Politique

Michael Walzer : « La gauche a besoin d’une politique étrangère »

Sociologue

Grande figure intellectuelle de la gauche américaine depuis les années 1960, Michael Walzer est l’auteur de livres classiques de philosophie et de théorie politique. Actuellement «voisin de bureau » à l’Institute for Advanced Studies de Princeton, le sociologue Jean-Louis Fabiani l’a rencontré pour évoquer l’état de la gauche, et plus particulièrement son rapport au monde, une question au cœur de son nouveau livre A Foreign Policy for the Left.

Publicité

Né en 1935, Michael Walzer est assurément l’un des plus grands philosophes et théoriciens politiques américains. Il est, entre autres, l’auteur de deux livres désormais considérés comme des classiques : Guerres justes et injustes et Sphères de justice. Enseignant à Princeton University puis à Harvard, il a rejoint en 1980, comme professeur, le très prestigieux Institute for advanced Studies de Princeton. C’est là que le sociologue Jean-Louis Fabiani, actuellement invité par cette institution, y a rencontré pour AOC « son voisin de bureau », qui est aussi, depuis des décennies, l’une des figures intellectuelles majeures de la gauche américaine, intervenant régulièrement dans les colonnes de la revue Dissent et l’hebdomadaire The New Republic.

Michael Walzer, vous venez de publier un livre, A Foreign Policy for the Left, qui pose des questions à la gauche états-unienne, mais aussi plus largement à tous les intellectuels progressistes dans le monde. Dans une prose très claire, vous entendez vous faire entendre d’un large public, ce qui ne vous empêche pas d’adresser de vives critiques a la gauche radicale. Cet entretien a pour but de présenter au public français votre travail récent, mais aussi d’engager une discussion sur ce que la gauche, au sens où vous l’entendez, peut tirer de l’analyse des tragédies  de notre histoire. Pour commencer, je voudrais savoir ce que vous entendez par « la gauche », car la gauche n’est pas unifiée. Vous critiquez sans violence, mais de manière aiguë, la gauche radicale et optez pour une version explicitement social-démocrate. Comment vous situez-vous dans la sphère publique états-unienne aujourd’hui ?
Les gens pour lesquels j’essaie de formuler les termes d’une politique étrangère incluent le quart ou le tiers le plus à gauche du Parti démocrate ; les syndicats, particulièrement ceux qui représentent les employés de services, les enseignants, les travailleurs du secteur automobile et de la métallurgie. Je mentionnerais aussi des ONG, comme Amnesty International ou Human Rights Watch, et pour finir les périodiques dans lesquels mes amis écrivent, un certain nombre de revues, pas seulement Dissent, mais aussi The Nation, The American Prospect, The New Republic, Jacobin. Nous ne nous parlons pas assez, mais je décris la gauche démocratique telle qu’elle existe aujourd’hui aux Etats-Unis.

Pourriez-vous me donner un exemple clair de ce que vous entendez par les aspects contreproductifs de la gauche radicale ?
En 1948, il y a eu ici une grande controverse. C’était au moment de la ratification de la convention internationale sur le génocide. L’affaire a commencé parce qu’un groupe de Noirs radicaux a publié un article affirmant que les Etats-Unis commettaient un génocide contre les Noirs Américains. Cela a conduit un groupe de sénateurs blancs du Sud  à refuser violemment de signer la convention parce qu’ils pensaient qu’elle servirait à attaquer leurs intérêts, ceux du Sud de Jim Crow. La tâche de gens comme nous était de dire que le traitement des Noirs dans le Sud, comme d’ailleurs dans l’ensemble du pays, était épouvantable, qu’il devait être condamné et qu’on devait s’y opposer fermement ; il ne s’agissait pas pour autant d’un génocide. La population noire  augmentait, ce qui n’est pas l’effet d’un génocide. Cette position était inconfortable, parce qu’elle donne l’impression que vous ne reconnaissez pas les dommages qui sont faits aux Noirs Américains. C’est le rôle que nous avons souvent tenu.

C’est un rôle austère, et peu plaisant. Il n’est pas de nature à attirer des supporteurs, lesquels sont plutôt mus par une logique émotionnelle.
Oui vous avez raison. Je dois dire que je suis surpris par l’amabilité de vos questions. J’anticipe toujours une réponse plus critique à ce que j’écris.

Je ne pose pas les questions à partir d’un point de vue radical, en dépit de la résurgence de cette position chez nombre d’intellectuels européens. Je cherche seulement à éclairer ce qui fait la singularité de votre analyse afin de mieux comprendre le sens de votre engagement. Venons-en justement à une question plus critique. Vous plaidez pour une politique étrangère nationale pour les Etats-Unis : ne serait-il pas plus efficace de proposer une réponse démocratique internationale aux enjeux de notre temps ?
Nous avons à prendre position sur ce que devrait être la politique étrangère américaine et nous devons aussi avoir une politique qui nous est propre. C’est le point de vue que je veux défendre dans le livre. Je vais vous donner un exemple. Pendant le mouvement vert en Iran, le Président Obama a donné une réponse très modérée (soft). Les néoconservateurs l’ont attaqué brutalement. Ils n’avaient aucune politique alternative à proposer mais ils pensaient que nous devions développer une rhétorique critique puissante, un propos tonitruant au lieu d’une parole très modérée. La gauche américaine avait, en général, une forte sympathie pour ce qui se passait dans les rues de Téhéran : mais ils ont soutenu Obama contre les néoconservateurs car ils ne voulaient absolument pas d’intervention de notre part et ne voulaient pas non plus un soutien déterminé d’Obama aux protestataires iraniens. C’est tout ce qu’ils disaient. Je cite un dissident iranien : « Nous ne voulons pas d’intervention américaine. Ce que nous voulons est précisément le soutien de la société civile internationale. Nous voulons des manifestations, nous voulons des marches, nous voulons des piquets devant les ambassades iraniennes à l’étranger. Nous voulons que les magazines donnent la liste des personnes détenues, afin de les maintenir en vie. Nous voulons la condamnation de ce régime. » C’est exactement ce que nous ne leur avons pas donné. Nous avons pensé que notre travail était de dire que l’Amérique devait se garder d’intervenir et que nous devions nous en tenir là. Nous sommes des gens de gauche : avec nos syndicats et nos ONG nous pouvons faire des choses dans le monde. Et nous devrions les faire pour répondre à des gens comme les opposants iraniens. Même si nous voulons que les Etats-Unis restent en dehors de l’affaire – ce que d’ailleurs je ne veux pas toujours –, même dans ce cas je pense que nous, les gens de gauche, nous devons agir.

Je comprends. Vous n’êtes pas systématiquement opposé à l’intervention militaire. Cela a pu choquer vos interlocuteurs de gauche plus radicaux. Ce point est sans doute moins central dans votre nouveau livre que dans Guerres justes et injustes.
C’est vrai. Toutefois, il y a dans mon dernier livre un chapitre en faveur de l’intervention militaire. J’ai grandi à New York pendant la Deuxième Guerre mondiale. J’étais un enfant juif dans la guerre. Cela m’a définitivement immunisé contre le pacifisme. J’ai appris à ce moment qu’un Etat capitaliste en train de devenir une puissance hégémonique pouvait néanmoins mener une guerre juste et nécessaire. C’est une leçon que je n’ai jamais oubliée. Prenons un exemple évident. Le sauvetage en Syrie des Yézidis, les hérétiques. Daech avait vraiment pris la décision de tous les tuer. L’aviation américaine, avec l’appui au sol de troupes kurdes, les a sauvés. La plupart de mes amis de gauche ont soutenu l’opération. Mais ils auraient voté contre le budget qui a rendu cette opération possible. Ils ne pensent jamais à cela. Il y a quelque chose qui n’est pas sérieux dans cette affaire. Si vous voulez que les Etats-Unis aient des avions sophistiqués qui peuvent atteindre des cibles comme Daech sans pour autant tuer les hérétiques Yézidis, à ce moment là vous devez au moins soutenir une partie du budget militaire.

Ce que vous demandez est d’avoir une adéquation entre des fins humanitaires et des moyens militaires pour les assurer. Votre position est-elle largement partagée au sein de la gauche de votre pays ?
Voter contre le budget militaire constitue une attitude réflexe. Il faut être contre le budget de la défense. Quand ils voient qu’on doit faire une exception, ils ne suivent pas la logique de l’argument. C’est le cas de Bernie Sanders, qui s’est engagé dans la course a la présidence d’une puissance hégémonique globale, mais qui n’avait rien à dire sur la politique étrangère.

Pourriez-vous voter pour un candidat qui n’a pas de politique étrangère ?
J’aurais beaucoup de difficulté. En fait, aux primaires démocrates, j’ai voté pour Hillary.

Etiez-vous d’accord avec la politique intérieure de Sanders, en matière économique et sociale ?
Oui, absolument.

Vous avez mentionné le pacifisme. Comment le définiriez-vous ?
Bien. Il y a d’abord des adeptes de la religion qui croient que tout usage de la force contre d’autres personnes est mauvais et qu’il faut tendre l’autre joue. Ensuite vous avez des gens qui croient simplement qu’il peut être permis au FLN de tuer des non-combattants en Algérie, mais qu’il n’est pas possible pour eux de tuer qui que ce soit. Ce n’est pas exactement du pacifisme mais c’est le refus de reconnaître la possibilité que, quelquefois, dans certaines parties du monde, il y a des gens mauvais auxquels il faut s’opposer par la force. Mais ce n’est pas du pacifisme au sens strict ; c’est un équivalent.

Avez-vous à l’esprit la préface de Sartre aux Damnés de la terre de Frantz Fanon ? Vous la mentionnez deux fois dans votre livre. Sartre a-t-il encore de l’influence aux Etats-Unis ?
Une position comme la sienne a encore de l’influence. On la trouve dans la promptitude à justifier le terrorisme ou à justifier la violence quand elle est révolutionnaire, ou plutôt quand elle se nomme elle-même révolutionnaire. Rappelez-vous que ce n’est pas de la violence des opprimés dont nous parlons. C’est la violence de ceux qui affirment qu’ils agissent au nom des opprimés. C’est quelque chose qui devrait toujours susciter notre scepticisme.

Une des critiques qui est ordinairement adressée à votre position consiste à dire que « terreur » et « terrorisme » ne sont pas des concepts valides et qu’ils recouvrent des réalités différentes ? Pouvons-nous utiliser ces notions ?
Comme démocratie et génocide, le mot terrorisme a une signification. C’est le meurtre délibéré de personnes innocentes pour des raisons politiques. Il existe un terrorisme d’Etat : Hiroshima en est un exemple parfait. Les civils furent tués pour forcer le gouvernement japonais à capituler. Et c’est aussi une forme de politique révolutionnaire, dont je pense que nous devrions toujours la condamner. J’inclus dans le livre ma citation favorite de Léon Trotski : « Les terroristes veulent rendre le peuple heureux sans la participation du peuple ». Le terrorisme est toujours un moyen de remplacer la mobilisation de masse ou la grève générale. C’est une forme de politique d’élite ou d’avant-garde. Si les terroristes sont les vainqueurs, cela conduit à un régime autoritaire.

Quarante ans après la publication de Guerres justes et injustes, en quels termes peut-on poser la relation entre la morale et la gauche ?
Le langage de la morale, comme celui de la politique, peut faire l’objet d’un mauvais usage. Nous ne cessons de revenir à ce point. Nommer la Bulgarie communiste une démocratie ou la discrimination un génocide sont des exemples. Mais la notion de « guerre juste » a fait aussi l’objet d’un mauvais usage. Un des dangers est que la théorie de la guerre juste est aujourd’hui utilisée pour justifier des guerres qui n’ont aucune justification. Je pense que la décision de renverser le gouvernement des Talibans en Afghanistan était une décision justifiée, mais qu’elle a été mise en œuvre de la pire des façons. En fait, ils pensaient déjà à l’Irak quand ils se battaient en Afghanistan. Ils n’ont jamais donné les ressources nécessaires à la victoire et à la reconstitution d’une société que nous avions contribué à détruire. Au contraire, je pense que la guerre en Irak était une guerre injuste. Je continue de penser que la théorie fonctionne, mais que, comme n’importe quelle théorie, elle peut être détournée de son bon usage.

Notre devoir est donc de contrôler l’usage des mots et de les employer dans le contexte qui convient. Pour prolonger la discussion, je voudrais évoquer avec vous une affirmation qui est au cœur de votre raisonnement, page 101 de votre livre : « Il est urgent de reconnaître que les autres peuples sont comme nous ». Il me semble que ce point de vue s’oppose à ce que j’appelle l’épistémologie ordinaire de la gauche, qui distingue aujourd’hui fortement la « theory from the South » ou même la « theory from the East » de ce qu’on nomme « Western epistemology », grevée par ses origines coloniales. Il y a clairement un lien ici entre épistémologie et philosophie politique.
Je comprends la signification du mot culture. J’ai travaillé des années à côté de Clifford Geertz, et je n’ai jamais eu de mal à comprendre la notion et les différences qu’elle produit. Mais la guerre est un phénomène qui traverse les frontières culturelles. C’est pour cette raison que la théorie de la guerre juste et la loi internationale peuvent être comprises de part et d’autres de ces frontières. Une chose comme la convention sur les prisonniers de guerre en est un bon exemple : l’idée selon laquelle on ne tue pas les prisonniers mais qu’il faut au contraire les traiter avec bienveillance pendant la durée du conflit a sans doute eu du mal à s’imposer et a connu quelques faux départs, mais vous devez reconnaître qu’elle peut être comprise indépendamment des frontières culturelles. De la même façon, l’idée selon laquelle la guerre doit être menée entre les combattants et le fait que les non-combattants doivent être mis à l’abri apparaît dans toutes les cultures, et l’on est capable de définir ce qu’est un non-combattant. J’ai découvert cette notion dans plusieurs idiomes, dans l’éthique confucéenne, dans des textes hindous anciens, dans la Halakha juive et dans la Charia musulmane. Vous pouvez défendre cette idée avec des arguments utilitaristes, des arguments kantiens et des arguments tirés de la théorie des droits humains. C’est pourquoi j’ai décidé il y a longtemps, car je ne suis pas fondationnaliste, que si vous êtes d’accord avec cette notion, peu importe l’origine de votre argument. Le caractère évident du fait que toutes ces traditions sont justes dans leur principe (quoique pas toujours dans leur pratique) suggère qu’il y a des caractéristiques communes de notre humanité, par exemple notre vulnérabilité, le fait que Hobbes dit que nous sommes égaux dans le sens où n’importe quel homme peut tuer n’importe quel autre homme. Il y a des caractéristiques de notre humanité qui engendrent une compréhension universelle. C’est ce que je crois.

Il s’agit donc d’une croyance. Il me semble qu’il est de plus en plus difficile de partager ce type de croyance dans le monde intellectuel, qui est allé très loin dans la direction de la particularisation des cultures.
Ce à quoi les intellectuels s’opposent, c’est surtout l’intervention par la force. Prenez l’exemple des mutilations génitales au Nigeria. Je ne suis pas en faveur d’une intervention militaire pour mettre fin  à ces pratiques. Je crois plutôt en l’existence d’une sorte d’activité missionnaire de gauche. En tant qu’intellectuels occidentaux, nous avons parfaitement le droit de dire : « Nous nous opposons à cette pratique ». Je fais la supposition que quand nous donnons les raisons de notre point de vue, les membres d’autres cultures comprendront ce que nous disons. En France ou aux Etats-Unis, vous pouvez vous contenter de dire : « nous ne permettrons pas ça ». Au Nigeria, je ne suis pas en faveur d’une intervention occidentale pour cette raison. J’utilise le plus souvent des exemples historiques. Je vais maintenant prendre un exemple hypothétique. Supposez qu’en introduisant un produit chimique dans l’eau potable en Algérie, nous soyons capables de transformer tous les Algériens en sociaux-démocrates suédois. Est-ce que je le ferais, serait-il juste de faire ça ? Je décide que non, ce ne serait pas correct. Les Algériens ont leur culture, leur histoire et ils doivent pouvoir eux-mêmes transformer leur situation. Mais je n’hésiterais pas à critiquer le gouvernement algérien à partir d’un point de vue universaliste, pour son caractère répressif et brutal.

Beaucoup de gens pourraient vous objecter que votre universalisme n’est qu’un localisme déguisé. C’est une critique commune. Ainsi David Harvey dit de Kant que sa philosophie est universaliste, mais que sa géographie est fondée sur la hiérarchie des territoires et sur un ethnocentrisme.
Tous les universalismes ont commencé dans des situations historiques particulières. Nous parlons un langage qui est notre langage. D’autres peuples ne le comprendront pas. En revanche, je peux justifier ma position par des arguments confucéens et hindous qui n’ont rien à voir avec ma situation  historique particulière. C’est ce que John Rawls appelle le consensus par recoupement (overlapping consensus). D’une certaine façon, comme nous sommes humains et donc vulnérables par rapport à la douleur et à la mort, il existe une possibilité de parvenir à un accord sur certaines questions. C’est le cas de l’opposition à la torture, de l’opposition au massacre d’innocents et à l’esclavage. Je pense que cela est vrai en fonction de ce que nous savons de l’humanité. Il n’y a pas d’esclave heureux. L’esclavage est toujours considéré par les esclaves comme quelque chose qu’on n’aurait pas dû leur faire.

Venons-en à une question brûlante. Quelle est votre position à propos de l’islam, sachant que l’islam ne constitue en aucune manière une réalité unifiée ?
Je vous ferai d’abord remarquer pour commencer que j’ai écrit un livre consacré d’une manière générale aux réveils religieux dans le monde, phénomène que les gens de gauche n’avaient absolument pas prévu. Il y a des hindous radicalisés, des moines birmans qui incitent au massacre, des zélotes musulmans et des juifs messianiques parmi les colons. Actuellement, les plus dangereux sont les islamistes. Ils tuent beaucoup de musulmans. Je pense qu’on a le droit de dire ça. Je prends l’exemple des croisades chrétiennes au XIe et XIIe siècles. A l’époque le christianisme était un danger pour la vie humaine, particulièrement pour les musulmans et les juifs. Dire ça ne suffit pas à faire de vous un anti-chrétien, parce que vous pouvez dire en même temps qu’il y a de meilleures versions du christianisme. Dans la première forme de mon article de Dissent, qui est devenu un chapitre de ce livre, j’ai fait très attention à distinguer l’islamisme de l’islam. Après la publication, j’ai reçu une très longue lettre érudite d’un professeur malais de théologie islamique, avec de longues citations s’efforçant de prouver que tout le discours de Daech pouvait être retrouvé dans des textes écrits par des théologiens saoudiens très respectés. J’ai modifié la rédaction pour signaler ce point et pour remarquer ce que je sais à propos de l’expression la plus brutale du nationalisme juif : ses représentants peuvent aussi citer des textes d’écrivains juifs majeurs. Il y a des précédents dans l’histoire, par exemple dans les cas de l’hindouisme et du bouddhisme : on y trouve une forme de farouche militantisme. En matière de religion, je n’ai pas l’oreille musicale (I am tone-deaf). Mais je sais reconnaître la force de la religion dans le monde. Il arrive que cette force soit bonne. Le mouvement des droits civils aux Etats-Unis a été mené par des prêcheurs baptistes. J’étais de ce monde à l’époque et j’ai connu certains de ces gens. Nous devons faire des distinctions : la religion peut être utilisée pour des causes que nous soutenons comme elle peut être utilisée pour des actes contre lesquels nous devons nous opposer fermement. Il y a énormément de gens de gauche, y compris au sein de la gauche radicale, qui reconnaissent que lorsque Boko Haram enlève des lycéennes ou quand Daech procède à des décapitations, il y a quelque chose de mauvais.

Il est remarquable qu’il existe encore une frontière, même chez les plus radicaux, entre Hamas et Hezbollah d’un côté, Boko Haram et Daech de l’autre. Quelle est la réception de votre livre aux Etats-Unis ?
Du côté de la gauche, c’est le silence.

De quelle gauche parlez-vous ?
Du côté de la gauche radicale, il n’y a pratiquement rien. J’ai fait un podcast pour The Nation avec un interlocuteur très amical. Il avait lu le livre, a posé de bonnes questions et semblait assez largement d’accord. Ce qui peut troubler mon éditeur est le fait que jusqu’à présent les critiques les plus positives sont venues de la droite. Ils ne s’intéressent qu’à ma critique de la gauche. Et ils l’approuvent. Il y a par exemple un compte rendu très sympathique dans Commentary.

Je suis peut-être naïf mais je suis convaincu que votre ambition reste de convaincre la gauche. Il est devenu assez commun en Europe de stigmatiser les sociaux-démocrates en reprenant de vieilles insultes staliniennes (social-traître, voire social-fasciste). Serait-il possible qu’aux Etats-Unis certains vous identifient de la même façon ? Ce serait dommage, car il est indispensable d’engager sur ces questions une discussion avec toute la gauche.
Vous avez raison. J’espère que la gauche répondra, car je suis toujours engagé à vivre à gauche. Il m’arrive de me quereller avec mes voisins, mais je reste à gauche.

Qu’est-ce qui vous paraît encourageant aujourd’hui pour la gauche dont vous vous inspirez aux Etats-Unis ?
Le moment n’est pas favorable pour la politique américaine, mais il y a des formes de résistance à Trump. Nous avons l’espoir que les personnes qui battent le pavé, comme la marche des femmes ou la marche pour le contrôle des armes, donneront une nouvelle vigueur à l’opposition. Les jeunes de Parkland, le lycée de Floride où a eu lieu la tuerie, font énormément progresser les choses. J’espère qu’ils vont se rendre compte que si chaque jeune de 18 ans s’inscrit sur les listes électorales ils changeront les choses, car c’est une population qui vote très peu. Cela changera la politique américaine.

Le culte des armes semble inhérent à la culture américaine. De ce fait la mobilisation récente des jeunes est un grand changement.
Le Second Amendement a été conçu pour éviter d’avoir à entretenir une armée de métier dans l’espace domestique. Les civils devaient être armés et des milices organisées pour faire appliquer la loi et éviter les coûts d’une force publique de répression. Maintenant nous avons besoin d’utiliser la police parce que les gens sont armés. Il est donc raisonnable de s’interroger sur la validité de cet amendement. Je pense que le juge de la Cour suprême à la retraite John Stevens, qui appelle à son réexamen, est en avance sur son temps. C’est un très vieil homme : il dit que les chasseurs peuvent avoir un fusil mais que les armes d’assaut doivent être réservées aux militaires. Ce point de vue est partagé par de plus en plus de citoyens.

Vous avez fait une intervention à Sciences-Po récemment. Pensez-vous que votre point de vue pourrait susciter un débat en France ?
Je pense qu’il y a des gens en France, au Royaume-Uni et en Allemagne, qui ont la même relation à l’égard de la politique de leur pays que celle que j’ai à l’égard de celle des Etats-Unis. Je pense que la plupart de mes arguments pourraient être facilement traduits dans un contexte européen, au moins. Le fait que je ne parle pas seulement de politique étrangère américaine mais d’une politique étrangère pour la gauche devrait leur parler.

Vous ne semblez pas désespéré. Comment envisagez-vous le futur ?
Je ne suis pas du genre à désespérer, encore qu’il y aurait beaucoup de raisons de désespoir pour un juif de gauche parce qu’Israël a le pire gouvernement de son histoire, et peut-être le pire gouvernement de tout le monde occidental. Pour résister vous devez espérer que vous ne cesserez jamais de combattre pour ce en quoi vous croyez et penser qu’il y a dans l’histoire des tournants spectaculaires. Aucun soviétologue n’avait prévu l’effondrement du monde communiste. Aucun spécialiste du monde arabe n’avait prévu les printemps arabes, et ils n’ont rien vu venir des automnes arabes. Les experts se trompent souvent. J’affirme croire que l’on ne peut pas se contenter de projeter le trumpisme dans l’avenir. Il va y avoir de la résistance. Je ne suis pas sûr que je verrai ce tournant mais je suis convaincu qu’il aura lieu.


Jean-Louis Fabiani

Sociologue, Professeur à la Central European University (Vienne)

Rayonnages

Politique