Jussi Parikka : « Écrire autrement l’histoire des médias »
Né et formé d’abord en Finlande, professeur de culture technologique et d’esthétique à la Winchester School of Art de l’Université de Southampton, Jussi Parikka est l’un des principaux chercheurs d’un courant transdisciplinaire relativement récent des sciences humaines et sociales : l’archéologie des médias. Parmi son œuvre, riche de plusieurs livres marquants, Qu’est-ce que l’archéologie des médias ? qui vient de paraître en français, nous offre l’occasion d’un entretien.
Et si l’on commençait par la question faussement simple qui donne son titre à votre livre : qu’est-ce que l’archéologie des médias ?
Les questions en apparence les plus simples sont, en effet, bien souvent les plus difficiles. Surtout celles qui concernent les tentatives de définition, qui sont importantes pour se coordonner mais qui comportent aussi le risque de produire des frontières artificielles. Et, comme j’essaie d’éviter par principe toute fermeture, je prends plutôt les définitions comme des points de départ. En fait, les définitions doivent pouvoir nous amener ailleurs, là où elles deviennent utiles. L’archéologie des médias est un domaine où se croisent des méthodes théoriques, historiques et artistiques qui nous permettent de mieux saisir comment la culture technique des médias joue sur nos sens et influences nos manières de comprendre le monde. Certains travaux se sont employés à écrire autrement l’histoire des médias, en considérant notamment des objets tombés en déshérence ou qui se situent à la marge. Ces recherches, en forme d’opérations de sauvetage, se sont inscrites dans le sillage d’un Michel Foucault qui considérait ce qui avait été laissé à l’écart des discours historiques comme aussi important que ce qu’ils avaient pris en compte. On a ainsi donc vu s’écrire des histoires des panoramas animés, des histoires des cultures visuelles pré-cinématographiques, des histoires des technologies militaires comme technologies médiatiques etc. Mais d’autres travaux mettent davantage l’accent sur la dimension philosophique de cette archéologie des médias, ne se contentant pas d’écrire ces histoires alternatives mais cherchant à comprendre ce qu’on peut appeler le « temps des médias ». C’est-à-dire la manière dont les médias, loin d’être seulement des acteurs historiques, formulent des notions du temps qui ne sont pas humainement perceptibles, comme par exemple le temps de calcul algorithmique des ordinateurs ou le trading à haute fréquence de la finance contemporaine.
Et quelle définition plus personnelle en auriez-vous alors ?
Ce qui m’intéresse avec l’archéologie des médias, c’est qu’elle me permet de travailler sur la matérialité de la culture médiatique en me servant d’un matériau historique mais en prenant un angle théorique fort. C’est devenu pour moi une manière d’enquêter sur des notions comme l’anomalie, l’accident ou l’agentivité non-humaine dans la culture médiatique. Je me suis intéressé à la non-communication, à l’interruption, par exemple, au lieu de considérer que la communication se situe nécessairement au centre de la média culture. Par exemple, dans mon livre sur les contagions numériques, j’ai tenté de travailler sur internet et la culture des réseaux depuis la perspective des virus comme accident général de la connectivité. De la même façon, on peut explorer les médias non pas depuis les technologies en usage mais à partir de leur infrastructure et de leur matérialité, les minerais rares ou les énergies fossiles, les déchets électroniques et les résidus plastiques… Pour moi, l’archéologie des médias désigne l’ensemble de ces démarches qui se fixent pour objectif de travailler autrement sur la media culture…
Ce n’est pas à proprement parler une discipline académique, ce qui n’est sans doute pas sans avantages…
Pour moi, l’archéologie des médias c’est un ensemble mobile de théories qui ne s’est pas stabilisé au sein de certains départements ou de certaines disciplines mais qui voyage des écoles d’art aux départements de media studies, des études cinématographiques à l’histoire de l’art et même à la sociologie des sciences et des techniques. On trouve de l’archéologie des médias dans les universités comme celles de Berlin ou de Londres, à Harvard comme à UCLA et bien plus loin encore. C’est devenu un point de référence stable pour de très nombreux travaux qui ont trait aux médias et à l’art. Certains considèrent même qu’elle fait partie de ce que l’on nomme désormais les humanités numériques. Et si l’archéologie des médias s’enracine profondément dans la théorie de le culture et des médias du XXe siècle, par exemple dans les œuvres de Walter Benjamin, Marshall McLuhan ou Friedrich Kittler, elle entretient aussi des liens très étroits avec des idées et des méthodes qui viennent de l’histoire de l’art, comme l’a montré le travail pionnier de Jonathan Crary. Mais l’archéologie des médias ne se cantonne pas au monde académique : elle a, depuis des décennies, été très fortement influencée par le travail de certains artistes. Des media artistes qui travaillent avec des archives historiques, et même parfois avec des technologies médiatiques imaginaires. Je pense à l’œuvre de Paul Demarinis bien sur mais aussi à des artistes plus récemment apparus comme le réalisateur et artiste sonore Aura Satz. Je me suis moi-même intéressé aux relations entre la théorie et les méthodes artistiques.
Dans le champ varié de l’archéologie des médias, le nom de Kittler – encore trop méconnu en France – revient souvent. Pourquoi est-il si important ?
Friedrich Kittler est une drôle de figure dans le monde de la théorie des médias. Il a reçu, dans les années 1970 et 80, une formation académique en littérature mais son projet d’habilitation, controversé, Aufscreibesysteme 1800/1900 a très vite montré qu’il ne s’agissait de l’habituel littéraire, spécialiste de Goethe mais plutôt de quelqu’un intéressé par le fait de considérer les objets classiques des humanités à travers leurs réseaux technologiques. Comme d’autres l’ont déjà remarqué, il apparaît comme un hybride intéressant de Friedrich Nietzsche et de Marshall McLuhan, avec une dose de Thomas Pynchon, pour faire bonne mesure. Au lieu de tenter de comprendre l’humain selon une perspective phénoménologique ou même herméneutique, il s’est employé à tirer les conclusions, pour les technologies médiatiques, des leçons post-structuralistes de Derrida et surtout de Foucault. Pour lui l’homme se forme à travers des réseaux technologiques et les enseignements lacaniens sur le symbolique, le réel et l’imaginaire doivent être lus à travers les technologies médiatiques qui sont les technologies de ces réalités psychiques ! Sa manière d’élaborer la théorie des médias pour la lecture, l’écriture, l’écoute et la vue (notamment à propos du cinéma) mais aussi le calcul (les ordinateurs) fut très influencée par ces idées mais ils les a portées plus loin, dans un nouveau contexte et, d’une certaine manière, en inventant, par là même, l’archéologie des médias. Il a plus tard affirmé qu’il n’était pas un archéologue des médias mais son influence a été énorme sur ce domaine, c’est indiscutable. L’une des façons les plus évidentes de mesurer son impact – et celui d’autres également dans ce débat d’abord allemand qui s’est déroulé au cours des années 1980 et 90 –, c’est de prendre acte de la transformation des humanités par l’injection d’une forte dose de culture technologique en leur sein. C’est aussi ce que souligne Bernhard Siegert, l’un des principaux théoriciens des médias allemands aujourd’hui. Kittler est méconnu en France mais je suis heureux de voir que la semaine même où mon livre a paru en français paraissait aussi en traduction la grande étude de Kittler, Gramophone, Film, Typewriter. Certains de ses écrits sur la culture logicielle avaient déjà paru en France sous la forme d’un petit livre, Mode protégé. Son œuvre m’a grandement influencé, notamment ses écrits sur les médias et sur les logiciels, me permettant de comprendre comment je pouvais travailler sur des objets historiques ayant trait aux technologies médiatiques sans devenir pour autant un historien.
Comment expliquer que la France accuse un certain retard dans le domaine de l’archéologie des médias ?
Je dois vous avouer que je ne suis pas le mieux placé pour répondre, je connais plutôt le monde anglo-américain, ou même le milieu de mon pays d’origine, même si cela fait dix ans que j’ai quitté la Finlande ! C’est en partie un problème de traduction : les textes sont traduits à des rythmes différents, et répondent à des débats à l’échelle nationale. Cependant en France des gens comme Emmanuel Guez et d’autres ont eu une influence pour mettre en place un contexte propice (à l’archéologie des médias), et aussi créer des liens avec des développements institutionnels. Je pense par exemple au PA-MAL, un laboratoire d’archéologie des médias, à Avignon. Aussi, sans vouloir spéculer sur les raisons de ce retard, je suis curieux de la manière dont la situation française fait écho à des discussions antérieures : je pense aux travaux philosophiques sur la technologie, comme ceux de Foucault, qui a mis en évidence les premiers élans relatifs à l’archéologie et la généalogie, aussi bien que les études filmiques qui abordaient ces mêmes sujets. On peut considérer par exemple le Grand Art de la lumière et de l’ombre de Laurent Mannoni comme une sorte de cartographie de « l’archéologie du cinéma » ! Peut-être alors que l’archéologie des médias était déjà présente, mais en sourdine, cachée dans quelques recoins du monde académique français, attendant le bon moment pour en sortir.
Revenons à l’aspect plus artistique. Qui sont les principaux artistes impliqués, et comment se relient cette dimension artistique et celle plus académique ?
J’ai cité plusieurs noms, comme Paul Demarinis qui est un des véritables pionniers, et puis Aura Satz, dont le travail audiovisuel ces dernières années témoigne d’une utilisation des méthodes de l’archéologie des médias dans ses films, notamment avec le son. Mais il y aurait plein d’autres personnes ! Par exemple Zoe Beloff, Gebhard Sengmuller, Julian Maire, ou encore Garnet Hertz. Avec Garnet, nous avons d’ailleurs collaboré : nous nous sommes interrogés sur l’utilisation des pratiques artistiques dans l’archéologie des médias. On a appelé cela les « zombie media », comme un commentaire alternatif à ce qui était auparavant connu comme les « dead media », une expression utilisée par l’écrivain de science-fiction Bruce Sterling, qui de façon inspirée déclare que nous avons besoin de « plus profondes perspectives paléontologiques » pour contrecarrer la « frénésie médiatique » du nouveau, et rappeler ainsi les « failles des médias, les chutes des médias, les étranglements des médias… ». Mais pour nous, « zombie media », la vision « mort-vivante » des médias, était une manière de dire : les médias ne sont pas morts ; ils sont peut-être laissés à l’abandon, mais ils ont une vie après la mort, comme les déchets électroniques qui, inutilisés, continuent tout de même à vivre, comme partie du problème environnemental actuel à l’échelle planétaire. Et cela fait référence aux différentes pratiques artistiques d’appropriation et de collecte d’objets trouvés. On peut alors ressusciter des objets usagés et des idées. Garnet a lui-même été très actif dans ce champ, et il a considérablement travaillé sur le piratage et le matériel informatique, ou encore les court-circuitages de circuits électroniques.
Comment positionneriez-vous votre propre travail au sein de l’archéologie des médias ?
Je vous en ai déjà donné quelques indices, mais je pense que je suis quelque part entre différents débats, ce qui m’a permis de combiner plusieurs perspectives. Je crois que j’ai tiré profit de ma position d’outsider : j’ai étudié l’histoire culturelle en Finlande, mais durant ma thèse j’ai pu passer du temps à la fois à Amsterdam (et pu suivre notamment le séminaire de Thomas Elsaesser en études filmiques) et à Berlin, (où j’étais accueilli par Wolfgang Ernst en études des médias à l’université de Humboldt). J’étais alors assez éloigné des grands centres européens et américains de la théorie des médias et, rétrospectivement, je trouve que ce fut plutôt un bon point. Ainsi je n’ai pas été emprisonné dans des influences trop normatives, et au moins j’ai pu tenter de tracer ma propre route entre ces différents courants. Donc pour répondre plus clairement : d’un côté mon travail a été énormément influencé par les théoriciens des médias allemands – Kittler, Zielinski, Elsaesser et d’autres. Mais bien sûr, ce n’était pas les seuls que je lisais… Comme je l’ai dit, j’ai reçu une formation d’historien, et j’ai trouvé un intérêt chez Braudel pour le nouvel historicisme, qui tient une place importante dans mes recherches. Et puis, pour moi, la découverte des écrits de Deleuze et Guattari fut capitale, et j’ai lu Foucault à travers Deleuze. À cela on peut aussi ajouter la lecture des philosophes féministes du nouveau matérialisme, comme Elizabeth Grosz et Rosi Braidotti. D’un autre côté, j’ai pendant longtemps été intéressé par la sphère artistique et la manière dont les pratiques artistiques pouvaient nous permettre d’aborder l’archéologie des médias. Comment sont-elles impliquées dans l’utilisation d’archives, de véritables passés ou des passés imaginaires ? Voilà ce qui m’importait, et je trouvais que c’était une manière pertinente de voir l’influence des artistes dans les médias, comment ils ont pu les transformer. Parmi beaucoup d’autres, je peux citer Thomas Elsaesser, pour qui les films d’Harun Farocki furent capitaux. Mais, de mon côté, je voulais aussi faire attention à la manière dont ces médias et ces artistes ont articulé leurs pratiques, et comment ces articulations entrent en résonance avec des thèmes contemporains. Beaucoup d’artistes sont comme des continuateurs de ce que Farocki avait mis en évidence : les liens entre l’art et le cinéma, dans le contexte de surveillance généralisée et de domination scientifique de notre société contemporaine. Donc cela m’a aussi mené à m’intéresser et à prendre en compte, directement ou indirectement, les problèmes environnementaux, et d’écrire sur – et parfois avec – des artistes qui pensent ces questions écologiques dans la culture médiatique contemporaine.
Vos premières recherches portaient sur les virus informatiques… Qu’est-ce qui vous a amené à réfléchir à cela, et qu’avez-vous découvert ?
Ce livre est un peu issu d’une série d’accidents. Je voulais écrire la grande histoire des accidents informatiques et des réseaux, et travailler contre l’affirmation selon laquelle la culture des médias permettrait la communication. À la place, j’ai été inspiré par les travaux de Paul Virilio et de Wolfgang Schievelbush, et je me suis demandé : quelle est la forme particulière de « l’accident » qui ressort de la culture des réseaux ? Et le virus informatique était une des réponses. Pas seulement parce que c’est un type précis de logiciel, mais aussi parce qu’il fait partie de la « culture de la contagion », qui a donné lieu à de nouveaux modes sécuritaires, petit à petit, depuis les années 70. De là, je me suis aussi intéressé à la culture historique du néolibéralisme, et depuis 1990 à la fin supposée de la guerre froide et à l’émergence de la culture des réseaux. Les questions technologiques et sécuritaires étaient alors très liées à tout ce qui était débattu en termes de « biopolitiques », d’« identité nationale », de frontières, et même de sexualité, comme le sida. Tout cela fait partie de ce que j’appelle cette « culture de la contagion » qui a émergé depuis les années 1980, et dont le virus est aussi un représentant.
Le fait de travailler sur la « contagion », vous a conduit à réfléchir à l’usage des métaphores en sciences sociales. Dans quelle mesure sont-elles utiles ?
Vous avez raison. Évidemment, cela sonne d’abord comme une figure de style : les vraies contagions n’existent pas dans les réseaux informatiques, pas vrai ? À première vue, c’est seulement une métaphore empruntée à la biologie et aux sciences naturelles. Mais je pense que ce n’est pas entièrement vrai. Il y a toute une histoire de la contagion dans les médias, avec un contexte concret, et non pas simplement une métaphore. J’ai décidé de parler de la contagion comme d’un « mot d’ordre », au sens où l’entend Gilles Deleuze : j’ai étudié comment agissent des notions comme celle de « contagion » dans des contextes de sécurité et de contrôle, et non pas les considérer uniquement comme des références à une forme de discours qui serait plus authentique. On peut se demander, et bien entendu on devrait se demander, pourquoi les figures de l’autorité utilisent souvent la biologie comme référence. Pourquoi adoptons-nous des notions issues de la biologie pour expliquer une culture sociale ou technologique ? Il ne s’agit plus simplement de faire une métaphore, mais d’employer des termes comme des ordres, pour créer des manières de penser qui ont une fonction particulière, par exemple en ce qui concerne la sécurité.
Après cette recherche sur la culture de la contagion, vous avez travaillé sur les animaux. Sur quoi portait cette recherche ?
Mon livre Insect Media prolonge certains thèmes évoqués avant : je voulais aussi examiner des usages linguistiques a priori métaphoriques. Mais j’y développe une thèse différente, avec une autre approche. Je me suis demandé pourquoi notre culture technologique crée une vision de la technologie aussi concentrée sur les animaux. On parle par exemple de réseaux distribués, d’esprit de ruche (hive mind), de la Toile (web), on utilise des termes qui font référence aux insectes, aux araignées, etc. Comme j’ai eu une formation en histoire de la culture, j’ai travaillé sur les sources historiques de ce phénomène. J’ai écrit de quoi publier un livre, sur les liens entre animaux et technologie, et l’histoire de ces liens, qui a des origines anciennes. Je voulais commencer avec l’émergence de l’entomologie moderne au XIXe siècle, mais aussi avec son influence sur la culture populaire. Le monde animal, tel que le décrit la recherche, ainsi que les livres populaires, est plein de transformations étranges, avec différentes manières de communiquer, des formes alternatives de mouvement comme les animaux à six pattes, et d’autres manières de voir avec les yeux composés (comme ceux des mouches). À part l’entomologie, on trouve de nombreux thèmes similaires dans la philosophie, l’art et la technologie du XXe siècle. De l’architecture au surréalisme, de la cybernétique telle que l’ont inspiré les animaux non-humains au rôle central de figures comme celle de la tique chez Heidegger comme chez Deleuze et Guattari : il y a tout une théorie des animal media. Donc, comme vous le voyez, c’est devenu davantage qu’une histoire. C’est devenu une étude des forces animales non-humaines qui définissent des régimes alternatifs de la sensation, de la perception et du mouvement. Par conséquent, c’est devenu un livre qui se situe entre la théorie des médias et un travail d’historien.
Tout le monde parle de l’anthropocène, mais vous avez décidé de parler de l’anthrobscène. Qu’est-ce que c’est ?
C’était censé être une plaisanterie, mais ça a pris de l’ampleur ! J’utilise « obscène » dans « anthrobscène » pour nous rappeler que l’émergence de l’anthropocène se rapporte à l’obscénité de la dégradation environnementale et à la réduction des mondes vivants habitables. C’est l’obscénité de ce système qui apparaît derrière la culture industrielle, et qui est étroitement lié aux économies politiques du gaspillage. Ces économies sont une cause essentielle pour expliquer l’inégalité de la distribution de l’anthropocène à l’échelle planétaire. Comme Sean Cubitt l’a dit, cette question du gaspillage est considérée à la fois à travers la considération systématique d’humains comme de déchets du capitalisme, et à travers la création de déchets qui produisent un avenir toxique. En ce sens, je me suis senti obligé d’ajouter au moins un point à cette discussion, qui est importante pour de si nombreuses raisons. Pour moi, l’anthrobscène est une manière très modeste de se rapporter à ce que Françoise Vergès a très justement nommé le capitalocène racial.
Votre dernier livre porte sur la géologie des media. Est-ce une nouvelle discipline ?
Non, pas une nouvelle discipline. C’est plutôt une tentative de penser à l’intersection entre plusieurs champs disciplinaires établis. La géologie dans « géologie des médias » désigne les réseaux étendus, matériels et anciens qui sont nécessaires pour que les médias apparaissent en premier lieu. Ce sont par exemple les terres rares, d’autres matériaux raffinés, les réseaux énergétiques. Ce sont aussi les infrastructures comme les parcs de serveurs, qui sont le pilier planétaire de notre culture des médias. Mon dernier livre approfondit l’idée de l’anthrobscène et la confronte avec des pratiques artistiques actuelles dans les médias, avec Trevor Paglen, Gregory Chatonsky, ou Katie Paterson pour la « psychogéophysique ». Je m’y intéresse à nouveau au même thème : les liens entre théorie des médias et les arts des médias. Et il y a un autre thème dans ce livre, moins évident. C’est celui du temps et notamment du « temps profond », qui influence la théorie des médias et la philosophie contemporaine. Comment considérer adéquatement un temps qui excède radicalement les temporalités humaines, un temps qui n’est pas le nôtre ? Ce n’est pas le temps de nos pratiques cognitives ni de nos pratiques sensorielles. Pourtant, ces durées longues sont en jeu dans la situation actuelle, avec l’héritage industriel, la mobilisation systématique des énergies fossiles par exemple, et l’accélération dramatique du désastre planétaire. C’est là que l’archéologie des médias prend un autre tour. Elle se tourne vers les humanités environnementales. Ou plus radicalement, vers un nouveau matérialisme, qui se fonde sur des repères spatio-temporels non-humains, dans une perspective éthique.
L’archéologie des médias permet de considérer à la fois le passé, le présent et le futur. Quelles relations entretient-elle avec l’historicité ?
Ce qui est précieux pour moi, c’est la manière dont l’archéologie des médias est capable d’inventer d’autres temps. Ce que je veux dire c’est qu’il lui est arrivé d’inventer d’autres manières de se repérer dans le temps qu’en employant justement les notions de passé, présent et futur. On y trouve des évocations des temps cycliques des média cultures (les travaux de Erkki Huhtamo), des temps profonds des médias (Siegfried Zielinski), des microtemporalités (Wolfgang Ernst) et beaucoup d’autres manières de faire un pas de côté par rapport au schéma habituel de la temporalité. J’ai tenté de rendre cela un peu plus explicite et de plaider le fait que l’archéologie des médias s’occupait aussi de philosophie du temps, mais différemment de celle qui se pratique au sein des écoles officielles de philosophie. Si certains, comme Erkki Huhtamo, sont très liés au courant du new historicism tel qu’il a émergé dans le champ de l’histoire critique, d’autres comme moi tentent d’avoir une vision plus radicale encore qui prenne en compte les formations naturelles liées à ces histoires, des formations dans lesquelles il convient de considérer les humains comme les non humains. De ce point de vue, certains de ces travaux en théorie des médias adressent les grandes questions qui figurent au cœur des humanités aujourd’hui et participent du débat sur les posthumanités critiques.
Jussi Parikka, Qu’est-ce que l’archéologie des médias ? (UGA éditions (ELLUG) – Université Grenoble Alpes)