Architecture

Gianni Pettena : « Construire l’architecture par la parole »

Journaliste

L’architecte, designer et artiste italien Gianni Pettena est l’un des fondateurs du radicalisme architectural. À l’occasion d’une exposition parisienne – Le Permis de penser –, il revient sur cinq décennies d’engagement artistique et théorique, des agences Archizoom et Superstudio à ses maisons de terre et de glace, ses quasi-meubles, en passant par son enseignement séminal à Florence.

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Gianni Pettena est déjà dans la place lorsqu’on arrive à la Salle Principale, galerie de l’Est parisien dont l’architecte Patrick Bouchain a repensé l’espace, et qui propose une programmation entre architecture et art contemporain. Il nous propose un tour de son exposition qui rassemble des films et des photos de ses installations et performance sur cinquante ans. Il nous guide mégot aux lèvres, fiché dans un fume cigare fabriqué avec une branche de cerisier et dont il est très fier : « Tout est naturel, des feuilles de tabac simplement roulées, c’est meilleur que les saloperies de pots d’échappement qu’on respire en ville. » Entrée en matière à la fois écolo et libertaire qui correspond bien au personnage et à son histoire. Sur l’une des photos, on le voit à l’université de Florence, entouré d’autres architectes qui seront, avec lui, à la fondation du Mouvement Radical et des agences Archizoom et Superstudio. Il tient une pancarte « Io sono la spia » – je suis l’espion. Toujours là mais un peu à part, poursuivant son propre agenda aux frontières de l’art, du design et de l’architecture. RB

Votre exposition, Le Permis de penser, montre certaines de vos premières œuvres, réalisées en 1967-68… avec cette forme d’engagement artistique et politique propre à cette période. Vous êtes alors un membre actif du mouvement radical en architecture. Cinquante ans plus tard, quel regard portez-vous sur l’événement 68 et sur son impact sur l’étudiant que vous étiez alors ?
Vous savez, même si l’architecture radicale se veut avant-gardiste, d’une certaine façon elle ne fait que suivre le mouvement. D’ailleurs, les architectes arrivent toujours un peu après la bataille, vous voyez ? D’abord, il y a les philosophes, puis éventuellement les écrivains, les poètes, les peintres… et enfin les architectes. On peut prendre l’exemple du Manifeste du futurisme qui est publié en 1909 par l’écrivain italien Filippo Tommaso Marinetti… C’est seulement cinq ans plus tard, en 1914, qu’est publié le Manifeste de l’architecture futuriste par Antonio Sant’Elia. Et c’est aussi ce qui se passe avec ceux qu’on appelle les radicaux… Nous ne faisions que respirer l’air ambiant, tout ce qui se passait avant et pendant 68 naturellement. Cette année-là, je suis à Florence, je finis mes études d’architecture et j’obtiendrais mon diplôme au mois de juin. Ce dont je me souviens, c’est qu’il y a alors une sorte de surgissement en images des travaux théoriques, qu’ils soient philosophiques ou politiques. Et c’est le fruit de notre génération, nous avions autour de 20 ans à l’époque, et nous portions une vision. Mais nous n’avons rien inventé, nous ne faisions que traduire en architecture le mouvement intellectuel dans lequel nous étions pris. Tout ce que nous pouvions capter à l’extérieur, nous le rapportions à l’intérieur de l’école d’architecture. Nous étions évidemment alors parfaitement au courant de ce qui se passait à Paris et nous étions passionnés par les affiches, les slogans. Je me souviens particulièrement d’une affiche qui représentait une botte militaire, et juste à côté un tout petit hippie qui tentait de l’abattre à coup de hache. Je n’ai jamais retrouvé cette affiche.

Comment décririez-vous cet air du temps que vous respiriez alors ?
Tout commence à Florence, comme j’ai eu l’occasion de le montrer récemment dans une autre exposition, au Palazzo Strozzi, Radical Utopias Beyond Architecture : Florence 1966 -1976 (Les Utopies radicales derrière l’architecture : Florence 1966 -1976). Notre groupe s’intéressait beaucoup à ce no man’s land qui subsistait entre le champ de l’art et le champ de l’architecture. Nous avions lu, par exemple, le Manifeste de l’architecture absolu des autrichiens Hans Holein et Walter Pichler qui théorisait « une architecture sans but » dans laquelle « la forme ne suit pas la fonction ». Il y avait aussi ces « télégrammes architecturaux » du groupe britannique Archigram dont les idées, qu’on pourrait résumer comme la volonté de dépasser les conceptions dominantes en matière d’architecture et de planification des villes, se sont avant tout concrétisées dans une revue, et assez peu dans des constructions. Toujours à la même époque, en 1964, le Pop Art était célébré à la biennale de Venise. Toutes ces influences, ces idées, se retrouvent à la fondation des agences d’architecture et de design Archizoom et Superstudio. Nées de ce moment-là, à Florence, elles vont développer une approche qui utilise le langage Pop pour bousculer l’idée qu’on se fait habituellement de ce qu’habiter veut dire. Moi, à l’époque, je suis un peu à part. Plus proche des artistes conceptuels et environnementaux – en particulier les représentants du Land Art – et c’est avec eux que j’engage la discussion. Ce lien avec les arts plastiques, j’en ressens le besoin dès ma première année à l’école d’architecture. Très vite, j’ai arrêté d’aller en cours parce que je me suis rendu compte qu’on ne nous apprenait que le métier d’architecte. Pas le langage de l’architecture. Ce qui est dommage. Si vous allez dans une école de musique, vous apprenez comment traduire vos pensées, vos émotions, en musique ; aux Beaux-Arts, ça passe par les arts plastiques ; dans une école de cinéma, par les films…

C’est justement un enseignement que vous avez contribué à transformer quelques années plus tard comme professeur à l’Université de Florence, où vous êtes resté jusqu’en 2008. Dans les années 70, les écoles d’architecture n’ont plus rien à voir, on ne se contente plus d’apprendre un métier. Résultat, elles sont pleines, peut-être comme nulle part ailleurs en Europe, et proposent justement d’enseigner ce langage architectural qui vous avait manqué. En quoi votre enseignement était-il différent ?
Précisément parce que j’avais une approche artistique de l’architecture. Ce que je cherchais à faire, c’est aider les étudiants à traduire leurs visions également en termes d’architecture. Ça suppose de s’affranchir de toutes les limitations, les lois et règlementations qui contraignent toujours la construction, où qu’on soit dans le monde. Par exemple, j’avais trouvé que le recours aux arts visuels était une façon de mettre ses idées en construction, même si c’est de manière temporaire. Si vous êtes dans un musée, vous pouvez réaliser une performance en étant complètement nu. Si vous marchez nu sur le trottoir, on vous arrête. On trouve donc plus de liberté en inscrivant l’architecture dans le champ de l’art pour exprimer sa propre vision en dehors de toute limitation. C’est ce constat qui m’a conduit à continuer de construire l’architecture par la parole, et donc nécessairement de façon temporaire, par le biais de performances et d’installations. Parce que j’aime profondément l’architecture, j’en suis même amoureux. Et on n’amène pas son amoureuse ou son amoureux dans un parc public pour lui vendre du sexe et en tirer profit. On ne peut pas être dans une relation marchande avec ce qu’on aime.

D’accord mais il faut bien construire, habiter, se déplacer, avoir des loisirs. Ce que vous décrivez là s’oppose en tout point à une approche fonctionnaliste qui serait celle du Mouvement Moderne qui s’incarne par exemple dans la figure du Corbusier.
Il faut rappeler qu’on avait 20 ans. C’est un âge où l’on est en pleine révolution hormonale, c’est une explosion, la réalité ne correspond pas exactement à la rationalité. La moitié de votre comportement est motivé par les émotions. La rationalité fonctionnaliste du Mouvement Moderne était déjà une réaction à une architecture trop riche, qui utilisait trop de matériaux, trop de couleurs, trop de décorations. Ce que disait le fonctionnalisme, c’était Basta !, revenons aux bases. On prend une nouvelle page blanche qui se matérialise dans un mur blanc, les fenêtres et les portes ne sont que des trous dans ce mur blanc. La structure de l’architecture n’était qu’un pur poème qui sous-tendait techniquement et théoriquement l’activité. Pour nous, il était important de combattre cette vision purement rationnelle qui avait mis l’architecture au régime sec, au pain et à l’eau comme les moines le vendredi. On voulait réinventer un alphabet. C’est ce que je trouvais dans le Land Art qui fournit en quelque sorte un dictionnaire de ce nouvel alphabet, des poèmes courts qui utilisaient un langage nouveau. Au cœur de cette réflexion, il y avait l’idée que ce qui est produit par la main de l’homme n’est pas nécessairement en compétition avec la nature mais peut s’intégrer, entrer en dialogue avec le contexte. C’est ainsi, pour moi, que des mouvements comme l’Arte Povera ou le Land Art se traduisent en architecture et dans la conception de la ville.

Le fait main, c’est justement ce qui anime les premiers travaux d’Archizoom ou de Superstudio. Aujourd’hui on parlerait de DIY (Do it yourself), vous étiez des précurseurs dans ce retour à l’artisanat contre l’industrialisation. On n’a pas encore parlé de cette dimension de votre travail qui est le design.
On peut même dire que nous étions aux prémices d’une vision écologique. Ça me rappelle un travail récent. Il y a huit mois environ, j’ai créé une tour à partir de pièces détachées de voitures. Une tour en forme d’arbre pour montrer qu’on peut faire une sorte d’arbre de Noël sans utiliser d’énergie, et donc sans consommer de pétrole ou de charbon. La réutilisation de production industrielles est un acte de protection de la nature. Au milieu des années 70, Superstudio s’est lancé dans un travail anthropologique avec le Projet Zeno. Il s’agissait de documenter de façon exhaustive les outils d’un paysan de Toscane. Adolfo Natalini et Alessandro Poli ont ainsi amené leurs étudiants de l’école d’architecture de Florence à réfléchir sur les savoirs ancestraux, sur les outils traditionnels et folkloriques, ceux qu’on pouvait fabriquer soi-même. La vie culturelle et sociale contenue dans ces objets fonde une sorte d’« anti-design ». À cette époque j’étais, je pense, le seul Européen à avoir interviewé l’architecte et designer américain Richard Buckminster Fuller qui faisait partie de ces vieux philosophes qui aidaient notre génération à développer une structure théorique pour nos pensées. Ces entretiens ont été publiés dans des revues comme Domus. Il y parlait de la planète comme d’un vaisseau spatial qui devait choisir son itinéraire dans l’espace. Il théorisait l’idée que ce vaisseau spatial devait faire bien attention à sa façon de calculer la direction mais aussi la quantité de déchets produits, ce que tu fais avec les restes, l’énergie dépensée pour aller d’un point A à un point B.

On en revient aux paysages et à ce que vous avez appelé la « landscape architecture », l’architecture du paysage.
En tant qu’Européen, j’étais confronté à la densité de la population, et j’étais excédé par la densité des restes, des ruines, des civilisations précédentes. La lourde présence du passé rend très difficile le travail des architectes et des artistes qui veulent traduire leurs images en construction. J’ai donc sauté sur l’occasion d’une invitation aux États-Unis. Je me disais, voilà un pays qui connaît une certaine densité sur ses côtes, mais entre c’est le vide. On y trouve des déserts qui sont comme une page blanche sans aucune présence du passé, je pourrai enfin faire quelque chose en partant de rien. J’y suis donc allé, jusque dans le Sud-Ouest où j’ai visité les réserves amérindiennes, et j’ai pu constater qu’il y avait en effet ces espaces déserts totalement vides de toute présence humaine. J’ai été frappé par une chose : Monument Valley, avec ses énormes formes rocheuses, s’appelle pour les Indiens la « vallée des temples ». Je me suis dit : voilà l’acmé d’une approche conceptuelle de l’architecture ! Parce que, pour les nomades en particulier, l’essence même de l’architecture n’est pas la construction mais la reconnaissance de cette architecture dans la nature.

C’est lors de ce voyage à travers les USA que vous avez imaginé ces maisons de glace et de terre, peut-être l’une de vos réalisations les plus connues…
L’architecture a trop tendance à reproduire l’idée stéréotypée de ce que veut dire « habiter » en fonction de conditions sociales historiques. Une maison n’est toujours que l’interprétation de cette idée, de cette attitude qui consiste à habiter dans une petite maison. À cette époque, notre génération choisit, à New York ou ailleurs, de vivre dans des lofts, dans des espaces vides qui peuvent être réinventés. L’espace n’est pas que la traduction des idées préconçues. C’est pour ça que je construis alors des maisons inhabitables, recouvertes de terre ou de glace. C’est évidemment une idée qui vient du Land Art. Mes Ice House (maison de glace) et Clay House (maison d’argile) sont à la fois une sorte de retour à la nature et une façon de faire disparaître l’architecture, d’intégrer la construction dans le paysage. Que ce soit en transformant une maison en bloc de glace ou en la recouvrant entièrement de terre, cela suppose un dispositif bien précis qui vise à interroger, par l’architecture, le passage du temps propre à la nature.

Quelle pourrait être votre définition de l’architecture ?
C’est pour moi un moyen de mettre en forme mes idées. Quand on se trouve en Europe, je l’ai dit, on est contraint par la présence du passé qu’il faut respecter. Mais il faut avoir conscience aussi que ce passé est là, présent, même quand il n’est pas visible. Il est « actuel » car l’espace dans lequel vous construisez a été utilisé par d’autres et s’il est intact ce n’est qu’en apparence. Il est peut-être vierge de toute interaction physique, mais il est plein des concepts et de présence théorique. Donc moins on y touche, mieux c’est. Le respect du contexte, qu’il soit fabriqué ou naturel, doit être poussé à son maximum. Même la nature en Europe a été fabriqué par l’homme. Vous regardez la nature, la campagne, les champs… mais aussi les bois, la forêt, et vous savez tout de suite que leur existence est le fruit d’une décision humaine. Le fait, par exemple, de lui donner une certaine forme. Mais, pour moi, l’architecture est aussi la traduction physique d’une attitude pacifiste. Nos pères avaient une philosophie très différente. Ils faisaient la guerre à ceux qui se comportaient différemment d’eux. Il fallait tuer celui qui pensait ou s’habillait différemment. La violence contre les hommes allait de pair avec la violence contre la planète. C’est ce que disait Fuller, ces gens considéraient la planète comme une grande poubelle à ciel ouvert. En réaction, nous étions pacifistes, nous respections la différence, nous nous retrouvions dans les philosophie non violentes qui venaient d’Inde…

Est-ce que cette attitude ne vous a pas empêché de construire. Vous vous décrivez, dans un livre paru en 1972, comme un « anarchitecte », « celui pour qui parler d’architecture est une métaphore pour parler d’une condition créatrice destinée à faire de l’architecture, mais qui aboutit à faire de l’art ». Finalement vous êtes plus ce qu’on appelle un « architecte de papier ».
Oui mais c’est parce que l’architecture a besoin en permanence d’être repensée et réapprise. C’est ce qu’on a fait dans les années 60 en reprenant les choses par le biais de la parole, par une approche linguistique. Et tout ça, on voit bien que ça se traduit dans des constructions aujourd’hui. Donc je n’ai peut-être pas construit directement, mais mes idées, d’une certaine manière, oui, même par ceux qu’on appelle aujourd’hui des « Stararchitectes ». Par exemple le hollandais Rem Koolhaas qui s’est intéressé aux résidus d’espaces laissés par l’homme, ce qu’il appelle les Junkspace ; on peut aussi citer l’américain James Wines, qui développe une conception écologique de l’architecture au sein de son agence SITE à New York ; les Foreign Office Architects ou Futur System à Londres. Tous ces architectes sont les descendants des radicaux. On peut citer aussi des réalisations contemporaines qui apparaissent comme des citations de cette période. Le Parc de la Villette à Paris par Bernard Tschumi est une reprise d’un projet d’Archizoom, le livre de Rem Koolhaas New York Delire contient aussi plusieurs citations du Monument Continu de Superstudio… On retrouve donc ces inspirations, même s’il faut bien dire que la mémoire du radicalisme architectural n’est pas toujours bien transmise. C’est pourquoi, en tant que critique, je m’attelle à faire des livres, des expositions, etc. Ces idées développées au tournant des années 60-70, par des jeunes gens d’une vingtaine d’années à l’époque, doivent être transmises à d’autres jeunes gens du même âge aujourd’hui.

Parce que vous pensez qu’une fois construites, ces idées peuvent changer le monde ?
Non jamais. Ce genre d’idées ne sont pas faites pour être construites et rester là pour toujours. Elles sont faites pour être documentées par des films ou des photos, elles sont temporaires. Elles n’essaient pas d’être un piédestal pour un monument à notre propre gloire.

C’est différent avec le design ? Beaucoup d’architectes de l’époque se sont tournés vers le design. Ça a été aussi votre cas. Comment l’expliquez-vous ?
Tout simplement parce qu’il est plus pratique de construire de petits objets. Quand nous étions étudiants en architecture, nous avons vite déchanté. Encore une fois, les musiciens jouent de la musique, les comédiens jouent dans des pièces, les artistes réalisent des tableaux ou des sculptures… D’une certaine façon, ils réalisent leurs idées grandeur nature. Mais pour un apprenti architecte, l’échelle 1 est inenvisageable… Il s’agit toujours de réalisations en modèle réduit. Nous nous sommes donc rendu compte que le seul moyen de traduire nos idées dans l’espace et de vérifier si cela fonctionnait, si la communication s’instaurait bien, c’était de créer un meuble, d’être immédiatement à l’échelle 1. En utilisant la somme d’argent qui nous permettait d’acheter les matériaux pour les maquettes de nos projets, nous pouvions construire un prototype à l’échelle 1.

Mais vous qui étiez opposés à toute forme de fonctionnalisme, comment faisiez-vous pour vous exprimer à travers le design ?
En mettant la communication, plus que la fonctionnalité, au centre de nos préoccupations. Les chaises que nous réalisions par exemple n’étaient pas vraiment pensées pour qu’on puisse s’asseoir dessus, ce qui est plutôt ironique. Je me suis beaucoup intéressé à cet objet, la chaise. Parce que si je vous demande à cet instant précis de me faire un croquis de celle sur laquelle vous êtes assis, vous en serez incapable. Elle est à la fois en dessous et derrière vous. On peut donc repenser le concept de chaise pour qu’elle ne se contente pas de vous supporter, mais aussi pour qu’elle porte un message.

Ça donne quel genre de chaise ?
Une chaise portable, à tous les sens du terme c’est-à-dire une chaise que vous portez sur vous… Mais cette chaise portable est aussi très « gentille », si tu la portes et que tu fais en sorte de la regarder, de la voir en même temps que tu t’assieds, elle s’ouvre gentiment sous toi pour t’accueillir.

Cette chaise portable est très sobre, loin de ce que peut proposer, par exemple, le groupe de designer Memphis, dont la grande figure était Ettore Sottsas, que vous avez bien connu.
Oui la moitié des gens qui composent ce groupe ont été mes étudiants… Michele De Lucchi, par exemple. C’est un groupe de gens qui viennent du radicalisme. Memphis est le fruit de notre entreprise, avec d’autres comme Andrea Branzi ou l’un des fondateurs de Superstudio Adolfo Natalini, pour ruiner l’esprit des étudiants… Ce sont ces étudiants qui se sont rendus à Milan et qui ont pratiquement obligé Ettore Sottsas à s’associer avec eux. Moi, je n’ai jamais voulu faire partie de ce groupe car je n’ai dessiné du mobilier dans un but fonctionnel qu’au moment de mes études, pour les lofts de mes amis artistes. Plus jamais après ça. Avec toujours cette obsession de savoir si la grammaire que j’inventais permettait de traduire mes idées à l’échelle architecturale. Moi, tout ce qui m’intéressait à l’époque, c’était mes installations, je m’en foutais complètement du design, même si je l’enseignais.

Si on revient un instant à cette époque de vos études et de vos meubles fonctionnels, est-ce que vous diriez que votre préoccupation principale c’était de remettre l’humain au centre ? Une idée que vous partagez avec Alessandro Mendini et son « contredesign » ?
Oui c’est quelque chose qu’on peut voir dans mon Rumble couch, un canapé qui est pensé presque comme un nid où les gens sont libres d’agir et de se relaxer, d’avoir une conversation, de regarder la télé, de faire l’amour, de dormir, de grignoter… ou même d’en faire un parc dans lequel un enfant peut apprendre à marcher comme l’a fait ma fille. Rumble et mes lampes réalisées au milieu des années 60 avec la table Babele sont les seules pièces que j’ai dessinées et qui ont une fonction. Je les ai pensés pour mon propre appartement, un loft que je louais en 1966. Après j’ai fait des « quasi-meubles », reconnaissables mais qu’on ne peut pas utiliser car ils privilégient la communication plus que l’ergonomie. Le parallèle avec Mendini est possible, c’est un ami, mais nos langages sont tout de même assez différents.

Que serait une perspective radicale aujourd’hui ?
Finalement, le radicalisme aujourd’hui, surtout si l’on regarde les résultats des élections qui viennent d’avoir lieu en Italie, pourrait apparaître seulement comme de la violence, par les mots et les actions, contre ceux qui semblent différents, une violence contre la nature et l’histoire. Une autre idée du radicalisme. Celle que nous avons portée se situe à l’opposé. Il s’agirait peut-être de penser plus, pendant plus longtemps, de faire moins, de tout regarder d’un œil critique… de se battre pour la planète avec un même amour pour l’homme et pour la nature, d’aimer la différence, de respecter la nature que l’homme a façonnée à travers les siècles, de garder la trace, l’héritage de ceux qui nous ont précédés.

 

Raphaël Bourgois

Journaliste