Politique

Dominique Méda : « La question du travail souffre d’avoir été dépolitisée »

Journaliste

Vingt ans après le vote des lois Aubry sur les 35 heures, l’énarque-sociologue Dominique Méda revient sur les débats qui les ont accompagnées, avant et après. Elle déplore surtout la mainmise de la technocratie et des économistes sur une question qui passionne et qu’on ne devrait jamais réduire à ces dimensions.

Les 35 heures ont vingt ans, et le débat n’est toujours pas clos. Il a rebondi encore récemment en Allemagne avec les revendications, satisfaites, des employés de la métallurgie de réduire leur temps de travail à 28 heures hebdomadaires. Pendant ce temps, en France, on s’écharpe toujours sur lois Aubry votées le 10 février 1998 à l’Assemblée nationale en première lecture. Dominique Méda est l’une des protagonistes acharnées de ce débat, engagée pour défendre la réduction du temps de travail. Sociologue et philosophe, elle est aussi énarque et a démarré sa carrière à l’Inspection Générale des Affaires Sociales. Ses travaux se situent à l’articulation du politique et de l’économique, parfois conseillère de candidats à l’élection présidentielle, comme récemment Benoît Hamon, elle porte une réflexion au long cours sur le sens du travail, sur ses mutations à l’heure de l’automatisation, de la numérisation et du défi écologique. RB

Le travail est une question qui structure le débat : comment comprenez-vous qu’il soit si ffficile de porter un regard dépassionné sur cette question ?
Êtes-vous certain que le travail soit vraiment une question qui structure le débat ? Personnellement, je n’en suis pas sûre. Certes, il a été très présent dans les campagnes présidentielles de 2007 (la valeur travail), et de 2017 (la fin du travail et le revenu universel). Mais je ne dirais pas que nous avons eu un vrai débat, public, sur les questions majeures que pose en effet l’avenir du travail. Pendant la campagne de 2007, il n’y a pas eu d’échange d’arguments raisonnés sur la question de savoir si vraiment il y avait un déclin ou une dégradation de la valeur travail ni de quelle dégradation il s’agissait. En 2017, à aucun moment des débats télévisés on a pu assister à une focalisation des échanges autour des effets de l’automatisation, alors que c’est un sujet déterminant. Est-ce normal que quelques multinationales façonnent à ce point nos conditions de vie ? Que valent les études qui annoncent la disparition de la moitié des emplois dans les dix ans à venir et, si on leur accorde quelque crédit, que faut-il faire ? Pire : la question centrale des conditions de travail, qui fait l’objet par moment d’une forte médiatisation — à l’hôpital il y a peu, dans les Ehpad aujourd’hui — n’a jamais été au cœur des grands débats de société, ni lors des campagnes présidentielles, ni dans le quotidien médiatique. Alors même, et là je vous suis complètement, que cette question non seulement intéresse mais je dirais même obsède les gens. Parce que l’on continue à avoir besoin de travail pour vivre, parce que les attentes qui sont placées sur le travail sont de plus en plus énormes (comme le dit le sociologue allemand Stephan Voswinkel, le travail est devenu la principale arène où les individus peuvent faire montre de leurs capacités, et susciter l’admiration) et que pendant ce temps le travail se dérobe et que les conditions de travail se dégradent. C’est une activité qui, dans nos sociétés et notamment en France, revêt une telle importance que tout un chacun a un avis sur la question. On le voit quand on fait des enquêtes. Et c’est dommage de ne pas accorder à ce sujet plus de place. Il me semble que cela s’explique en partie par le fait que ces questions ont été accaparées par les économistes et une approche technocratique, et ainsi dépolitisées.

Vous êtes philosophe et sociologue mais vous êtes aussi énarque et inspectrice générale des affaires sociales, votre approche du travail vous entraine sur le terrain de l’économie, parfois de l’anthropologie… Quelle approche vous semble la plus pertinente ?
C’est très intéressant et très utile de voir la manière dont les différentes disciplines abordent ces questions. Par exemple en économie lorsque vous parlez du travail, il s’agit de l’emploi. Il n’y a pas de différence. Les sociologues font eux une différence majeure, d’une part, en considérant que le travail est un concept beaucoup plus large que l’emploi (qui correspond au travail rémunéré) et en s’intéressant au contenu de l’activité de travail, aux conditions d’exercice du travail. Les apports des anthropologues, des ethnologues, des historiens sont également très précieux : je pense aux travaux de Philippe Descola ou de Marie-Noëlle Chamoux qui ont mis en évidence la très grande variété des significations du terme travail dans les différentes sociétés voire son absence totale. Quant aux travaux de Jean-Pierre Vernant, ils me semblent déterminants. Quand Vernant écrit : « de même qu’on n’a pas le droit d’appliquer au monde grec les catégories économiques du capitalisme moderne, on ne peut projeter sur l’homme de la cité ancienne la fonction psychologique du travail telle qu’elle est aujourd’hui dessinée », il nous rappelle qu’on ne peut pas projeter nos catégories modernes sur le passé et considérer par exemple que de toute éternité le travail a été perçu comme une activité de mise en forme du monde. C’est pour cette raison que dans mon livre Le Travail. Une valeur en voie de disparition, j’ai voulu faire une histoire des significations du travail, en mettant en évidence comment des couches de signification différentes s’étaient en quelque sorte sédimentées au cours des siècles pour donner son épaisseur moderne à notre concept moderne de travail. Et dans mes fonctions administratives, à l’IGAS ou à la Dares, j’ai pu voir à la fois le travail en acte (dans les hôpitaux, les agences pour l’emploi, les caisses de sécurité sociale…) et à travers les grandes enquêtes dont la Dares est une pourvoyeuse indispensable. C’est d’ailleurs au terme d’une coopération entre l’École Normale supérieure, la Dares et l’Insee que nous avions monté en 1997 une très belle enquête, que Christian Baudelot et Michel Gollac appelaient l’enquête Bonheur et Travail, qui a inauguré une longue série d’investigations sur le rapport des individus au travail.

Le 10 février 1998, l’Assemblée nationale a approuvé en première lecture la loi « d’orientation et d’incitation à la réduction du temps de travail », dite loi des 35 heures. Vous étiez à l’époque à la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du Travail, quel rôle avez-vous joué ?
Beaucoup de personnes pensent que j’ai joué un rôle dans la conception des 35 heures. Sans doute parce que mon livre paru en 1995 se terminait par un vibrant éloge de la réduction du temps de travail et que j’avais aussi été co-rapporteure d’un rapport du Commissariat général au Plan (qui est paru en 1995 sous le titre Le Travail dans vingt ans) dont l’une des propositions phare — on l’a oublié — était de parvenir en 2015 à une durée légale annuelle de 1500 heures par an dont 10% consacrés à la formation permanente. Le débat intellectuel était assez intense à l’époque : il y avait des tribunes, des arènes de discussion. La Dares, où j’étais arrivée en 1993, au moment de sa création par Martine Aubry — qui voulait en faire un pôle de recherche et d’expertise capable de tenir tête à Bercy — était un lieu capital pour ces questions. Au sein de la Dares, la mission Analyse économique avait été un partenaire essentiel dans la fabrique de la loi, notamment en modélisant les enchainements économiques et les créations d’emplois. Juste avant la publication de la première loi, en janvier, un 4-pages de la Dares était paru qui présentait les différents scénarios et leurs conséquences en termes d’emploi. Le chiffre de 700 000 emplois possiblement créés par la RTT avait fait la une des journaux. Nous suivions évidemment tous les mdébats entre partenaires sociaux, et c’est la Dares qui évaluait les effets de la loi de Robien. Nous, à la mission Animation de la recherche, nous faisions le lien avec les chercheurs et nous étions censés à la fois encourager ceux-ci à travailler sur nos sujets et faire connaître leurs travaux dans le Ministère. En 1993, nous avions invité Alain Supiot, qui avait présenté un papier intitulé : « Le travail. Liberté partagée » dans lequel il défendait l’idée que le travail ne se partageait pas. C’est moi qui l’avait discuté, faisant l’éloge au contraire du partage de l’emploi. Je n’étais pas directement impliquée dans la mise en œuvre de la loi mais j’avais une idée bien arrêtée, celle que j’avais développée dans Le Travail. Une valeur en voie de disparition. Il me semblait qu’une bonne société serait celle capable de donner accès à toutes et tous à l’ensemble diversifié de la gamme des activités humaines : au travail, source de revenus, de lien social et de sentiment d’utilité, mais aussi à toutes les autres activités nécessaires au bien-être individuel et social — politiques, citoyennes, amicales, amoureuses, de libre développement de soi… Cela exigeait une réduction de l’espace et du temps consacré par chacun au travail permettant l’exercice de ces autres activités.

Quelle était l’idée qui a présidé aux 35 heures, est-ce que c’était une approche économique, instrumentale, ou bien une façon de repenser le rôle social du travail ?
Franchement je crois que c’était une approche d’abord et peut-être exclusivement économique : le taux de chômage était au plus haut, des modélisations avaient montré que la RTT pouvait créer, sous certaines conditions strictes, beaucoup d’emplois. C’était la priorité absolue et cela était évidemment légitime. Certes, on aurait pu faire de la RTT l’élément central d’un changement de société qui aurait permis d’organiser l’accès de tous à la démocratie et le rééquilibrage des investissements professionnels, domestiques et familiaux des hommes et des femmes. Mais le chantier était déjà assez lourd comme cela. Et les craintes étaient grandes chez beaucoup, malgré les discours de Martine Aubry sur le sens de la fête que la RTT devait nous permettre de retrouver, que la consommation baisse et que le temps libéré ne soit pas réinvesti dans des activités marchandes. L’idée d’un déversement du temps libéré du travail dans du temps non marchand, non comptabilisé dans le PIB, faisait peur.

Comment comprendre que le bilan fasse encore débat vingt ans après, qu’on ne semble toujours pas en mesure de dire exactement quel a été l’impact de la réforme ?
Il y a d’abord eu une incroyable opération de communication politique pendant et après la mise en œuvre des deux lois de RTT, qui a réussi à faire croire que les 35 heures avaient mis la France à plat : dégradation de la valeur travail, préférence pour le loisir, coût insupportable… Toutes les enquêtes avaient beau montrer que les Français étaient ceux qui étaient le plus attachés à la valeur travail, qu’ils travaillaient plus que les autres européens, que le coût net de la RTT s’était élevé à 9000 euros par emploi créé, c’est-à-dire 10 fois moins, au bas mot, que le coût d’un emploi créé par le CICE, rien n’y a fait. La RTT a constitué un bouc émissaire idéal…  Il faut dire que l’affaire avait mal commencé puisque, peut-être vous souvenez vous, Jean Gandois, le patron du CNPF à l’époque, avait démissionné avec fracas après l’annonce de Jospin, suggérant qu’il fallait désormais un tueur à la tête de ce qui allait devenir quelques mois plus tard le MEDEF. Je crois que l’on peut dire qu’il y a eu, entre 1998 et 2000, une véritable entreprise de sabotage de la loi qui a conduit à ce que les choses ne se passent pas du tout comme prévu et notamment au fait que la réduction du temps de travail a été bien moins ample qu’attendu. Une partie des entreprises, au lieu de réduire le temps de travail sans toucher aux pauses ou aux temps d’habillage les a intégrés, et a donc moins réduit le temps de travail que prévu et l’a fait sans création d’emplois. Le chiffre de 700 000 emplois au bout de trois ans qui figurait dans les prévisions de la Dares, a donc finalement été réduit de moitié. N’oublions pas aussi que tout a été arrêté en 2002 et qu’à cette opposition politique et patronale s’est ajoutée une forme de cabales d’économistes pour lesquels la RTT constituait une véritable hérésie et qui n’ont eu de cesse de refuser les chiffrages officiels (la RTT a créé 350 000 emplois et a sans doute contribué à la forte reprise de l’activité en France) ou d’imputer ces bons résultats aux seuls allégements de cotisations sociales. Le rapport Romagnan qui fait un bilan serein de la RTT rappelle que deux millions d’emplois ont été créé entre 1998 et 2002. J’aime ajouter qu’il y a sans doute un lien entre cette période à nouveau faste pour la France et le baby-boom qu’elle a connu à ce moment. Enfin, du point de vue des salariés, l’opération aurait pu être formidable. Elle a été intéressante mais pas complétement concluante parce que dans tous les endroits où la RTT s’est faite sans création d’emplois (alors que c’était une condition pour accéder aux aides dans la première loi), le travail a été intensifié.

Il y a quand même eu des effets qui ont été mal ou pas anticipés : le poids de la mesure sur la compétitivité ou sur la faible augmentation des salaires, par exemple…
Non ! La modération salariale faisait partie du deal. En fait, l’idée de base consistait à faire financer la RTT à un tiers par des gains de productivité (ce qui pouvait entraîner une légère augmentation de l’intensification du travail), à un tiers par de la modération salariale et à un tiers par l’aide de l’État. Dans les entreprises qui ont joué le jeu — on le voit très bien dans les différentes enquêtes de la Dares et notamment dans celle que j’ai conçue avec mes collègues, l’enquête « RTT et modes de vie » —, lorsque les conditions ont été respectées, tout s’est bien passé et on a pu obtenir au prix d’une légère modération salariale un vrai gain de bien-être. Dans beaucoup d’endroits cela a aussi permis de relancer la négociation d’entreprise qui a été très intense. Quant au décrochage de la compétitivité française, de nombreux chercheurs, je pense à Eric Heyer ou à Pierre Alain Muet, ont montré qu’il ne s’expliquait pas par les 35 heurs mais par l’appréciation de l’euro, la très forte modération salariale enclenchée par l’Allemagne et la médiocre qualité des produits français. Le rapport Romagnan fait là-dessus un point qui me semble essentiel.

Les débats sur le sujet mélangent souvent la notion de travail et celle d’emploi : un bon exemple c’est cette phrase alors souvent entendue dans la bouche des opposants à la réforme : « le travail n’est pas un gâteau que l’on partage ».
Oui, c’est un des grands reproches que l’on a fait à la RTT. Cette politique serait malthusienne car elle empêcherait les gens de travailler autant qu’ils veulent et elle reposerait sur l’idée que le travail est une quantité fixe qu’il faut diviser entre les personnes en âge de travailler. Mais il n’en n’est rien ! A tout moment, il existe un certain nombre d’heures de travail qui sont réparties d’une certaine manière entre les individus. Mais les modalités de répartition peuvent être très différentes. Par exemple aujourd’hui en Allemagne, il y a énormément d’emplois à temps partiel (28% de l’emploi contre 19% en France), très courts, mal payés, mal protégés, dans les services, principalement occupés par des femmes et des emplois à temps complet d’une durée un peu plus longue qu’en France, principalement occupés par les hommes. C’est le choix que l’Allemagne a fait à partir de 2001, renforcé par les lois Hartz, qui ont contribué à fragmenter le travail. Pour être encore plus clair je rappelle qu’entre 1992 et 2014, 4 millions d’emplois ont été créés mais qu’en revanche le nombre d’heures de travail est resté exactement le même : 58 milliards… En revanche en France, grâce aux 35 heures, nous avons des durées du travail plus homogènes, avec une norme de travail à temps complet un peu plus courte et des temps partiels moins nombreux et d’une durée plus longue qu’en Allemagne. L’emploi est moins fragmenté et les durées sont plus rapprochées notamment parce qu’il y a eu grâce aux 35 heures une déprécarisation du temps partiel. Vous voyez que l’on peut avoir le même volume de travail avec des répartitions complètement différentes. Je pense que du point de vue de l’égalité hommes femmes et plus généralement de l’équilibre entre vie professionnelle et vie familiale pour les hommes et les femmes le système français est plus raisonnable. Mais il est dénoncé par les économistes qui ont dans leur ligne de mire le niveau des salaires : ils sont d’accord pour une réduction du temps de travail via le temps partiel, parce que les salaires diminuent en proportion mais contre une opération de réduction collective qui risque d’entraîner une augmentation des salaires. Le problème pour eux, c’est le niveau des salaires comme le montre magnifiquement le rapport sur le SMIC du groupe d’experts (dits indépendants) qui préfèrent voir augmenter la prime d’activité que le SMIC. Pour eux, les salaires français sont trop élevés. Pourtant, n’est-ce pas insupportable qu’aujourd’hui une partie non négligeable de la population ne parvienne pas à vivre de son travail et qu’il faille des aides d’État pour compléter la rémunération versée par les entreprises ? N’y a-t-il pas là un dysfonctionnement majeur ? Et peut-on considérer le salaire comme le prix d’une marchandise comme les autres ? Le libéral Buret nous rappelait déjà dans un magnifique texte Des classes laborieuses en France et en Angleterre que la théorie du travail marchandise était inhumaine et inacceptable.

Il y a un effet peu souligné des 35 heures, c’est l’impact sur les femmes. En 2001, vous avez parlé de la nécessité d’« émanciper les hommes du travail pour émanciper les femmes du Domestique »…
C’était dans mon livre Le Temps des femmes. Pour un nouveau partage des rôles dans lequel je revenais sur cette idée que la réduction de la durée du travail est un instrument indispensable au service de l’égalité hommes-femmes. Je redis d’un mot pourquoi. Une partie de l’inégalité professionnelle entre hommes et femmes vient du fait que les femmes sont toujours soupçonnées d’être des mères potentielles et prennent de fait en charge la plus grande partie des tâches domestiques et familiales. De multiples enquêtes ont bien mis en évidence le choc sur la carrière des femmes que constitue l’arrivée d’un enfant : contrairement aux hommes qui ne sont pratiquement pas affectés, les mères diminuent leur temps de travail ou changent d’emploi, voire pour certaines s’arrêtent de travailler. Le fait que leurs salaires soient moins élevés, qu’elles accèdent moins aux postes de responsabilité, qu’elles occupent des emplois différents de ceux des hommes est très lié au fait qu’elles sont considérées comme les principales responsables de ces tâches domestiques et familiales. Et il y a bien sûr un cercle vicieux dans tout cela puisque, dès lors que dans un couple l’homme gagne plus, c’est rationnel que ce soit la femme qui diminue son activité. Et cela ne bouge pas : depuis trente ans, les hommes font quelques minutes de travail domestique en plus et c’est grâce à l’équipement ou à la délégation que les femmes passent moins de temps à prendre soin de la maison et de la famille. Même si ce sont elles qui continuent à être en première ligne le matin pour habiller les enfants, le soir pour aider aux devoirs ou quand les enfants sont malades. Ce que j’expliquais dans Le Temps des femmes, c’est que si nous voulons prendre au sérieux le souhait des femmes de travailler comme les hommes et plus généralement la nécessité de l’égalité entre hommes et femmes, nous avons besoin de très profonds changements dont une implication forte des hommes dans la prise en charge de ces activités. Et il me semble évident que la RTT — à condition d’être bien conduite, c’est-à-dire de permettre de dégager du temps là où c’est nécessaire — constitue une clef : car elle autorise les hommes à assurer une part importante de ces activités et libère ainsi les femmes. L’expression est reprise d’une féministe néerlandaise auquel ma collègue Marie Wierink a consacré de nombreux articles. C’est notamment pour observer si ce basculement (augmentation du temps de travail domestique et familial des hommes) avait eu que nous avions monté avec mes collègues de la Dares une grosse enquête, l’enquête « RTT et modes de vie », la seule qui ait été consacrée à observer les effets de la RTT sur les salariés. Et l’enquête montre en effet, que lorsque la RTT a été bien menée, les hommes passent plus de temps avec leurs enfants et disent que la conciliation s’est améliorée. Cette question de la conciliation vie professionnelle vie familiale n’a cessé de prendre de l’importance au cours des 20 dernières années. C’est un élément déterminant du travail que les jeunes regardent aujourd’hui.

Aujourd’hui on voit en Allemagne les salarié d’IG Metall faire grève pour les 28 heures, quel regard portez-vous sur cette revendication qui va à l’encontre de l’idée qu’on se fait en France du modèle allemand ?
Il ne faut pas oublier que c’est l’Allemagne qui a ouvert la voie en cette matière ! En 1984, après une très longue grève, IG Metall avait obtenu le passage à 35 heures et en 1993, la semaine de quatre jours a été mise en place chez Volkswagen. Cela était très présent en France dans les années qui ont précédé la RTT. Il est vrai que depuis les réformes Schröder, on n’avait plus beaucoup entendu les syndicats allemands sur ces sujets. Cette opération est donc symboliquement très importante. Elle marque un retour des syndicats dans le débat, même si leur revendication est à mi-chemin d’une RTT individuelle et d’une RTT collective. En effet, ce qu’ils réclament est une RTT pour les salariés qui le souhaitent et non pas pour tous et la diminution de salaire est censée être en partie compensée. Ce que je trouve très intéressant dans cette affaire c’est que cette revendication s’opère au nom de la conciliation vie professionnelle-vie familiale et qu’elle est censée faciliter l’entrée des femmes dans ces secteurs qui en comptent très peu. Si on prend un peu de recul, on voit bien que si l’on veut que le taux d’emploi des hommes et des femmes soient identiques (ce qui n’est pas le cas aujourd’hui) et donc si on veut que les femmes travaillent toutes mais pas au rabais, pas en étant obligées d’être cantonnées dans des emplois à temps partiel ou des emplois qui permettent la conciliation, il faut non seulement une réduction de la durée normale du travail (une durée d’une trentaine d’heures par semaine, qui peut prendre la forme des 4 jours comme nous l’avons proposé avec Pierre Larrouturou dans Einstein avait raison, il faut réduire le temps de travail), c’est-à-dire à la fois une souplesse de la part des entreprises susceptibles de s’adapter aux contraintes de la vie familiale et une forte implication des hommes, plus des services de qualité : service public de la petite enfance, service d’aide aux personnes âgées dépendantes… Il faut reconstruire notre système productif aussi autour de la prise en compte des contraintes de la vie familiale.

A l’heure où les lignes entre la gauche et la droite semblent brouillées, le rapport au travail est-il toujours un marqueur politique pertinent ?
Il me semble que oui. On a toujours un camp pour lequel le travail — c’est-à-dire les travailleurs — doivent être mieux pris en compte notamment grâce à une augmentation des salaires et une amélioration des conditions de travail pendant que l’autre met en avant dans une formule extrêmement ambiguë (« il faut que le travail paye ») l’idée que les êtres humains fondamentalement paresseux doivent être incités à faire des efforts et en être récompensés. Mais je reconnais que les lignes se sont brouillées et que de plus en plus cette dernière philosophie est partagée, comme l’idée que le Code du travail et le coût du travail constitueraient l’explication majeure du taux de chômage français. La gauche de gouvernement, entre 2012 et 2017 a semblé complètement partager cette idée et la continuité entre la loi de sécurisation de l’emploi de 2013, la loi El Khomri et les ordonnances Travail est de ce point de vue frappante. On a l’impression d’un consensus sur l’ensemble du corpus idéologique que l’OCDE a défendu entre 1990 et 2002 : nécessité d’une flexibilité des salaires à la baisse, rôle principal de la législation protectrice de l’emploi dans le chômage… Or même l’OCDE a fini par reconnaître qu’il n’en était rien. Je rappelle que dans le fameux indice de « rigidité de la protection de l’emploi » de l’OCDE, l’Allemagne est plus « rigide » que la France. Enfin, cette focalisation sur le « marché du travail » est néfaste : on sait bien que l’insuffisance d’activité et les politiques budgétaires restrictives en Europe portent une très grande part de responsabilité dans la situation française. Ce qui me semble très problématique c’est que le gouvernement, au nom du redressement du pays, se focalise à nouveau sur les dispositifs protecteurs des salariés, déséquilibre de ce fait un peu plus la relation entre employeurs et salariés et qu’alors même que la pénibilité du travail reste très forte, une partie des dispositifs qui permettait d’y remédier a été supprimée : je veux parler des quatre risques qui ne sont plus pris en charge par le compte de prévention.

En 2007, la campagne de Ségolène Royal remettait au centre la valeur travail, qu’il ne fallait pas abandonner à la droite, selon la candidate socialiste. Est-ce que c’est une régression ou un aveu, une façon de dire qu’on a peut-être négligé son importance centrale pour, par exemple, la réalisation de soi ?
Cette campagne fut un beau moment de triangulation comme on dit : parce que, souvenez-vous, Nicolas Sarkozy réussit à dénier à la gauche sa capacité à défendre le travail (elle aurait abandonné la valeur travail en mettant en œuvre les 35 heures) et lui a finalement emprunté tout son arsenal idéologique : importance du travail, insuffisance des salaires (à cause de la modération salariale due aux 35 heures selon Sarkozy), importance de récompenser l’effort et le mérite… Ce qui a obligé Royal à ne pas assumer complètement l’héritage des 35 heures — inaugurant ainsi une longue série de mises à distance voire de reniement de la part de membres du PS par rapport à cet héritage considéré comme encombrant. Pourtant à l’époque on savait bien que la valeur travail n’avait en rien été dégradée, que les Français continuaient à attacher une importance très forte au travail. Cette campagne a donc été un moment clef dans le brouillage des discours et dans la décrédibilisation de la réduction du temps de travail comme projet de société.

Vous n’hésitez pas à vous engager politiquement, auprès du PS, au moment de la fondation du mouvement Nouvelle Donne de Pierre Larrouturou… L’engagement auprès des décideurs politiques, est-ce la meilleure façon de faire évoluer les choses ?
Je ne dirais pas que je m’engage pas auprès de « décideurs publics » : j’apporte mon soutien — et mon travail — à des mouvements dont je partage les idées. Je crois fondamentalement au pouvoir des idées, et à celui des instruments qui permettent de diffuser celles-ci : livres, articles, conférences, émissions de radio ou de télé. Une campagne présidentielle constitue un moment clé où il est possible de donner à certaines idées ou à certains thèmes une audience décuplée. C’est d’ailleurs dommage qu’il en aille ainsi et que les résultats de la recherche ne soient pas plus partagés. Peut-être irait-on plus vite dans la résolution de certains problèmes s’il en allait autrement… Je pense à ce qui a été rendu enfin visible lors de la grève des personnels hospitaliers parisiens il y a deux ans ou lors du mouvement des Ehpad cette semaine. Cette très forte dégradation des conditions de travail, l’intensification du travail et sa perte de sens pour beaucoup, tout cela est évident pour qui regarde de près les résultats de l’enquête « Conditions de travail » de la Dares ou les travaux des sociologues du travail. Le fait de devoir toujours se dépêcher, de ne plus pouvoir consacrer le temps suffisant à des opérations pourtant essentielles, la pression de la rentabilité, le poids des indicateurs, l’obsession de la quantité au détriment de la qualité, le sous-effectif, l’expansion du New Public management… tout cela est mis en évidence par les travaux des sociologues depuis des années, comme d’ailleurs, d’un autre côté, la facilité qu’il y a à licencier ou à se séparer d’un salarié, les discriminations, les injustices qui peuvent exister dans le travail. Mais il faut des documentaires comme « Cash investigation » pour que cela arrive à la connaissance du grand public et puisse devenir un problème public. S’engager permet de raccourcir ce temps d’appropriation, et de contribuer à ce que des résultats de recherche trop souvent confinés dans les sphères académiques se transforment en problèmes politiques et publics.

Quelle est l’évolution la plus notable du travail depuis que vous vous intéressez au sujet ?
L’ampleur qu’ont prise la souffrance et la déconsidération de soi que peut entraîner l’absence de reconnaissance ou plus simplement le fait d’être traité comme un pion. Combien de fois avons-nous entendu cela quand nous avons fait notre enquête sur la reconnaissance au travail. Le mépris dans lequel sont encore tenus une grande partie des ouvriers et des personnels d’exécution : « nous ne sommes que des pions », « on ne nous voit pas ». Le fait que l’on ne prend presque jamais le temps et le soin d’écouter ceux d’en bas, ceux qui font. Vous allez me dire que ce n’est pas nouveau. Peut-être. Cela se passe en effet sur fond d’une évolution majeure qui est la pression à laquelle sont soumises une très grande partie des travailleurs aujourd’hui, qu’ils soient ouvriers, cadres ou indépendants. Le rythme s’est considérablement accéléré et il faut le suivre. La pression — des objectifs, des clients, du supérieur, des contrôles, des signaux — est devenue considérable. Les travailleurs sont de plus en plus commandés par des procédures formelles, des signaux automatiques, des commandements vocaux : un management par algorithme, qui conduisent à une déshumanisation du travail. Et, comme le dit magnifiquement Christian Corouge dans son dialogue avec Pialoux, certes, les conditions de travail physiques sont peut-être moins difficiles mais la charge mentale, la tension psychologique qui résulte de cette pression temporelle et de cette accélération des rythmes se sont considérablement développé.

Vous avez participé à la campagne de Benoît Hamon en 2017, une campagne qui a mis en avant beaucoup d’idées neuves, à commencer par comme le revenu universel, mais aussi la transformation numérique, la transition écologique… S’agissait-il d’une campagne à contretemps ?
Certainement pas ! Bien au contraire, il a été un des rares à essayer de mettre au centre du débat (on revient à votre première question) des sujets déterminants pour l’avenir du travail : que va faire l’automatisation à l’emploi ? Comment tenir ensemble la question écologique et la question sociale ? Comment agir face à l’utilisation massive des perturbateurs endocriniens ? Comment redonner la parole et le pouvoir aux salariés dans l’entreprise et démocratiser l’économie ?… Je regrette que tous ces sujets n’aient pas été centraux dans la campagne. Je ne vous dis pas que je partageais toutes les positions de Benoît Hamon. Par exemple je ne pense pas que l’on puisse parler de fin du travail. Et je pense qu’il faut se méfier de cette avalanche d’études (finalement une seule, celle de Frey et Osborne, copiée et répétée des dizaines de fois sans recul) très inquiétantes qui suggéraient que la moitié des emplois allaient disparaître dans les dix ans qui viennent. Elles ont d’ailleurs été critiquées et aujourd’hui il semble y avoir un consensus sur le fait que c’est plutôt 10 % des emplois qui pourraient disparaître mais autour de 50 % des emplois qui pourraient être très profondément transformés. Il y a bien une question majeure : laissons-nous cette vague d’automatisation déferler sur le monde et refaçonner entièrement nos modes de production sans rien dire ? Est-ce normal que quelques grosses entreprises transnationales disposent de ce pouvoir ? Comment pouvoirs publics et citoyens peuvent-ils avoir leur mot à dire dans ces recompositions. Il y a dans une grande partie des discours ambiants une incroyable soumission à une forme de déterminisme technologique qui est insupportable. Mais les questions ne s’arrêtent pas là : cette révolution technologique que l’on nous annonce et qui est censée aussi transformer le travail, le rendre collaboratif, s’appuyer sur des organisations horizontales qui nous permettront, nous dit-on, de rompre avec le salariat et que chacun d’entre nous devienne une petite entreprise, est-elle si désirable que cela ? Est-elle si dématérialisée que cela ou n’est-elle pas plutôt considérablement consommatrice d’énergie et de minerais rares ? Ne ferait-on pas mieux de repenser tout notre système productif en nous efforçant de prendre en considération la priorité absolue qu’est la contrainte écologique ? La reconversion écologique de nos sociétés n’est-elle pas le vrai sujet et ne constitue-t-elle pas une formidable opportunité pour développer l’emploi et changer le travail ?

Quel regard portez-vous sur l’action d’Emmanuel Macron qui insiste beaucoup, par exemple, sur la formation tout au long de la vie et sur la flexibilité ?
Je ne partage en aucune manière son diagnostic sur les causes du chômage français : l’idée que tout le mal viendrait de la difficulté à licencier n’est absolument pas validée par les études, et même l’OCDE a renoncé à soutenir cette position. Et cette focalisation sur le « marché » du travail ne me semble pas légitime, pas plus que l’idée qu’il faudrait contrôler les chercheurs d’emploi comme s’ils ne voulaient pas travailler, alors qu’on sait bien (il y a eu un très intéressant rapport de l’IGF sur le sujet) qu’il existe des obstacles majeurs à la reprise d’emploi (l’éloignement du domicile, la non possession du permis de conduire, l’absence de transports, le logement, les écoles…). Je considère également qu’il aurait fallu commencer par la sécurité avant de flexibiliser encore plus le marché du travail et que l’on est loin du fameux modèle nordique. Enfin, investir massivement dans la formation des personnes et dans leur reconversion est bien évidemment une très bonne idée à condition qu’ellephs soient accompagnées, que la formation des demandeurs d’emploi ne mobilise pas des fonds pris sur celle des salariés et qu’il ne s’agisse pas, comme pour le plan 500 000 de l’année 2016, de formations trop courtes. Je trouve dommage que, disposant d’une liberté de manœuvre comme il en a une, il n’ait pas engagé nos sociétés dans un profond changement de paradigme : un investissement massif dans la transition écologique, la rénovation thermique des bâtiments, la reconstruction de tout notre système productif : la construction d’un Nouveau Monde…

Le président de la République a développé récemment l’idée de responsabilité sociale des entreprises, il a appelé depuis le forum de Davos les entreprises à participer au « bien commun » : on assiste à une prise de conscience que l’entreprise ne peut pas être qu’une  machine à profit, qu’elle touche la vie des gens ?
Je l’espère vraiment ! Et il est dans le pouvoir du président de la République de faire en sorte qu’il en aille ainsi : il lui suffit de demander au gouvernement de faire un projet de loi permettant vraiment au modèle français de se rapprocher du modèle nordique, en organisant la représentation des salariés au conseil d’administration des entreprises et en faisant en sorte que les comités d’entreprise soient dotés de nouveaux pouvoirs… Si l’on veut vraiment que l’entreprise participe au bien commun il ne faut en effet plus que sa fonction soit réduite à faire du profit, comme le soutenait Milton Friedman dans les années 70, et il faut donner la possibilité aux salariés mais sans doute aussi à d’autres catégories de personnes de dire leur mot sur la production. Car aujourd’hui plus que jamais nous savons que produire n’est pas un acte anodin, c’est une opération qui peut avoir des effets sur le monde entier notamment si elle augmente les quantités de gaz à effets de serre dans l’atmosphère, prélève des ressources naturelles non renouvelables… Il est donc légitime que l’ensemble des citoyens puisse dire leur mot sur cette production.

Le retour de la croissance, c’est une bonne nouvelle ?
C’est une bonne et une mauvaise nouvelle. Bonne si l’activité qui est relancée n’augmente pas les gaz à effet de serre, n’opère pas des prélèvements sur les ressources naturelles non renouvelables, ne dégrade pas la qualité des eaux, de l’air, des sols, des forêts, des paysages. Mauvaise s’il s’agit juste d’une augmentation du taux de croissance du PIB qui comme on le sait comprend à la fois des bonnes choses — bonnes pour la conservation du patrimoine naturel et de la cohésion sociale — et des choses toxiques. Nous devons plus que jamais désormais raisonner en braquant notre regard sur d’autres indicateurs que le PIB — l’empreinte carbone, l’indicateur de santé sociale —, raisonner au-delà de la croissance.


Raphaël Bourgois

Journaliste

Rayonnages

Politique