François Héran : « L’Afrique subsaharienne migre moins que les autres régions du monde. »
François Héran délivrera le 5 avril prochain sa leçon inaugurale au Collège de France, où il vient d’être élu par ses pairs sur la chaire « Migrations et société ». Philosophe de formation puis titulaire d’une thèse d’anthropologie, François Héran est sociologue et démographe. Il a longtemps travaillé à l’INSEE puis à l’INED, qu’il a dirigé pendant plus de dix ans, institutions au sein desquelles il a mené des enquêtes sur la sociabilité, la formation des couples, les efforts éducatifs des familles, l’histoire familiale, la transmission des langues, la participation électorale et, surtout, sur l’immigration, qui est devenu au fil du temps son objet de recherche privilégié. C’est essentiellement d’immigration qu’il parle dans cet entretien qu’il nous a accordé dans les bureaux de son Institut Convergences Migrations, qu’il vient d’installer rue d’Ulm, au Collège de France.
Plus que beaucoup d’autres domaines, l’immigration offre l’occasion de mesurer l’écart considérable entre, d’un côté, l’état des savoirs partagés, au-delà des controverses scientifiques, et, de l’autre, la manière dont la question est posée dans l’espace public, notamment par les responsables politiques ou par les médias. Comment l’expliquer ?
Peut-on affirmer que l’opinion publique vivrait toujours dans l’illusion tandis que les chercheurs seraient maîtres du savoir ? C’est, hélas, un peu plus compliqué. Lorsque l’on demande aux Français quelle est la part d’immigrés dans la population, ils ont certes tendance à doubler, voire tripler la proportion réelle. Mais, en fait, ils prennent en compte la seconde génération, les enfants nés sur place de parents immigrés, ce qui double les effectifs. Et la présence importante de l’Outremer peut également influencer leurs perceptions… Une partie des biais de représentation sont explicables. On peut aussi noter que l’opinion est très sensible à certaines évolutions. En 1975 encore, 15% seulement des immigrés vivant en France venaient du monde arabo-musulman ; c’est aujourd’hui près de 45 %. Il ne faut pas s’étonner que l’opinion publique perçoive un tel changement, même si elle n’a pas les moyens de le mesurer précisément. Plutôt que de prendre pour cible les représentations populaires, je préfère m’en prendre à un certain nombre d’argumentaires.
C’est ce que vous faites dans votre livre Avec l’immigration, en proposant une analyse fine de certaines constructions complotistes…
Oui, ces complots imaginaires reposent souvent sur ce qu’on appelle, en philosophie, le raisonnement par abduction, c’est-à-dire qu’on se hâte d’expliquer à bon compte une série de phénomènes étranges en leur attribuant une cause unique. Il est vrai que les scientifiques utilisent eux-mêmes ce type de raisonnement à des fins de découverte, mais à condition de procéder dans un second temps à un rigoureux travail de vérification, ce qui n’est pas le cas du raisonnement complotiste. Plutôt que de m’en prendre aux illusions populaires, j’ai préféré m’attaquer aux élucubrations du Front National ou de certains essayistes à la plume agile qui jouent un rôle majeur dans la bataille culturelle autour de ces questions.
Un bel exemple est l’idée répandue que la montée de l’immigration musulmane aurait été voulue de longue date par l’Union européenne ou par le grand patronat, avec la complicité des statisticiens et des démographes qui auraient sciemment occulté le phénomène. Les scénarios des projections démographiques sont ainsi réinterprétés comme des projets volontaires. S’il y a « trop » de migrants du Sud, c’est qu’un malin génie a programmé cet excès, ou encore qu’un homme politique a ouvert les vannes — comme Jacques Chirac, accusé d’avoir autorisé le regroupement familial en 1978. En réalité, le Conseil d’État s’est contenté de « dégager » un principe général qui se développait un peu partout en Europe.
Une difficulté de la démographie est le succès de sa diffusion dans le public. C’est un fait connu, désormais, grâce aux projections de l’ONU, que l’Afrique subsaharienne connaît une croissance démographique prodigieuse. Cela pose la question des conséquences de la diffusion d’un tel savoir. Notre rôle de chercheurs consiste à intervenir dans ces débats pour y rappeler des faits totalement oubliés. Préciser, par exemple, que 70% de la migration ouest-africaine se produit à l’intérieur de l’Afrique de l’Ouest… Et que la forte croissance démographique ne se traduit pas mécaniquement par une forte migration. L’Afrique émigre peu rapporté à sa population. C’est le continent qui émigre le moins. Une note récente du FMI indique que c’est l’Amérique latine qui connait les plus forts taux d’émigration, notamment du fait des migrations entre les pays d’Amérique latine, et l’Afrique arrive en dernière place, derrière l’Asie, derrière l’Europe… Il faut rétablir ces faits.
Autre point sur lequel le rétablissement des faits s’impose tant, dans l’espace public, les fantasmes recouvrent les réalités : les raisons pour lesquelles les gens migrent…
Pourquoi partent-ils ? Pas pour atteindre l’Eldorado. D’abord, la majorité des migrations sont des migrations forcées, liées aux conflits et aux guerres. Le plus gros reste confiné dans les pays du Sud. La migration libre reste très minoritaire : plus de 95 % de la population mondiale n’a jamais migré. Il y a cent raisons de rester chez soi, et seulement quelques bonnes raisons de partir. Elles ont été très étudiées : le décalage des niveaux de vie entre pays de départ et pays d’accueil, le niveau d’éducation, la proximité linguistique, le coût du transport (qui baisse), le coût de l’information, l’importance de la diaspora déjà en place et, surtout, le fait de posséder un minimum de ressources ou de capital humain qu’on voudrait placer dans un pays offrant plus de garanties… Une étude récente du FMI a montré que les Africains de l’Ouest migrent nettement moins que les Asiatiques, les Latino-Américains ou même les Européens. Quand ils migrent, c’est pour les mêmes raisons que les migrants d’autres continents. On se polarise beaucoup en ce moment sur la forte croissance démographique de l’Afrique subsaharienne – parce que la fécondité se situe encore à des niveaux très élevés dans certains pays enclavés comme le Niger, le Tchad ou le Mali – mais rien n’indique que ces excédents démographiques vont mécaniquement se déverser chez nous. Les migrations subsahariennes se font à 70 % dans un autre pays subsaharien. On ne peut faire de prévisions si l’on n’est pas attentif à tous les paramètres de la dynamique démographique.
Ce que ne favorisent pas toujours, loin s’en faut, les logiques médiatiques…
Pierre Rosanvallon a organisé il y a quelques jours au Collège de France un colloque sur les fake news. Les spécialistes du domaine, comme Dominique Cardon, ont plutôt relativisé leur impact : elles sont produites par des sites nettement moins consultés que les grands médias. Le site de Soral, c’est 30 000 abonnés quand celui du Monde en a 8 millions. Cela dit, une minorité agissante peut faire beaucoup de dégâts et l’on devrait s’intéresser davantage aux liens qu’entretient la galaxie des sites et des réseaux sociaux avec certains éditorialistes ou essayistes à succès. J’observe depuis quinze ou vingt ans que certains thèmes autrefois confinés au Front National se sont diffusés dans de larges secteurs du spectre politique, y compris à gauche : les migrants sont de trop, ils convoitent notre protection sociale, il faudrait abolir le regroupement familial, etc. . La lepénisation des esprits me rappelle les « compagnons de route » du PC : de peur d’être débordé par le peuple, on veut parler pour lui, adopter la « cause du peuple », comme dit Patrick Buisson et, du coup, parler peuple. La politique d’opinion se substitue ainsi à une démocratie de délibération qui a besoin, tout au contraire, d’analyses solides pour apprécier ce qui est possible ou impossible en matière de politique migratoire.
C’est l’articulation entre les nouveaux et les anciens médias qu’il conviendrait d’étudier ?
Les réseaux sociaux ont amplifié des thèmes qui circulaient déjà, mais de façon souterraine. Celui-ci, par exemple, que quelqu’un m’a confié un jour au téléphone : « pendant la guerre, on était envahis mais on pouvait résister ; aujourd’hui, avec l’immigration on est à nouveau envahis mais on ne peut plus résister. » Dans les années 1990, ce genre d’argument, très identifiable, n’affleurait pas dans le discours politique officiel. Mais, dix ans plus tard, je l’ai entendu dans la bouche de Marine Le Pen. Ses propos sur les prières de rue assimilées à une occupation lui ont valu un procès. Elle s’en est tirée en expliquant qu’elle ne parlait pas de l’occupation avec un o majuscule… Quand on s’astreint à écouter en entier les discours de Marine Le Pen, on constate que le discours est plus virulent, se lâche davantage, quand il est prononcé dans une petite commune. L’affaire des foutaises de Wauquiez vient de nous rappeler à quel point coexistent différents niveaux de langage chez les responsables politiques… On songe à la belle étude d’Erving Goffman qui montrait comment les employés d’un restaurant de bonne tenue pouvaient s’étriper dans les cuisines et, une fois passée la porte battante, faire bonne figure devant les clients. De nos jours, la porte battante baille en permanence et nous découvrons une arrière-cuisine peu ragoûtante. C’est encore une façon de « faire peuple » et cela modifie les conditions du débat. Les chercheurs doivent-ils y prendre part ? Ils ne peuvent rester au-dessus de la mêlée, c’est impossible. Mais, s’ils y entrent, c’est pour essayer d’en relever le niveau, ce qui n’est possible, à mon sens, qu’en s’armant de faits et d’arguments éprouvés. C’est dans cet esprit que je compte occuper la chaire « Migrations et sociétés » au Collège de France.
En l’espace de trente ans, le Front National a réussi à installer, au cœur du débat public, l’idée qu’il faut être pour ou contre l’immigration. D’où le titre de votre dernier livre, Avec l’immigration…
Je pars d’un constat objectif : l’immigration est devenue une réalité banale, ordinaire. Quand un quart de la population du pays est immigré ou enfant d’immigré, on ne peut plus considérer qu’il s’agirait d’une intrusion exceptionnelle. Or cette idée est entretenue par la vague d’immigration des années 2015-2017. Cette vague est certes un phénomène majeur ; elle a révélé les divisions de l’Europe, elle l’a même déchirée. Mais il ne faut pas oublier que, sous la vague, il y a l’océan, avec sa palpitation ordinaire.
Comment caractériser cette immigration ordinaire désormais ?
Longtemps, et c’est particulièrement vrai de la France, l’immigration ordinaire fut une immigration de travail, appelée pour assurer la reconstruction d’après-guerre et la croissance des Trente Glorieuses. Les pays du Golfe en sont encore là : leurs villes-champignons sont bâties par des travailleurs auxquels on interdit tout regroupement familial et qui restent rigoureusement tenus à l’écart de la population native… En France, une fois l’immigration de travail interrompue à la faveur de la crise pétrolière de 1973, on a découvert que le migrant était aussi un sujet de droit. Il faut se rappeler que ce sont les pays de l’Europe du Sud qui défendu les droits de leurs émigrés. En France, en Allemagne, en Suisse, nombre d’entreprises avaient l’habitude de renvoyer les travailleurs chez eux pendant les vacances avant de les réembaucher à la rentrée. L’Italie a mené une offensive diplomatique dans les années 1950-1960 pour exiger qu’on mette un terme à ces pratiques.
L’idée que les migrants sont des sujets de droit est donc venue de l’extérieur ?
Quand on regarde, avec les outils lexicographiques, la fréquence de l’expression « droits de l’homme » dans les écrits de l’entre-deux-guerres, on s’aperçoit qu’elle était entretenue à petit feu. C’est la victoire des Alliés sur le nazisme qui nous a rappelé l’importance des droits de l’homme et le fait qu’ils faisaient partie de notre patrimoine juridique. C’est dans ce contexte que nous avons signé, au Trocadéro, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. La découverte que le migrant est un sujet de droit fut très progressive. De quels droits parle-t-on ? Celui d’épouser qui l’on veut, par exemple, quitte à déclencher l’immigration d’un conjoint étranger : cela représente environ 50 000 personnes par an en France. Mais aussi le droit de vivre en famille, le droit pour un enfant de vivre avec ses parents et d’être scolarisé sans avoir à subir les conséquences du statut illégal de ses parents. Les États-Unis ont connu la même évolution, avec la décision Plyler versus Doe de la Cour suprême (15 juin 1982), qui contraignit l’État du Texas à assurer la scolarisation des enfants de clandestins. En France, le fameux arrêt Gisti du Conseil d’État a permis de « dégager » – c’est une belle expression juridique – le principe du droit à vivre en famille. Et donc le droit pour tous les membres d’une famille immigrée de travailler, parce qu’on ne peut pas mener une vie de famille normale si on ne travaille pas. On est ainsi passé du migrant travailleur au migrant sujet de droit. C’est sur cette révolution que les politiques de contrôle de l’immigration rêvent de revenir.
Dans un texte récent pour AOC, la philosophe Justine Lacroix s’inquiétait du recul de cette philosophie des droits universels et du retour à des droits réservés à des nationaux.
C’est indéniablement la tendance générale. Une façon de s’y prendre est de refuser aux migrants le temps de l’intégration. On exige de plus en plus que les personnes soient intégrées avant même d’arriver. Nicolas Sarkozy, dans sa campagne des primaires, avait même voulu « imposer l’assimilation » aux nouveaux entrants. À force de durcir les conditions préalables de logement et de revenu pour le regroupement conjugal, on finit par produire un changement qualitatif qui porte atteinte aux droits.
Ces atteintes aux droits seraient en quelque sorte plus obliques que frontales ?
Les responsables politiques qui réclament qu’on passe de 220 000 titres de séjour accordés chaque à année à 100 000, voire 20 000 ou 10 000, comme l’avait réclamé le Front national, n’ont jamais expliqué sérieusement comment ils s’y prendraient. Interviewé en novembre 2014 sur BFM, François Fillon avait proposé de sortir de la Convention européenne des droits de l’homme pour pouvoir la renégocier ensuite. Il opposait ainsi le gouvernement des juges au gouvernement du peuple, comme si les droits de l’homme ne faisaient pas partie de notre héritage. Imagine-t-on qu’à la faveur d’une campagne électorale comme il y en a beaucoup en Europe, on puisse d’un claquement de doigts se retirer de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, signée au Trocadéro en décembre 1948 après 60 sessions de travail ? L’idée d’une perte de souveraineté ne tient pas : nous avons souverainement souscrit à une règle universelle. Pour reprendre la belle formule de Bernanos, « ce n’est pas la règle qui nous garde, c’est nous qui gardons la règle » ! Emmanuel Macron, interviewé par Delahousse, avait ressorti pour sa part le vieil adage Pacta sunt servanda : les engagements (ou les contrats) doivent être respectés. Eh bien, appliquons ce principe à la régulation de l’immigration par les droits de l’homme.
En matière de migration, on ne peut pas faire de la démographie ou de la sociologie de l’immigration sans travailler avec des juristes, même si ces derniers font peu de recherche. Mais c’est l’un des axes sur lesquels j’insiste dans la construction en cours de l’Institut des migrations que nous avons décroché aux Investissements d’avenir. Dès les années 1980, un chercheur américain qui connait bien l’Europe, James Hollifield avait montré que les migrations internationales ne sont plus réglées par la logique du marché mais par la logique des droits.
Il n’existe à ce jour aucun exemple de retour sur des droits ?
Le seul cas que je connaisse en Europe d’un pays qui a fait marche arrière c’est le Danemark, qui s’est exempté de la Convention internationale des droits de l’enfant en refusant le regroupement familial automatique entre 16 et 18 ans ; il est désormais décidé au cas par cas. C’est une mise en cause d’un principe fondamental, mais la France n’est pas le Danemark…
Vous êtes très optimiste. Car nous assistons, depuis une trentaine d’années à la montée en puissance d’une critique de ce que certains osent appeler le « droits-de-l’hommisme » – une expression qui vient de l’extrême-droite mais qu’on trouve désormais largement utilisée, y compris à gauche par quelqu’un comme Hubert Védrine, par exemple.
Les esprits forts font de la Realpolitik. Mais le véritable réalisme est dans le camp des défenseurs du droit. Ce débat entre angélisme et réalisme est surjoué. Il y a tout de même moyen de n’être ni angélique ni cynique. Je récuse l’idée répandue selon laquelle on ferait de la morale quand on ouvre les frontières et de la politique quand on les ferme. En réalité, les deux décisions sont à la fois politiques et morales. Toute une littérature prolifère désormais pour fustiger la compassion, la pitié, la bienveillance, l’empathie, les « belles âmes », etc. C’est oublier que la pitié, qui est la capacité à se mettre à la place d’autrui en situation d’urgence, est un fondement du lien social, Rousseau l’avait compris mais Adam Smith aussi !
Après la vague mondiale d’émotion qu’avait suscitée la diffusion de la photo du petit Aylan Kurdi échoué sur une plage turque, les esprits forts ont parlé de coup monté en accusant le père ou le président turc. Le véritable slogan était : endurcissez-vous ! On devenait coupable de se sentir coupable. Dans mon livre, j’analyse une tribune de Chantal Delsol qui me paraît typique de l’idée qu’il existerait une stricte séparation entre la morale et la politique et qu’il reviendrait à la politique de borner la prise en compte de la morale au nom de l’intérêt collectif et du bon sens. C’est oublier que le bon sens est formidablement multiforme. La vieille idée selon laquelle il faut secourir autrui comme on aimerait être secouru à son tour relève aussi du bon sens…
Vous faites souvent référence à la philosophie…
Mon souci constant d’étayer mes dires sur des faits ne m’empêche pas, bien au contraire, de m’intéresser aux questions éthiques et morales. Et là, bien sûr, je puise dans ma culture philosophique. Je ne l’ai jamais reniée. Une difficulté majeure de la question des migrations, c’est qu’on ne dispose pas naturellement d’un « signe de bon gouvernement », comme la hausse de l’espérance de vie, la baisse de la mortalité infantile, la baisse du taux de chômage, etc. Pour les uns, c’est l’accueil des migrants qui accroît le bien-être collectif, pour les autres c’est sa réduction. Certains exigent l’intégration avant l’admission au séjour, d’autres veulent laisser faire le temps. Impossible de trancher le débat sur la bonne gouvernance des migrations sans faire appel à des principes inséparablement politiques et moraux.
En France, on fait souvent un usage un peu pervers de la fameuse distinction proposée par Max Weber entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Ça plaît beaucoup aux énarques. Mais le dilemme est forcé. Weber avait prononcé sa fameuse conférence sur le sujet devant les Spartakistes qui avaient pris le pouvoir à Munich ! Un contexte pour le moins particulier, où il y avait du sens à rappeler à de jeunes révolutionnaires que l’amour du prochain ne suffisait pas à faire une bonne politique.
Les circonstances ont changé. L’heure n’est plus à tracer une frontière rigide entre la politique et la morale mais à rappeler qu’on peut régler le curseur sur une politique où la préoccupation sécuritaire ne ruine pas les préoccupations humanitaires. Cela ne veut pas dire qu’on distribue le travail sous une forme schizophrène : au président les paroles d’humanité (ou au député Aurélien Taché) et au ministre les paroles de fermeté. Les deux faces, politique et morale, sont inséparables. La question de l’accueil et de l’intégration des migrants ne se résoudra pas à coups de pensée binaire ou duale. Au dualisme, je préfère le gradualisme, une philosophie du curseur, si vous voulez, ou plutôt d’une pluralité de curseurs, qui tiennent compte des tensions qui opposent les principes en présence. J’ai déjà eu l’occasion de dire qu’il devait y avoir un espace entre le tout-sécuritaire et le tout-humanitaire, mais à condition que l’on respecte les droits fondamentaux. Réciproquement, je ne vois pas, dans le monde tel qu’il est, comment se passer des frontières et des États, pas plus qu’on ne doit renoncer à une Europe solidaire et harmonisée. Mais le sociologue, sur ce point, ne peut prendre ses désirs pour la réalité. Une grande partie de son travail consiste – et c’est déjà beaucoup – à mesurer l’écart de l’idéal au réel.
ll ne peut pas y avoir des demi-droits…
C’est un butoir. Le « moment Sarkozy », avec son volontarisme extrême, pratiqué neuf années durant, si l’on additionne la place Beauvau et l’Élysée, a démontré de façon quasi expérimentale les limites d’un volontarisme qui fait fi des réalités démographiques et juridiques de base. S’il a échoué à réduire l’immigration « subie », c’est que cette immigration était légale et garantie par les conventions internationales. Sauf à annoncer solennellement qu’on les résilie, on ne peut pas diviser les droits universels par deux ou par dix. Par exemple, on ne peut pas diviser par deux le droit d’épouser qui l’on veut, y compris un étranger ou une étrangère. On ne peut pas imposer aux Africains des mesures restrictives sur le regroupement familial sans les imposer à d’autres migrants non européens, tels les Américains, les Canadiens, les Mexicains, les Japonais… On est obligés de raisonner en termes de réciprocité.
Les politiques migratoires des dernières décennies pèchent par l’absence d’évaluation des échecs passés. J’ai examiné attentivement les programmes des candidats aux primaires. Celui d’Alain Juppé était de loin le mieux informé sur les migrations. Emmanuel Macron était resté très discret sur le sujet, se contentant de marquer un esprit général d’ouverture, mais sans mesure concrète. Sarkozy et Fillon exigeaient une assimilation des nouveaux venus dès l’entrée.
Depuis 1993, nous avons une nouvelle loi sur l’immigration tous les deux ans, régulièrement présentée comme une « refonte » alors qu’il s’agit pour l’essentiel de resserrer les boulons, de raccourcir les délais, d’accroître le nombre de reconduites à la frontière, etc. À dix ans d’intervalle, Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron ont tenu sur la « refonte » de la politique migratoire le même discours devant le corps préfectoral. Chaque équipe politique est persuadée qu’elle a tout à refaire. Le chercheur, pour sa part, perçoit plutôt la continuité historique, parce qu’il a une mémoire, alors que la classe politique vit dans le temps court. Du coup, la vision du chercheur sur les limites du volontarisme est plus réaliste que le wishful thinking des politiques.
Vous évoquiez votre formation philosophique. Quelle fut-elle ?
Je suis germaniste et j’ai d’abord été passionné par la phénoménologie. J’ai beaucoup lu Husserl, par exemple, ainsi que Merleau-Ponty, mais n’ai jamais été attiré par Heidegger. Ses prétentions hyper-radicales sont l’antithèse de la « philosophie du curseur » chère à mon cœur. Après avoir découvert l’anthropologie et la démographie, je me suis intéressé aux philosophes qui s’informent des réalités sociales pour argumenter leur transformation ou résoudre les dilemmes éthiques. Je songe, par exemple, à Christine Overall, qui a confronté les raisons pour lesquelles nous voulons prolonger la vie (ce qu’elle appelle le « prolongévitisme »). Elle s’intéresse aussi à la question de savoir s’il y a des gens « en trop » dans ce monde. Est-ce que, comme l’ont dit certains éthiciens britanniques, il faut faire de la place aux jeunes parce que les vieux coûtent cher – certains sont allés jusqu’à parler de nettoyage générationnel (generational cleansing) ? Overall a montré qu’en prolongeant la vie on donnait accès à des possibles non réalisés, notamment aux femmes et qu’on réduisait ainsi les inégalités. C’est une philosophie discutable sans doute, mais solidement documentée et argumentée, et s’attaquant à des questions morales de tous les jours.
Car ce sont des débats moraux qu’il convient aussi d’avoir sur ces questions.
C’était par exemple le cas lorsqu’en 2014 j’ai été sollicité par le Forum Suisse des migrations dans le contexte de l’initiative populaire Ecopop, qui voulait réduire l’immigration au nom de la préservation de l’environnement. Thématique qu’on retrouve aussi en Angleterre, croisement de deep ecology et d’anti-immigrationisme. L’initiative a échoué. Elle se réclamait de la formule de Malthus : « au banquet de la nature, il n’y a pas assez de couverts pour eux », en l’occurrence les pauvres incapables de subvenir à leurs besoins et que la Nature se charge d’éliminer. Pour certains aujourd’hui, ce ne sont pas les pauvres qui sont de trop mais les migrants. Pour les démographes, en revanche, tout le monde compte pour un. Quand on regarde l’accroissement démographique depuis la guerre, on s’aperçoit que nous avons passé notre temps à accueillir des excédents de populations imprévus. Il y eut d’abord les naissances du baby-boom, soit sept à dix millions de personnes de plus depuis la guerre, et pour lesquels il a bien fallu aménager nos « capacités d’accueil ». L’allongement de la vie a lui aussi accru la population de la France de 7 à 10 millions de personnes supplémentaires. Et l’immigration, enfin, a représenté un apport équivalent. Et je ne parle pas du million de rapatriés d’Algérie accueillis en 1962. Si nous sommes passés de 45 millions à 65 millions d’habitants depuis la guerre, c’est à peu près à parts égales du fait de trois événements : le baby-boom et ses rebonds, l’allongement de la vie et le solde migratoire. Aucune de ces composantes n’est de trop. Elles font partie intégrante de la dynamique démographique et sociale du pays. Je pense que le récit national devrait en tenir compte.
- * à propos du titre de l’entretien, tiré d’une phrase de l’ensemble, François nous prie de préciser qu’il s’agit de l’Afrique subsaharienne. Référence : Banque mondiale, Base des migrations et des remises, repris dans : J. Gonzalez-Garcia et al., « Subsaharan African Migration. Patterns and Spillovers », FMI, Spillover Notes n°9, nov. 2016.