Idées

David Rieff : « L’histoire n’est pas une école. »

Journaliste

Éditeur puis correspondant de guerre et essayiste, David Rieff plaide dans son dernier ouvrage pour l’oubli là où la guerre des mémoires peut mener à de nouvelles violences. Il s’en prend à la bureaucratisation du devoir de mémoire, notamment en France où l’on croit naïvement et, selon lui, à tort que l’histoire peut servir de leçon.

A New York, David Rieff a longtemps été éditeur. Chez Farrar, Strauss & Giroud, et pas n’importe quel éditeur, celui de Joseph Brodsky et de Philip Roth, de Carlos Fuentes et de Mario Vagas Llosa. Puis, en 1992, à Sarajevo, il est devenu reporter de guerre pour les plus grands journaux américains. Il a “couvert” les Balkans puis l’Irak, l’Afghanistan, a beaucoup voyagé en Afrique aussi. Depuis quelques années, il enseigne à la New School for Social Research, et publie des essais. Notamment un hommage à sa mère défunte, l’essayiste Susan Sontag. Son dernier livre prend la forme d’un Éloge de l’oubli. Conversation à propos de la mémoire à l’occasion de son passage à Paris. SB

Comment avez-vous ressenti le besoin d’écrire un Éloge de l’oubli ?
Pendant une quinzaine d’années, j’ai été correspondant de guerre. En Croatie et en Bosnie puis en Irak et en Afghanistan. Et quand je suis arrivé à Sarajevo, en 1992, je pensais, comme l’immense majorité des gens, et comme l’a clairement formulé le philosophe George Santayana, que « ceux qui ne peuvent se souvenir de leur passé sont condamnés à le répéter ». Mais dans les Balkans, puis au Rwanda, en Israël et en Palestine, j’ai vu comment on pouvait faire usage de la mémoire comme arme de guerre. Alors j’ai commencé à me dire qu’il n’était pas forcément vrai de prétendre que la mémoire est toujours moralement supérieure à l’oubli. J’ai commencé à réfléchir à la question. J’ai lu. Découvert des choses intéressantes, comme l’idée de cette critique littéraire de Belfast, Edna Longley, qui avait imaginé élever « un monument à l’amnésie en guise de commémoration de l’histoire irlandaise, et de l’oublier aussitôt ». Des écrivains avaient depuis longtemps déjà émis l’idée que je poursuivais, des poètes comme Shelley, Kipling mais aussi Borgès ou Szymborska. Des gens peut-être moins concernés par les sciences sociales que par la métaphysique. Tzvetan Todorov avait aussi pointé les risques d’abus de la mémoire, mais il conservait malgré tout l’idée qu’il pouvait y avoir un bon usage de la mémoire, une « mémoire exemplaire » susceptible de nous permettre de comprendre des situations nouvelles. J’ai eu l’occasion de discuter avec Todorov. Il ne partageait pas ma critique de ce dernier point ni, plus généralement, le fait de considérer, au cas par cas, la possibilité de l’oubli, entendu comme le silence public. Mais je pense au moins l’avoir convaincu d’une petite chose, un an avant sa mort : la difficulté de savoir qui va décider s’il s’agit d’un bon usage ou d’usage abusif, d’une « mémoire exemplaire » ou pas. Est-ce que Jésus Christ va revenir et dire aux protestants d’Irlande du Nord qu’ils ont eu tort ? Sinon qui ? Et que faire dans les situations de guerre où il n’y a pas vraiment de vainqueurs et de vaincus ? C’est précisément dans ces cas-là, quand  pointe un danger de récidive de guerre qu’il faut envisager la possibilité de l’oubli. C’est au fond ce que les Français ont obtenu avec l’édit de Nantes. Henri IV n’était pas idiot, il savait fort bien que les gens n’allaient pas oublier les guerres de religion. Il le savait mieux que personne. Mais il a ordonné l’oubli, c’est-à-dire le silence public. C’est à Henri IV que je veux revenir, pas à George Santayana.

Dans votre livre, qui vient d’être traduit en français mais a paru en 2015 en version originale, vous n’abordez pas les événements survenus cet été dans le Sud des États-Unis après le meurtre d’une militante antiraciste à Charlottesville : des statues de figures confédérées esclavagistes ont été déboulonnées. Comment l’analysez-vous ?
J’ai été très surpris qu’un meurtre raciste puisse déclencher un mouvement aussi radical. Il y a eu tellement de meurtres racistes de ce type, sans que rien ne se passe. Enfin la version sudiste était mise en question. J’avais 9 ans au moment du centenaire de la Guerre de Sécession et je me souviens parfaitement de la façon dont on en parlait : seule la version sudiste avait droit de cité, on entendait qu’il s’était agi d’une guerre fratricide, qu’il y avait des bons et des méchants dans chaque camp, que cela n’avait strictement rien à voir avec l’esclavage… Et l’on tolérait dans le Sud du pays un véritable triomphalisme confédéré. A cette époque, il y avait à la télévision deux séries qui mettaient en scène des « héros » sudistes : Gray Ghost, autour de la figure du major John Singleton Mosby ; et The Rebel, qui célébrait un vétéran confédéré nommé Johnny Yuma, série pour laquelle Johnny Cash avait écrit la chanson… Et ces programmes télévisés n’étaient pas réservés au Sud ! A ma connaissance, ce qu’on appelle aux États-Unis la Civil War est la seule guerre importante dans laquelle un camp a gagné la guerre et l’autre la guerre des mémoires. Quand on gagne une guerre, normalement on impose sa version de l’histoire au perdant. C’est ce qu’on a fait en Allemagne à partir de 1945, et ce fut une excellente chose. C’est exactement ce qu’il fallait faire. Mais ce n’est pas toujours une très bonne chose.

Comment expliquez-vous que dans le cas américain les vaincus soient parvenus à faire triompher leur version de l’histoire ?
A partir de 1865, à la fin de la guerre, les troupes du Nord ont occupé le Sud, des droits ont progressivement été accordés aux Noirs dans ces ex-États confédérés, lentement, non sans résistance, c’est le moins qu’on puisse dire mais des Noirs ont ainsi pu siéger dans les assemblées locales. Et puis, 11 ans plus tard, à la faveur d’une élection présidentielle incertaine, en 1876, qui a vu la victoire très serrée du Républicain Hayes, il a été mis fin à ce qu’on appelait la Reconstruction, ce qui signifiait notamment la fin de l’occupation du Sud. C’est à partir de ce moment-là que la version sudiste s’est imposée, avec le retour des anciens combattants, de tous ceux qui ne voyaient pas en quoi l’esclavage était un mal… C’est cette période-là, qui commence en 1876, qu’est venu refermer l’impressionnant mouvement de l’été dernier qui a vu le déboulonnage de monuments mémoriels confédérés qui avaient été, pour la plupart, installés dans les années 1950-60 comme réponse au mouvement pour les droits civiques des Noirs. Ces monuments furent et demeurent les armes d’une idéologie.

Au-delà de la question de la Guerre de Sécession, où en sont les États-Unis aujourd’hui en matière de politique de la mémoire ?
C’est comme dans tous les pays et, en particulier la France – patrie de la mémoire politique ! –, certaines choses sont considérées comme importantes à commémorer et d’autres non ou moins. Dans tous les pays on assiste à des conflits mémoriels, en Grande-Bretagne, en Australie, en Espagne… Et, d’une certaine façon, on voit se dégager désormais une sorte d’affrontement entre deux versions de la mémoire. D’un côté une mémoire 1.0 : la mémoire triomphale, celle des batailles, des victoires de la Nation, faite de héros et de martyrs… De l’autre, une mémoire concurrente, une mémoire 2.0 : la mémoire victimaire, celle des victimes de l’État ou du peuple, les minorités sexuelles, les non-Blancs etc. Aux États-Unis, il y a plusieurs nœuds de conflits mémoriels, comme Christophe Colomb, par exemple, ou l’esclavage bien sûr… S’agissant d’événements plus récents, comme le 11 septembre, il n’y a pas vraiment de débat sur la nécessité de la commémoration, à l’exception de quelques positions ultra-minoritaires. Mais il faut se préparer à l’idée qu’il n’en sera pas toujours ainsi. Comme pour Pearl Harbor, dont la commémoration était autrefois politiquement, idéologiquement très importante, ce qui n’est assurément plus le cas. Les choses évoluent, et j’imagine que vingt ou trente ans après la fin de ce qu’à Washington on appelle la « longue guerre », la guerre contre les jihadistes, cette mémoire-là aussi sera « domestiquée », comme ce fut le cas pour Pearl Harbor. Peut-être cela prendra-t-il plus de temps encore mais cela se produira nécessairement.

Pourquoi dites-vous que la France est la patrie de la mémoire politique ?
Je ne pense pas qu’il existe une autre société dans laquelle la mémoire soit à ce point sacralisée. « Le devoir de mémoire », ne serait-ce que cette expression ! Nous n’avons pas l’équivalent en anglais. Même ceux qui, aux États-Unis, militent pour la destruction des statues de Colomb, par exemple, ou ceux qui se battent pour la création de musées pour les indigènes américains, n’utilisent jamais cette expression presque moralement totalitaire de « devoir de mémoire ». En France, la mémoire est souvent considérée comme un devoir sacré. Et, sur ce point, Marine Le Pen et les Indigènes de la République sont parfaitement d’accord entre eux. Pas sur ce qu’il convient de commémorer, ni sur la manière de le faire bien sûr ! Mais sur le fait que s’imposerait un devoir de mémoire.

N’est-ce pas lié à la place très privilégiée qu’occupe la discipline historique en France, dans le cursus scolaire notamment ?
Je n’y avais pas pensé mais cela me paraît juste. Mais c’est aussi sans doute lié à la place qu’occupe la Shoah dans l’espace public. Hors l’Allemagne et Israël (et peut-être la Palestine, je ne sais pas), cette place me semble bien plus importante qu’ailleurs, et notamment qu’aux États-Unis. Alors même qu’aux États-Unis le soutien à Israël est très fort, et qu’il dépasse la communauté juive, puisque les sionistes chrétiens constituent le meilleur bouclier d’Israël à Washington. Alors pourquoi en France ? Certes il y a eu le Vel’ d’Hiv’ mais des événements comparables se sont produit aux Pays-Bas, et beaucoup plus de juifs français ont survécu que de juifs néerlandais. Les Français ne le savent peut-être pas aujourd’hui. Ou – pure spéculation – est-ce parce qu’ils ne peuvent pas être les meilleurs que les français se plaisent à s’imaginer les pires ?

Dans quelques années, il n’y aura plus aucun responsable vivant de la Shoah sur la planète ni, un peu plus tard sans doute, aucune victime. Qu’est-ce que cela changera dans le rapport à la mémoire ?
En un sens, tout. C’est crucial. La mémoire collective, la mémoire historique c’est davantage une métaphore qu’une réalité. Seule existe vraiment la mémoire individuelle. Il y a, bien sûr, des mythologies partagées, des consensus idéologiques, moraux, intellectuels, sociologiques. Mais lorsqu’il n’y a plus de témoins directs, ou de gens qui ont entendu de la bouche de témoins direct, des récits de ce qu’ils ont connu alors d’une certaine façon on sort de la mémoire au sens strict pour entrer dans l’histoire. Mon ami Leon Wieseltier a écrit un grand livre à ce sujet, sur ce qui se passe après. Et après, la question devient : comment le présent entend se servir du passé. Mon livre est un plaidoyer pour l’idée qu’il existe des cas (certainement pas tous les cas, ni même la majorité des cas) pour lesquels se souvenir au sens métaphorique s’avère plus dangereux que positif.

Et ces usages du passé par la mise au point de politiques mémorielles vous semblent-ils plus fréquents qu’autrefois ?
Il me semble. Mais peut-être ai-je tort. On retrouve de tels usages du passé dans toute l’histoire de l’Europe, sans doute. Mais ce qui me semble nouveau, c’est la bureaucratisation du devoir de mémoire.

Et c’est dangereux ?
Ça dépend. Ce n’est pas si dangereux dans un pays où il n’y a pas de guerre. Il y a en France potentiellement de graves conflits sociaux mais je ne perçois pas de risque de guerre ! Et dans un tel contexte, plutôt paisible, ce n’est pas grave. Je ne partage pas du tout le point de vue de la droite française tel qu’exprimé par un journaliste du FigVox qui m’affirmait récemment que sans mémoire politique un pays ne peut pas survivre… Je ne suis pas du tout convaincu de cela. C’est comme les gens qui vous disent qu’il n’y a pas de morale sans la religion. Ce sont des propositions fort douteuses. Mais je crois que symboliquement la mémoire politique peut jouer un rôle très important, elle peut notamment permettre de distinguer la droite de la gauche. La droite envisage la mémoire comme quelque chose qui ne change jamais, ce qui est faux. Il suffit de se souvenir que Jeanne d’Arc, avant d’être récupérée par l’extrême-droite à partir de sa béatification, fut une figure socialiste… Et puis tout meurt. Y compris la mémoire des choses les plus horribles. Je ne plaide pas pour cela. Je ne dis pas qu’il faut oublier la Shoah ! Je constate juste qu’un jour elle sera oubliée. Ce n’est pas un argument pour oublier la Shoah mais un argument pour désacraliser la mémoire, y compris la mémoire de la Shoah.

C’est aussi une manière d’être réaliste par rapport au futur…
Le passé commence comme une blessure ou une jouissance avant d’être normalisé puis marginalisé. Par ailleurs, dans nos sociétés de plus en plus hétérogènes (dans les pays du Nord comme ceux du Sud d’ailleurs), je ne trouve pas très judicieux d’insister sur la mémoire. Il me semble, au contraire, qu’il conviendrait d’un peu moins penser le passé pour se consacrer à notre présent et à notre futur ensemble. On ne peut pas tout le temps exiger de penser à Vercingétorix ! S’agissant de la Shoah, c’est autre chose car bien sûr ceux qui justifient la sacralisation de la Shoah défendent une idée parfaitement honorable : ils estiment que la Shoah pourra servir de leçon pour toujours. Je ne suis pas d’accord mais je comprends et respecte cette perspective.

Pourquoi n’êtes-vous pas d’accord ?
Parce que je ne crois pas que l’histoire soit une école. Je ne crois pas qu’on apprenne grand-chose de l’histoire. Attention : je prône pas l’inverse ! Je ne propose pas d’inverser la phrase de Santyana pour affirmer que « ceux qui n’oublient pas le passé seraient condamnés à le répéter ». Je ne crois pas à ce genre de déterminisme simplet. Mais je ne crois pas non plus au pouvoir qu’on prête à l’histoire, c’est pour moi un fantasme de rédemption. Et cela relève du narcissisme, comme si le passé était le prologue du présent que nous vivons. Et, plus empiriquement : aucune mémoire d’un génocide n’a permis d’empêcher un autre génocide au cours du XXe siècle. Je sais bien qu’une proposition morale ne doit pas nécessairement s’avérer empiriquement vérifiable. Dans Hope without optimism, Terry Eagleton défend brillamment l’idée qu’il n’y a pas de justification empirique pour l’espoir, qu’il s’agit d’une catégorie morale et métaphysique. Il existe donc bien sûr des raisons morales fortes de continuer à commémorer la Shoah mais je ne crois pas, hélas, que cela puisse constituer un vaccin contre des génocides futurs.


David Rieff, Éloge de l’oubli. La mémoire collective et ses pièges, traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Joly, Premier parallèle, 220 pages, 18 €

 

Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC

Rayonnages

SavoirsHistoire

Notes

David Rieff, Éloge de l’oubli. La mémoire collective et ses pièges, traduit de l’anglais (États-Unis) par Frédéric Joly, Premier parallèle, 220 pages, 18 €