature

Comment la magie s’échappe de nos vies – sur Pathemata ou l’histoire de ma bouche de Maggie Nelson

Écrivain

Avec son nouveau livre Pathemata ou l’histoire de ma bouche, Maggie Nelson traite d’une expérience limite, difficile à partager – la maladie et les sortilèges de la douleur. Si son récit résonne si fortement avec notre époque, c’est aussi parce qu’il s’écrit contre un arrière-plan saturé de récits. Jamais nous n’avons autant raconté nos vies et jamais ce déferlement de stories n’a paru si incapable de dire la douleur réelle.

Dans son essai De la maladie (Payot-Rivages, 2018) Virginia Woolf écrivait que le langage « s’épuise » lorsqu’il tente de dire la souffrance. Elle regrettait que « la maladie ne figure pas à côté de l’amour, de la lutte et de la jalousie parmi les thèmes majeurs de la littérature. Il devrait exister des romans consacrés à la grippe et des épopées à la typhoïde, des odes à la pneumonie et des poèmes lyriques à la rage de dents ». Dans son roman Les Vagues, publié en 1931, elle observait : « Pour la douleur, les mots manquent. Il devrait y avoir des pleurs, des fissures, des crevasses. »

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Parler de la douleur physique, c’est entrer dans une zone de silence où le langage perd ses pouvoirs. Là où d’autres expériences extrêmes – le deuil, l’exil, la violence – suscitent une abondance de paroles et de récits, la douleur impose le silence.

L’essayiste américaine Elaine Scarry affirme dans son ouvrage de référence The Body in Pain (1985) que « la douleur physique ne se contente pas de résister au langage, elle le détruit activement, entraînant une régression immédiate vers un stade antérieur au langage, vers les bruits et pleurs que fait un être humain avant que la parole soit apprise ».

Dans son nouveau livre Pathemata ou l’histoire de ma bouche, Maggie Nelson se confronte à son tour à cette aporie du langage, lorsque le discours se heurte à l’indicible de la douleur et de la maladie. Harcelée pendant des années par une douleur à la mâchoire que ses médecins ne parviennent pas à guérir ni même à diagnostiquer, elle fait l’expérience de l’impuissance du langage face à la douleur alors même que la pandémie du Covid 19 s’étend dans le monde.

Elle élève cette expérience intime au rang d’un chiasme mondial qui oppose le langage et la souffrance. Elle s’installe au cœur de ce chiasme, consciente que ce qu’elle cherche à dire est déjà perdu, qu’il ne peut être écrit qu’en creux, dans les blancs du texte, dans les hésitations de la phrase. Elle ne prétend pas combler le m


Christian Salmon

Écrivain, Ex-chercheur au CRAL (CNRS-EHESS)