David Graeber : « La plupart des gens trouvent leur travail complètement inutile »
On retrouve David Graeber dans les salons de la Fondation Hugo, qui accueille les professeurs étrangers invités au Collège de France. Il vient d’arriver de Londres, où il enseigne à la London School of Economics depuis que Yale s’est séparé de lui, et qu’il n’a pu trouver d’autre poste dans une université américaine. La première chose qui l’intéresse, c’est la grève prévue le lendemain. La discussion s’engage sur les évolutions qui touchent le travail et donc les mobilisations sociales. RB
Votre conférence au Collège de France, le 22 mars, était intitulée Utilité et inutilité du travail sous titrée The Revolt of the caring classes. Pourquoi cette approche utilitariste du travail ?
Je voulais juste l’appeler The Revolt of the caring class, mais on m’a dit que ça ne passait pas en français, apparemment c’est intraduisible. On y reviendra peut-être. En tout cas cette idée d’utilité, ou d’inutilité du travail, je la tire de mes travaux sur les Bullshit jobs. Ce que j’avais découvert alors, c’est que les gens ont un sens aigu de la valeur sociale. Ils peuvent dire « mon travail n’a aucun sens, il ne fait aucune différence, il ne contribue d’aucune façon au bien du monde ». Ce que ça montre, c’est qu’il y a bien une idée commune de ce qu’est la « valeur sociale ». Ce qu’il y a d’intéressant, c’est que la théorie économique de l’utilité nous dit qu’à partir du moment où on est payé pour accomplir une tâche, elle doit nécessairement avoir une utilité, au moins pour votre employeur. Et donc c’est un peu « ferme là et fais ce qu’on te dit… ». Il y a donc une contradiction entre cette idéologie, que la plupart des gens acceptent d’ailleurs en principe, mais qui entre en contradiction avec leur expérience directe du travail. C’est cette contradiction que je trouvais intéressante et que je voulais explorer.
Cette réflexion sur la « valeur sociale », que vous apporte-t-elle dans votre métier d’anthropologue ?
J’ai écrit un livre entier sur la « valeur » – qui n’a d’ailleurs pas encore été traduit en français –, et il y aurait beaucoup à dire, je ne sais par où commencer. Mais je peux quand même dire ceci : la valeur du travail, le concept même de la valeur travail, a énormément changé au court du temps. Et l’on se trouve à un moment qui révèle une profond contradiction… Le mieux c’est peut-être de le dire ainsi : il y a une tradition théologique qui remonte à la Bible évidemment, le hommes travaillent dans la souffrance car ils sont punis pour avoir désobéi à Dieu, mais c’est aussi une imitation de Dieu, en créant et en produisant on imite Dieu qui a créé le monde à partir de rien. Cette idée du travail qui est à la fois force de création et une punition a influencé notre perception du travail depuis peut-être 2 000 ans. D’où la notion de travail comme production, ce qui est très intéressant quand on y pense, car on parle des classes ouvrières (working class), et en faisant cela on se concentre essentiellement sur les travailleurs en usine. Or, la plupart du temps, le travail ne consiste pas à faire ou à créer quoi que ce soit de nouveau mais plutôt à garder les choses en l’état, inchangées, ou à la limite à les déplacer. J’ai une expression pour ça : « on produit une tasse une fois, mais on la lave 1 000 fois ». Donc on peut dire que la plupart du temps le travail n’est pas vraiment productif.
Pour illustrer cela, on peut mentionner quelque chose qui est propre à l’Europe du Nord. Il y a eu pendant très longtemps, c’était au moins le cas pendant tout la période médiévale, quelque chose qu’on ne trouve pas en Europe du Sud et qu’on appelle le service « prémarital » (lifecycle service). Tout le monde entrait à un moment, entre 15 et 30 ans, au service d’une maison, c’était une façon de devenir adulte. Et ça concernait toutes les catégories sociales : depuis les garçons de ferme jusqu’aux pages des chevaliers, des bonnes jusqu’aux demoiselles de compagnie. Le service était considéré comme une chose nécessaire pour produire des adultes bien disciplinés. Mais une fois que les relations capitalistes ont été inventées, à partir du moment où il y a eu une prédominance du travail salarié, des millions de personnes se sont retrouvées piégée dans une forme d’adolescence sociale permanente. Et on voit immédiatement des mouvements de réforme sociale qui se lèvent au sein de la bourgeoisie afin de faire des prolétaires des adultes à part entière.
Voilà pour la valeur sociale du travail, mais vous vous êtes également penché sur la valeur individuelle.
Ce que j’essaie de faire, c’est de répondre à la question : « comment se fait-il qu’on en arrive à une situation où entre 37 % et 40 % des gens ont le sentiment que leur métier est complètement inutile » sans qu’on y voie une crise sociale, sans que des mouvements se forment contre cette situation ? Au XIXe siècle, l’idée du travail comme créant de la valeur est devenue une idée universellement admise. Si l’on lit les discours d’Abraham Lincoln, on a l’impression d’entendre un marxiste : « Tout capitaliste tire sa richesse de la force des travailleurs », personne ne parlerait plus comme ça aujourd’hui. C’était une théorie très productiviste de la valeur du travail. Et c’est cela qui a été miné par le capitalisme d’entreprise qui apparaît à cette même époque en Allemagne et aux USA et par une contre-offensive intellectuelle menée par des gens comme Andrew Carnegie. Selon lui, la valeur n’est pas produite par les travailleurs, mais par l’esprit de grands hommes d’affaires comme lui… il ne faut pas fonder l’estime de soi sur son travail mais sur sa capacité à consommer et ainsi de suite. Des idées très puissantes qui sont devenues dominantes. Si vous dites « créateur de richesse », du moins en anglais wealth creator, on suppose tout de suite que vous parlez des riches et pas des travailleurs. Alors la question devient : comment justifier le travail si cela ne produit pas de valeur ? On revient à l’idée du travail comme punition et comme nécessité pour devenir un adulte. On en arrive à cette situation que j’appelle le paradoxe du travail moderne et qui repose sur deux enseignements majeurs de la sociologie du travail : a) les gens estiment qu’il se réalisent à travers leur travail ; b) les gens détestent leur travail. Comment c’est possible, comment ces deux énoncés peuvent être vrais l’un comme l’autre ?
Et comment comprendre cette dissociation entre la valeur sociale et la valeur économique ?
D’autant qu’en principe cette dissociation ne devrait pas pouvoir se produire dans un système capitaliste. Cette idée qu’on donne du travail aux gens pour les occuper, parce qu’on a une idée préconçue de ce que doit être le travail, de son importance pour la société, on la pensait réservée au système soviétique. Et c’est à cela qu’on assiste, à une « brejnévisation » de la société, on n’est plus dans un système capitaliste. Par exemple, si l’on regarde d’où viennent les profits des grandes entreprises, ils ne viennent pas du fait de faire ou de vendre quoi que ce soit, ils viennent de différentes formes que prend la finance. Même les entreprises qui produisent effectivement quelque chose comme General Electric ou les constructeurs automobiles, c’est en réalité leur division financière qui dégage les profits. Donc si vous êtes avant tout un capitaliste qui cherche à dégager des rentes, le mieux c’est de favoriser une création artificielle de dette et une collusion entre le secteur privé et les gouvernements. C’est ce qui se passe en Amérique, où les grandes entreprises corrompent les politiciens pour qu’ils produisent des lois qui assurent un endettement généralisé, et permettent de s’échanger tranquillement cette dette, ce qui en définitive résume bien ce qu’est vraiment la finance : s’amuser avec la dette des autres. Un tel système ressemble en fait bien plus à ce qu’on nous a appris du féodalisme, soit l’appropriation directe des surplus du travail des autres. Dans ce système, cela fait sens d’avoir autant de serviteurs que possible, et c’est ce qu’on voit concrètement. La redistribution du haut vers le bas des fruits de l’extraction des ressources, et cela se traduit par un système où chaque décideur doit avoir son entourage de laquais. On le voit partout. Par exemple, pour faire un film à Hollywood, avant il fallait un producteur, un producteur exécutif, un scénariste et un réalisateur. Maintenant il y a peut-être 18 couches qui s’empilent, ce qui multiplie le nombre de décideurs qui, en plus, se mêlent du scénario, avec pour résultat que les films sont de plus en plus mauvais. C’est ce que j’appelle le « féodalisme managérial ».
Mais ce que vous décrivez, cette évolution et presque cette sortie du capitalisme, a pour cadre une révolution technologique. L’économiste Jeremy Rifkin parle ainsi de troisième révolution industrielle et de société du coût marginal zéro. Quel regard portez-vous sur ce qu’il est convenu d’appeler le progrès, et ses conséquences sur le travail.
Un regard déçu ! J’ai écrit un article à ce sujet qui s’intitulait « Des voitures volantes, et de la baisse tendancielle du taux de profit » (« Of Flying Cars and the Declining Rate of Profit »). Je me souviens que je devais avoir 7 ans quand on a mis un pied sur la lune, et à cette époque, quand on essayait d’imaginer ce à quoi le monde pourrait ressembler en 2018 on pensait qu’on serait déjà sur Jupiter… après tout, dans 2001 l’Odyssée de l’espace, ils sont sur Jupiter et ça se passe il y a 17 ans. Il y a toute une liste d’inventions dont on attendait l’arrivée. Si l’on pense à la science-fiction de 1900, à ce qu’elle prévoyait pour 1968, seule peut-être la moitié s’est réalisée… Les machines volantes, les fusées, les sous-marins, certes pas la machine à voyager dans le temps mais c’est quand même pas mal ! Surtout lorsqu’on regarde ce qu’en 1968 on espérait avoir lorsqu’on serait en 2018… On a zéro, rien du tout ! Quelque chose a dû foirer parce qu’on pouvait espérer que les progrès continuent au même rythme. Je me suis donc intéressé de plus en plus à ces prévisions et l’une des choses que j’ai trouvées c’est que le postmodernisme, cette « fin de siècle » dépressive, le slogan « there is no future », l’idée que tout a déjà été dit et qu’on ne peut que se répéter de manière différente… tout cela est, pour moi, une réaction à la déception technologique. Aujourd’hui, tout n’est que simulation, des simulations hyperréalistes mais de choses qui n’existent pas.
Mais que faites-vous des inventions qui n’étaient pas prévues, le numérique, Internet…
Certes, mais l’on est loin des robots qui s’occupent des personnes âgées ou qui promènent votre chien. Car ce qu’il manque finalement dans cette révolution technologique, c’est tout ce qui touche au soin, au care, qui est très difficile à numériser. Ce qui me fait penser que, dans le futur, ce sont ces métiers relationnels qui seront le plus exploités par le capitalisme. Car si l’on suit Marx, on ne peut exploiter que le travail humain, pas celui d’une machine, tout simplement parce qu’on ne peut rien vendre à une machine. Il y a autre chose qu’à ma connaissance personne n’a vraiment mis en évidence mais qui me semble très important à propos de la « déflation technologique ». L’idée c’est que la robotisation augmente la productivité et donc entraîne une baisse des prix. Or c’est l’exact inverse qui se passe avec les métiers du care : dans tout ce qui concerne l’éducation, la santé, l’assistance aux personnes… la numérisation a rendu le travail moins productif et a donc augmenté les coûts. Pourquoi ? Parce que ça demande aux humains un travail démentiel en termes de temps et d’effort pour transposer ce travail sur un formulaire qu’un ordinateur arrive à reconnaître. On passe donc tout ce temps à essayer de traduire ce travail dans des formes compréhensibles pour un ordinateur, à faire des bilans… et cette « bullshitisation » des emplois, et ce temps passé à des tâches inutiles empiète sur le temps consacré à un travail légitime. Les infirmières aux États-Unis disent qu’elles passent désormais plus de la moitié de leur temps à remplir des formulaires. La productivité de ces emplois ne fait donc que s’effondrer sous de telles conditions technologiques, et ces emplois deviennent de plus en plus chers.
Ce qui nous amène à un autre aspect de votre travail de critique du capitalisme : on a l’idée que le summum de la bureaucratisation se trouve dans les régimes socialistes. C’est une idée que vous discutez dans un livre à paraître en avril, en anglais, et qui montre qu’en réalité c’est le capitalisme qui produit le plus de bureaucratie.
C’est complètement dingue, on fait face à une sorte de bureaucratisation utopique. C’est vrai qu’il y a cette représentation d’une URSS qui se faisait une certaine idée, un peu artificielle, de ce que doit être un individu dans l’idéal, et qui pensait qu’il suffisait de légiférer et de punir pour amener les gens à correspondre à cette idée, pour finalement transformer l’humanité. Mais l’humanité est ce qu’elle est, et c’est pour ça que l’expérience a échoué. C’est grosso modo l’idée couramment admise. Mais finalement, est-ce qu’on ne pourrait pas dire exactement la même chose pour le capitalisme financier, qui est lui aussi dominé par cette espèce d’approche utopique d’un comportement idéal des individus. J’ai été, par exemple, très impressionné par les chiffres qui montrent l’origine exacte des profits bancaires. En ce qui concerne JP Morgan Chase, la plus grosse banque aux États-Unis au moment où j’ai regardé, j’ai constaté qu’environ 60 % des profits sont tirés des honoraires et des pénalités. En fait, ce qu’ils font c’est mettre en place des règles très complexes et impossibles à satisfaire, pour après dire : « mais enfin, n’importe quelle personne un peu rationnelle devrait pouvoir garder son compte bancaire à l’équilibre ». Ils créent donc un idéal purement utopique, et vous pénalisent si vous ne parvenez pas à l’atteindre, et c’est de là que vient la majorité de leurs profits.
Est-ce que les États parviennent à s’extraire de ce mouvement car, après tout, on voit aujourd’hui émerger cette tendance qui veut qu’un État doit être géré comme une entreprise.
Avec cette idée qu’on échappe comme ça à la bureaucratie, en se rapprochant des standards du secteur privé. C’est ce que je fais toujours remarquer : on est conditionné à ne pas utiliser le terme bureaucratie pour le privé, même si on fait exactement la même expérience que dans une administration. Cela m’est arrivé récemment en allant dans un Apple store avec mon ordinateur pour faire remplacer mon clavier cassé. Le vendeur auquel je me suis adressé m’a dit qu’avant de remplacer mon clavier, il me fallait parler à la personne autorisée à dire que mon clavier était cassé… Alors que c’était une évidence, on voyait bien qu’il était cassé ! Je me suis donc inscrit sur internet, j’ai attendu cinq jours que cette personne autorisée me dise que bien sûr mon clavier était cassé, qu’il fallait le remplacer, puis encore attendre cinq jours pour qu’on me le remplace… C’est l’exemple typique de ces règles complètement absurdes qu’on trouve aussi, donc, dans ce temple du service et de l’innovation qu’est Apple. Et pourtant, quand ça nous arrive, on ne dit pas « fichue bureaucratie ». En plus, si on se plaint de ces dysfonctionnements, de cette absurdité, la réponse est souvent de vous renvoyer vers les contraintes imposées par la puissance publique. Un autre exemple : je voulais pouvoir accéder à mon compte américain depuis la Grande-Bretagne, ce qui s’avérait presque impossible sans avoir un téléphone américain. Quand je m’en suis plaint, la personne que j’avais au téléphone m’a dit qu’ils étaient très contraints par toutes les régulations imposées par le gouvernement. Je suis allé voir d’où venaient ces régulations, la plupart avaient été écrites directement par les banques elles-mêmes. La frontière entre le public et le privé est très difficile à percevoir aujourd’hui. Il devient presque impossible et même dénué de sens de vouloir établir cette distinction.
Ce que vous dites a quelque chose de kafkaïen, cela renvoie à l’absurdité et au pouvoir qui s’exerce sur les individus à travers cette absurdité. Diriez-vous que c’est une marque de notre temps ?
Les forces qui s’exercent sur le monde du travail ont clairement créé des situations complètement absurdes. On le voit dans la décorrélation complète entre l’utilité d’un travail et le salaire qui lui est attaché. C’est presque inversement proportionnel : plus vous aidez les autres, moins vous êtes payé. Et le plus absurde dans tout ça, c’est que tout le monde a l’air de trouver ça normal. Comme si un travail qui n’a d’autre but que d’accumuler du profit devait nécessairement rapporter énormément, alors que quelqu’un qui fait preuve d’une certaine générosité et veut par exemple devenir professeur ne devrait pas être trop payé, car il a déjà la satisfaction de savoir qu’il fait le bien pour les autres.
Comment s’élever contre cela, comment se révolter contre l’absurdité et l’évidence ?
Il semble évident qu’on ne peut changer les choses de l’intérieur… la bureaucratie ne peut que produire plus de bureaucratie. Il faut effectuer un déplacement, sortir de cette logique. C’est pour ça que les mouvements contre la finance n’ont pas tenté de défaire directement ce système, mais plutôt de créer un monde alternatif dans lequel elle n’existerait pas. Comment serait la vie dans ce cas. Si on repense à l’alternative décrite par d’Albert Hirshmann entre « voice » ou « exit », entre défection et prise de parole, dans un cas comme celui-ci on n’a pas d’autre choix que celui de la défection.
Revenons à ce dont vous parliez au tout début de cet entretien, ces « caring class », cette classe du soin, de l’attention aux autres… Qui sont-elles et comment se situent-elles dans ce monde que vous décrivez ?
Justement cette idée de « caring class » vient de mon expérience au moment d’Occupy Wall Street. On avait mis en place un blog sur Tumblr qui permettait aux gens qui ne pouvaient pas participer aux occupations de mettre des messages de soutien. L’une des façons de le faire c’était de se photographier en tenant une pancarte, souvent manuscrite, décrivant des situations de la vie courante, en signant du slogan « nous sommes les 99 % ». Il y en a eu des milliers et des milliers. J’ai pris le temps de tout regarder, en prenant des notes pour essayer de savoir qui étaient ces gens qui formaient la base du mouvement. Et ce que j’ai pu constater, c’est que les trois quarts d’entre eux étaient des femmes et que tous, y compris les hommes, avaient ce qu’on pourrait appeler un métier du care, ils travaillaient dans les services sociaux, la médecine, l’enseignement… Leurs revendications pouvaient, presque toujours, se résumer ainsi : si je veux faire un métier qui fait le bien autour de moi, qui ne porte pas atteinte aux autres ou à la planète, on me met dans une telle situation financière, de dette, que je ne peux même plus m’occuper de ma propre famille. Ce simple constat produisait une indignation et une colère qui a nourri le mouvement. Quand on voit que certains n’ont même pas la prétention de faire quelque chose de bien pour les autres, qu’ils ont même complètement ruiné l’économie mondiale… et que malgré cela ils ont été renfloués ! Alors que pendant ce temps, le commun des mortels continue de devoir rembourser ses dettes parce qu’on fait bien tout comme on nous a dit de faire, on a pris un crédit pour payer l’université. C’est cette injustice criante qui a entraîné tout le reste.
Si on regarde à quoi ressemble aujourd’hui le militantisme en Grande-Bretagne ou aux USA, il s’organise de plus en plus autour de ce type de métiers. On le voit : il y a en ce moment des grèves d’enseignants un peu partout aux États-Unis, en Angleterre. Des gens qui participent à ce qu’on pourrait appeler « la machinerie de la production de l’humain ». J’ai regardé qui étaient les plus grands employeurs dans les grandes villes américaines, en tête on trouve les hôpitaux et les université – dans une parfaite division cartésienne entre le corps et l’esprit –, qui sont aussi ces lieux où se fabriquent les gens dont je parle. Et c’est ce genre d’emploi qui est le plus remis en cause, et ceci par la droite comme par la gauche. À droite évidemment par les attaques des mouvements créationnistes et anti-avortement qui s’en prennent à ce qu’ils dénoncent comme le contrôle par l’establishment progressiste des universités et des hôpitaux. Mais il y a aussi une attaque qui vient de la gauche, plus insidieuse. Dans les années 70, les partis de gauche mainstream ont lâché la classe ouvrière au profit des classes moyennes, managériales. Le politiste et historien américain Thomas Frank a documenté tout ça, il a étudié la question depuis des années et il a trouvé des documents qui décrivaient explicitement cette stratégie. Et on se retrouve dans cette situation dans laquelle ceux qui sont responsables de la bullshitisation des emplois, qui font remplir des formulaires aux infirmières, ce sont ces partis, ces syndicats qui sont censés représenter les travailleurs. Et ça devient donc extrêmement difficile de se rebeller. Aux État-Unis les profs et les directeurs d’établissements sont dans le même syndicat… comment faire grève dans ce cas ?
C’est donc très difficile de mobiliser les caring classes contre ce qu’elles subissent. C’est pour ça que, politiquement, il faut mettre en place des stratégies de défection. Car ce sont eux les nouveaux prolétaires, même si on a du mal à l’admettre. Quand on voit advenir quelque chose de nouveau, au lieu de dire « ok, il faut réexaminer l’histoire depuis cette perspective, et par exemple admettre que les classes laborieuses n’ont peut-être jamais été ce qu’on croyait, des ouvriers, et peut-être que le travail n’est pas ce qu’on a toujours cru », on se contente de dire « tout change en 1975 ». Mais en réalité, on peut revoir l’histoire en montrant que, même à l’époque de Dickens, les travailleurs passaient beaucoup plus de temps à « prendre soin » des gens, des plantes, des animaux… qu’à construire des choses. Il y a eu une grève des transports il y a quelques années dans le métro. C’étaient les employés qui protestaient contre l’installation de guichets automatiques pour les remplacer. La réponse à ça, c’était souvent de dire que de toute façon ces métiers étaient inutiles et voués à disparaître. Ce à quoi les premiers concernés ont répondu, plutôt intelligemment : espérons que votre enfant ne se perde pas dans le métro, ou que vous ne vous fassiez pas attaquer. Ils ont fait une liste de tout ce qu’ils faisaient vraiment dans leur travail et c’était loin de se résumer à vendre des tickets, ce n’était que prendre soin des autres, calmer un ivrogne, soigner quelqu’un de malade. Et on voit dans ce cas-là à quel point les métiers prolétaires sont des métiers du care.
Comment interpréter le mouvement qui demande plus de transparence, le rôle des lanceurs d’alerte, est-ce que cela peut participer à cette révolte que vous appelez de vos vœux ?
C’est une réponse normale à l’évolution, ces dernières années, qui a plutôt été vers moins de transparence. À une époque, en Amérique, sauf pour quelques documents militaires sensibles, l’idée de documents officiels classifiés, c’était considéré comme la chose la plus antidémocratique qu’on puisse imaginer. Le public doit pouvoir savoir ce que fait son gouvernement. De nos jours, presque la moitié de tous les documents produits par les USA sont mis au secret d’une façon ou d’une autre. Et je constate que c’est exactement à ce même moment qu’est apparue la rhétorique sur les « théories conspirationnistes ». Le simple fait de spéculer sur ce qu’on pourrait trouver dans les documents qui sont cachés revient à peu près à prétendre que le pape est un extra-terrestre… ça fait de vous un fou. Et je ne pense pas que ce soit une coïncidence. Et ce qui est ironique, c’est qu’on trouve dans les documents de la CIA concernant l’assassinat de JFK, qui ont récemment été déclassifiés, la suggestion suivante : « peut-être qu’on devrait utiliser l’expression “théorie du complot” pour décrédibiliser ceux qui émettent trop d’hypothèses sur nos activités. » C’est écrit noir sur blanc ! Quand on y pense c’est quand même étrange de voir que quiconque attribue trop d’importance, trop d’influence, à des forces cachées est immédiatement considéré comme un fou. Le plus frappant c’est que c’est la gauche américaine, les démocrates, qui ont toujours repris cet argument… sont les mêmes qui accusent maintenant les espions russes d’être responsables de l’élection de Donald Trump.
On n’a pas encore évoqué le livre qui vous a rendu célèbre en France qui porte sur la dette, traduit et publié en 2011. Vous reveniez sur 5 000 ans d’histoire en montrant le caractère inévitable, anthropologique, de la dette.
La dette est une façon de mettre en chiffres une promesse, elle en contient à la fois la charge morale et la perversion. L’idée qui m’est venue est la suivante : j’essayais de comprendre pourquoi la dette charrie une telle puissance morale. Les gens sont vraiment persuadés qu’ils doivent régler leurs dettes, même si elle est contractée dans des circonstances injustes, comme cela s’est révélé être le cas au moment des subprimes, et même si les créanciers sont ceux qui ont le moins besoin d’argent, les gens pensent toujours qu’il faut absolument régler ses dettes. Et au final, on en vient presque à apprendre ce qui est moral ou non à travers ce mécanisme de la dette.
C’est comme dans vos travaux sur le travail : il s’agit de suivre la piste morale ?
Exactement. Le parallèle est intéressant parce que ma motivation pour écrire sur ces sujets est la même. On pourrait l’expliquer avec cette idée développée par Karl Rove, le stratège républicain qui conseillait Georges W. Bush, pour qui la meilleure chose à faire n’est pas d’attaquer les faiblesses de l’ennemi, mais ce qui est supposé être son point fort. Si vous parvenez à les mettre KO sur leur terrain, les faiblesses de vos adversaires parleront d’elles-mêmes. Et c’est vrai du capitalisme, tout le monde en connaît les faiblesses, pas besoin d’y revenir. Il faut s’en prendre à ce à quoi il est censé être bon, d’autant que les arguments traditionnels pour le capitalisme ne fonctionnent plus. Par exemple dire qu’il crée d’énormes inégalités mais qu’au moins les enfants vivront mieux que les parents, même chez les plus pauvres. Ou alors qu’il assure une croissance continue des classes les plus défavorisées et la stabilité politique. Ou enfin qu’il permet un progrès technologique qui améliore la vie de chacun d’une façon inimaginable. Tout ça est remis en cause. Donc si ces justifications de base en faveur du capitalisme ne fonctionnent plus, il ne reste que deux arguments pour le défendre : soit il n’y a pas d’alternative, ou de toute façon toute alternative serait pire et reviendrait à faire le choix de devenir la Corée du Nord. En somme, ça revient à annihiler toute tentative de penser autrement. L’autre possibilité c’est de recourir donc à cet argument moral : si tu n’acceptes pas de travailler plus, même dans un emploi qui ne te plaît pas, tu es une mauvaise personne, personne ne doit t’aimer, tu ne mérites pas de faire partie de la communauté, etc. Et c’est le même discours si vous ne payez pas vos dettes. Ce que je cherche à comprendre c’est comment ces idées ont pu s’inscrire aussi profondément dans nos consciences.
Puisque la morale semble occuper une telle place, comment expliquez-vous que le thème des inégalités ne soit pas plus important ? Après le succès du livre de Thomas Piketty sur Le Capital au XXIe siècle, dont certains enseignements ont été résumés dans le slogans d’Occupy « We are the 99 % », on pouvait penser qu’aux États-Unis ce thème serait porteur. D’ailleurs, lors de l’élection présidentielle de 2016, Bernie Sanders a fait une bonne campagne des primaires sur ces questions. Et à la fin, c’est Trump qui gagne…
Trump n’a pas gagné parce que la classe ouvrière a voté pour lui, ça n’a pas été le cas, mais parce que des électeurs bourgeois fascistes se sont déplacés et que les travailleurs sont restés à la maison, sachant très bien que Clinton avait fait toute sa carrière contre eux. Le problème, c’est que les gens savent bien qu’ils vivent et travaillent dans un système qui est truqué. Après l’élection de Trump, je voulais écrire un papier, et puis finalement je n’ai pas pu, une lettre ouverte aux élites de gauche. C’était évident pour nous, organisateurs d’Occupy Wall Street, que les gens étaient en colère contre le système politique américain. C’est un système qui fonctionne essentiellement sur le marchandage et la corruption, et ce sont les membres de la classe managériale, bien organisée, qui parviennent à dominer le Parti démocrate avec cette idée que tant que la corruption est légale, il n’y a rien à redire. Mais personne d’autre ne pense ça. Les gens ne sont vraiment, vraiment pas contents. On a essayé d’accompagner, d’orienter cette colère dans un sens plus constructif d’un point de vue social. Pour créer une société démocratique alternative véritablement affranchie de la finance. Mais tout ce qui intéressait les Démocrates, c’est qu’on soit une sorte d’équivalent de gauche du Tea Party, ils pensaient qu’au final on allait laisser tomber la rhétorique anarchiste pour soutenir Hillary Clinton comme ont pu le faire certains de ceux qui suivaient Bernie Sanders. Ils ne comprenaient pas qu’on était sérieux quand on disait qu’on ne pouvait pas se satisfaire de ce niveau de corruption au niveau politique, ils pensaient qu’ils parviendraient à nous intégrer au système en nous faisant croire qu’on allait le combattre de l’intérieur. Et c’est justement ce qu’on refusait. Et dès qu’ils l’ont compris, qu’ils ont vu qu’on était sérieux, ils ont envoyé la police et aboli la liberté de réunion.
L’histoire d’Occupy, celle qui n’est jamais racontée, ce n’est pas l’expulsion de Zuccotti Park, mais tout ce qui a suivi quand on cherchait à installer de nouveaux campements. On a tout essayé, mais ils nous bloquaient à chaque fois, en changeant les lois, en déclarant l’état d’urgence, avec une incroyable violence. Tout le monde parle des fenêtre cassées à Seattle lors du sommet de l’OMC en 1999, nous on avait choisi une autre tactique. Mais on ne dit pas que la seule fenêtre cassée pendant Occupy l’a été par un policier… avec la tête d’un manifestant. Cette violence incroyable des forces de l’ordre a très peu été rapportée. Comme une sorte de blackout des médias. Pourtant il faut se demander. Pourquoi Occupy a essaimé si rapidement dans plus de 1 000 villes aux États-Unis, puis a tout aussi soudainement disparu ? L’explication de tout le monde, c’était de pointer du doigt l’échec idéologique du mouvement. Mais la vérité c’est que les gens aux USA ne pensent pas qu’ils sont vraiment en démocratie. Et ils ont raison. Cet événement a montré que dans des circonstances très particulières nous sommes parvenus à proposer quelque chose de radical et de public… et on n’a pas immédiatement été tabassés. Donc les gens se sont dit « quoi ? on peut vraiment user de son droit constitutionnel à la liberté de parole et ne pas subir de répression. Je vais le faire aussi ». Mais finalement au bout de trois mois la police est arrivée et tout le monde s’est dit « ah oui, c’est bien ce que je pensais »…
Si je vous suis bien, vous ne voulez pas intégrer le système parce qu’il est fondamentalement corrompu, et vous avez donc fait le choix de la défection. C’est pour cela que vous travaillez désormais sur l’anarchie ?
J’ai toujours travaillé sur l’anarchie, je me suis toujours perçu philosophiquement comme anarchiste. Ça vient certainement de ma famille, mon père était en Espagne dans les Brigades internationales. Il était à Barcelone pendant la guerre d’Espagne, il était déjà communiste à la fac mais il a rendu sa carte pendant cette guerre, je pense qu’il était déçu par Staline. La plupart des gens pensent que l’anarchie n’est pas une si mauvaise idée, ils pensent que c’est une idée démente, ils vont dire « bien sûr ce serait super si on pouvait se passer des policiers, s’il n’y avait pas de prisonniers et que tout le monde vivait ensemble en harmonie, mais c’est un doux rêve, sans la police tout le monde s’entretuerait », etc. Pourtant, on peut trouver des sociétés sans police qui ne se sont pas entretuées. On est conditionné à penser que l’anarchisme est impossible, mais moi j’ai grandi dans un milieu où ce n’était pas une idée folle. Selon mon père, qui en avait fait l’expérience, il y avait des problèmes mais ils n’étaient pas plus importants que dans d’autres systèmes. Alors si c’est un système viable, pourquoi ne pas être anarchiste ?
Mais alors, à quoi pourrait ressembler un anarchisme du XXIe siècle ?
La grande différence avec l’époque de mon père, c’est bien évidemment la technologie qui nous permet de régler tout un tas de problèmes insolubles sans cela. Internet facilite la démocratisation de la société. J’ai toujours trouvé très étonnant que, quand vous faites remarquer qu’à travers l’histoire il y a eu plein d’autres façons d’organiser l’économie que le capitalisme, il y a toujours quelqu’un pour dire que ces sociétés étaient « low tech », aujourd’hui tout est plus compliqué. C’est quand même très ironique, je pensais que les progrès technologiques devaient augmenter les possibilités, pas les réduire. Utilisez la force manuelle pour l’agriculture et il y a 500 façons d’organiser l’économie, inventez l’ordinateur il n’en reste plus qu’une ? Ça paraît très improbable. Je pense que les possibilités de transformation sociale dépassent largement tout ce qu’on s’autorise à imaginer.