Ecologie

Paul Hawken : « Il ne s’agit pas de combattre ou de traiter le réchauffement climatique mais de le stopper !»

Journaliste

Écologiste, spécialiste du réchauffement climatique, Paul Hawken, prône ce qu’on appelle aux États-Unis un militantisme de solutions. Son best-seller, Drawdown. Comment inverser le cours du réchauffement planétaire , paraît ces jours-ci en français : l’occasion d’un entretien au long cours avec celui qui considère que l’ignorance honteuse de Trump aura, en fait, permis l’éveil des consciences.

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Il fait 28° à Paris ce 20 avril, record historique de chaleur jamais enregistré, Paul Hawken nous accueille donc dans le jardin des éditions Actes Sud. Parler réchauffement climatique – l’écologiste américain n’aime pas qu’on parle de changement climatique –  paraît plus indiqué que jamais. La publication en français de son imposant Drawdown. Comment inverser le cours du réchauffement planétaire est un événement. Pas seulement parce que ça a été un best seller aux États-Unis, mais aussi parce qu’il s’inscrit dans une démarche qui a du mal à s’implanter dans l’Hexagone : un militantisme de solution. Autre particularité de Paul Hawken, écologiste reconnu pour s’être consacré depuis longtemps aux questions climatiques, il est un pionnier de la refonte des modèles économiques vers des pratiques plus respectueuses de l’environnement. L’écologie pourrait donc se fondre dans le capitalisme. RB

 

Drawdown se propose d’apporter les solutions au réchauffement climatique, de montrer quelles sont les solutions connues qui ont le plus d’impact. Mais avant d’en venir aux solutions, il faut se poser la question du constat. Le consensus que l’on pensait avoir atteint, sur l’origine humaine du réchauffement climatique, notamment lors de la COP21 en 2015, a été remis en cause par Donald Trump au cours de sa campagne puis à son arrivée au pouvoir. Sa décision la plus emblématique en ce sens a été de retirer les États-Unis de l’accord de Paris. Faut-il tout reprendre à zéro ?
Personne ne peut vraiment expliquer ce qui s’est passé aux États-Unis, dans le sens où l’on ne peut que s’interroger sur ce qui nous a amenés à élire un sociopathe comme président. Son cas est pathologique, ce n’est pas comme s’il défendait un point de vue, il n’en a pas, son seul point de vue c’est lui-même. C’est pourquoi je ne crois pas qu’il faille s’étendre sur sa présidence, d’ailleurs, à mon avis, il ne sera pas là encore très longtemps. Mais on peut aussi regarder les choses sous un jour différent, plus positif. Je l’appelle « the great awakener », le grand éveilleur de conscience pour tout ce qui touche aux questions climatiques. Parce que son ignorance honteuse a non seulement suscité des résistances, mais elle a aussi poussé à plus d’actions de la part de certaines villes et États américains. Il a donc, plus que toute autre chose, stimulé l’action contre le réchauffement climatique aux États-Unis. Quand il a retiré le pays de l’accord de Paris, 100 millions d’Américains qui n’avaient jamais entendu parler de la COP21 en ont non seulement entendu parler, mais ils ont aussi compris l’importance pour la première fois. D’une certaine façon, il a amené par inadvertance de plus en plus de monde à réaliser l’absurdité de sa décision. Pour sa base électorale c’est une bonne chose, mais pour le reste de l’Amérique, on a simplement le sentiment d’être stupides. Comme tous les pays, nous avons connu une alternance de conservateurs et de progressistes, évidemment Trump a rompu cette dynamique il est à part, différent. Il renvoie l’image d’un pays qui serait comme ces athlètes qui se tordent de douleur sur le terrain, saisis par une crampe. Et bien l’Amérique en est là, elle souffre de crampes et se tord en hurlant de douleur. Ça ne peut pas durer.

Le sociologue français Bruno Latour parle de Trump comme d’une boussole qui indique le Sud, le chemin à ne pas suivre. Finalement vous êtes d’accord avec lui. Et si on regarde de l’autre côté, du côté de la Terre, on se rend compte en parcourant votre livre du nombre impressionnant d’initiatives qui touchent de petits groupes d’individus, à de toutes petites échelles. Pourquoi y attachez-vous autant d’importance ?
Nous avons pu modéliser les cent solutions les plus efficaces pour inverser le cours du réchauffement climatique. Pour cela, on a commencé en faisant deux choses. La première des choses à faire ça a été de trouver un nom : on parle de « drawdown ». Le drawdown désigne le moment où le pic de production du gaz à effet de serre est atteint, et que la courbe commence à descendre. Pourquoi cette attention à la sémantique ? Parce qu’il nous a semblé que depuis des années la science climatique a communiqué de la pire des façons. Tout se passe comme s’il s’agissait de s’assurer que le moins de personnes possible comprenne et s’engage sur les questions climatiques. Par exemple, on entend souvent en anglais l’expression « medicate climate change », il faut traiter le changement climatique comme on traite une maladie. C’est peut-être la façon la moins scientifique qu’on puisse imaginer pour exprimer ce qu’il faut vraiment faire. Il ne s’agit pas de combattre ou de traiter le changement climatique, tout simplement parce que le climat est censé changer, c’est ce qu’il fait, c’est un système qui évolue. C’est un magnifique et miraculeux générateur météorologique. Ces métaphores guerrières sont vraiment idiotes. Ce mot medicate (traiter médicalement), j’ai demandé aux gens que je rencontrais s’ils savaient ce qu’il signifie, aucun n’a été capable de m’expliquer comment il s’appliquait à la question climatique. Parce que son sens, c’est de réduire la douleur. Mais en anglais il y a un autre mot plus approprié : « militate », militer qui veut dire stopper, et c’est probablement ça qu’on devrait dire. Parce que militer, c’est ça qui fait lever les gens le matin. Cette façon de nommer le but insiste aussi sur le fait que quand on va dans la mauvaise direction, ralentir ne sert à rien, il faut s’arrêter et faire demi-tour. Se fixer comme objectif le drawdown, c’est chercher à inverser le cours des émissions et repartir dans le sens inverse, les faire décroître. La seconde chose qui nous semblait importante, c’est de parvenir à modéliser les solutions qui sont déjà en place, bien comprises, évaluées dans les revues scientifiques à comité de lecture. Pour les coûts on a travaillé avec des chiffres, des coûts qui sont connus et acceptés par des institutions comme l’AEA (American Economic Association), la Banque mondiale, le FMI, Bloomberg energy… En ce qui concerne le volet « impact », on ne peut faire que deux choses finalement : émettre moins de gaz à effet de serre, ou bien parvenir à en capturer plus dans l’atmosphère. Là aussi on a travaillé à partir des données vérifiées, qu’on trouve dans la littérature scientifique. Ce livre, c’est le reflet de ce qu’on sait, de ce qu’on fait déjà. Il ne s’agit pas d’imaginer ce qu’on pourrait faire, de dire ce que nous, petites ONG, on pense savoir. On ne dit pas c’est ce qu’on sait mais voilà toute l’étendue de ce dont on peut être certain. C’est pour ça qu’il était si important de travailler en collaboration avec 220 personnes : des scientifiques de 22 pays différents, des artistes, activistes, politiciens, entrepreneurs.

C’est la première fois qu’un tel travail est mené, alors que ça fait des années qu’on tente d’apporter une réponse au réchauffement climatique…
Cinquante ans ! Ça fait cinquante ans que la question du réchauffement climatique d’origine humaine est dans le débat public et rien de tel n’a jamais été fait.

Comment l’expliquer ?
J’aimerais bien le savoir. C’est une question pour les anthropologues, c’est à eux qu’il faut la poser. Qu’il ait fallu 50 ans juste pour qu’on ait l’idée de faire tout simplement une liste de ce qu’on sait être efficace, des initiatives qui peuvent avoir un impact et le mesurer… ça me dépasse. L’autre jour, j’étais à une conférence à Seattle, et je parlais justement de ça. Je vois deux adolescents dans la salle, peut être 14 ou 16 ans. Je leur ai demandé de me citer les cinq meilleures équipes de NBA [ndlr : le championnat américain de basket], évidemment ils me les ont citées, et dans le bon ordre. Mais quand je leur ai demandé de me citer les cinq solutions les plus efficaces contre le réchauffement climatique, évidemment ils en étaient incapables. Parce qu’on ne les leur a pas apprises comme on devrait le faire pour chaque écolier. Quand la COP21 a eu lieu, on en savait assez alors pour faire tourner nos modèles et les résultats se sont révélés très surprenants. J’ai mis au défi mes amis qui se rendaient à Paris d’y trouver une seule personne qui saurait donner les 10 solutions les plus efficaces pour réduire le réchauffement climatique. Personne parmi les 30 000 délégués n’aurait pu nommer ces 10 solutions, même dans le désordre. C’est dingue ! Après tout ce temps on devrait tous être capables de les réciter par cœur, à commencer par les responsables politiques et les spécialistes de l’environnement. Je ne dis même pas que notre classement est correct, mais je pense quand même qu’il l’est parce qu’on l’a établi de façon scientifique. Mais il y a pire, on trouve aujourd’hui des scientifiques, de bons scientifiques, d’excellents scientifiques qui prétendent donner des solutions mais qui ne fondent leurs propositions que sur des croyances. Jim Hanson – qui est professeur associé au Département des sciences de la Terre et de l’environnement de l’université Columbia et qui avait tiré la sonnette d’alarme lors de son audition sur le changement climatique devant le Congrès américain en 1988 – Jim Hanson propose aujourd’hui l’option du tout nucléaire pour résoudre le problème. C’est tout simplement faux, c’est de la mauvaise science et pourtant c’est l’un des plus grands scientifiques américains.

Comment vous l’expliquez ? Vous allez me dire c’est encore un travail pour les anthropologues. Mais cela fait penser à ce que dit le philosophe Dominique Bourg lorsqu’il explique que nous n’arrivons pas à prendre en charge sérieusement la question du réchauffement climatique parce que notre cerveau a évolué pour réagir quand un mammouth fonce sur nous, pas quand un glacier fond à des milliers de kilomètres.
Je ne pourrais être plus d’accord. Quand les objectifs ont été décidés après la COP21, on a parlé de rester en dessous des 2° C de réchauffement en 2050, de limiter à 450 ppm la concentration de CO2 dans l’atmosphère. Et il y a beaucoup de choses qui ne vont pas dans ces objectifs. Il y a évidemment, comme le fait remarquer Dominique Bourg, le fait que nos cerveaux ne soient pas câblés pour répondre à des menaces existentielles futures. Tous ceux qui vivent sur terre aujourd’hui vivent parce que leurs ancêtres ont réussi à répondre à des menaces immédiates : la nourriture, le chaud, le froid, trouver un abri… bref à survivre. Mais surtout, ces objectifs sont bien trop conceptuels, et ils ne reposent sur rien. L’objectif des 2° C est présenté comme un objectif scientifique. Mon œil ! Ce chiffre a été inventé par l’économiste William Nordhaus en 1975, et il a raconté lui-même qu’il l’avait sorti de nulle part. En 1994, Joachim Schellnhuber, un grand scientifique du climat allemand, était tellement frustré de ne pas parvenir à faire comprendre au gouvernement allemand la complexité du réchauffement climatique – parce que c’est un processus très complexe – qu’il a fini par dire « on va faire simple, vous ne pouvez pas aller au-delà des 2° C », et il serait le premier à vous dire que lui aussi c’est un chiffre choisi de façon arbitraire. Donc on a ces deux personnalités de la compréhension et de la lutte contre le réchauffement climatique qui, à presque 20 ans d’écart, ont fixé cet objectif mais reconnaissent aujourd’hui qu’il n’a rien de scientifique. Et même en admettant que ce chiffre corresponde à quelque chose, qui s’en soucie ? Parce que vous pouvez aller dans les rues et demander aux gens s’ils sont inquiets de voir la planète se réchauffer de plus de 2° C en moyenne en 2050, vous pouvez être sûr de vous attirer une majorité de regards interloqués. Les gens ont d’autres soucis. Donc si les solutions contre le réchauffement ne concernent pas aussi la vie quotidienne, si elles n’apportent pas un bénéfice immédiat à tout un chacun, elles ne pourront jamais s’imposer.

Et c’est pourquoi vous insistez sur l’impact économique des solutions que vous proposez. Les questions économiques, sociales, écologiques tout va ensemble, c’est un système ?
Notre sentiment, c’est qu’il faut modéliser l’impact écologique mais aussi les coûts et bénéfices économiques, sinon c’est inutile. Et puis, il y a vingt ans, les coûts des solutions surpassaient les bénéfices générés par les comportements qui posent problème. Ce n’était pas vrai évidemment si on prenait en compte les externalités négatives, mais le commun des mortels ne mesure pas ces externalités négatives, on compare les coûts entre eux. Mais aujourd’hui, ce qu’on est parvenu à montrer, c’est qu’il est plus économique de changer que de rester comme on est. La façon la plus économique aujourd’hui de produire de l’électricité, ce sont les éoliennes terrestres, c’est moins cher que le charbon, le nucléaire, l’hydraulique… On voit la même chose pour le solaire qui talonne l’éolien de près. Si on change de domaine, en matière de transport même le cabinet de conseil McKinsey, la Banque Mondiale ou l’AEA (l’association des économistes américains) annoncent qu’en 2024 les véhicules électriques seront moins chers que les véhicules à essence. Et ça va arriver avant, ils se trompent toujours. On est donc à cette croisée des chemins, quand les questions économiques rejoignent les préoccupations environnementales et ne s’y opposent plus. On le montre de façon mathématique, nous-mêmes avons été surpris par les bénéfices qu’on peut tirer aujourd’hui de la transition écologique. Pour parvenir à ces résultats et surtout à faire des projections, nous avons mesuré uniquement les solutions pour lesquelles on pouvait opérer une mise à l’échelle dans le temps. On les a fait évoluer sur 30 ans, à des taux raisonnables pour voir s’il était possible d’atteindre le drawdown. Le résultat, si on considère les coûts, c’est une énorme économie nette. Je rappelle qu’on n’a utilisé les chiffres d’impact tirés des revues scientifiques à comité de lecture et quand il y avait des divergences, ce qui pouvait arriver, on gardait le chiffre les plus conservateurs, aussi bien pour l’impact écologique qu’économique. J’aimerais ajouter que depuis un an que le livre est sorti, que les chiffres sont intégralement disponibles sur notre site, personne n’est venu montrer que nous nous étions trompés.

Vous évoquez les solutions simples et accessibles dès aujourd’hui, déjà en place pour certaines… mais rien n’est tout à fait simple et accessible en matière d’écologie. Si on prend l’exemple des éoliennes terrestres dont vous montrez dans le premier chapitre du livre qu’elles sont la solution n°1 pour réduire le bilan carbone de la production d’énergie, leur construction et leur installation ont aussi un impact écologique.
Vous faites référence par exemple à la construction et à l’installation des turbines, qui ont une empreinte écologique significative, et vous avez raison. Bien entendu on l’a pris en compte dans nos modèles, nous donnons l’impact net. On parle en anglais d’« Eroei » (energy return on energy invested), le taux de retour énergétique. On soustrait toujours cet investissement en énergie et on mesure l’empreinte carbone de l’installation d’une éolienne ou de panneaux solaires. Pour rendre compréhensible cette complexité, nous avons travaillé, avec ma co-auteure Katharine Wilkinson, à transformer les nombreuses contributions en histoires, à construire un storytelling. Comme avec l’exemple des premiers panneaux solaires installés à New York en… 1884. Qui l’aurait dit ? On pense toujours le solaire comme une énergie nouvelle, ce n’est pas le cas, elle a 134 ans. Ce qui est encore plus intéressant, c’est que la première centrale électrique à charbon a été mise en service en 1882. Le charbon et le solaire sont donc arrivés à la même époque à New York, et déjà à l’époque on s’affrontait pour savoir quelle était l’énergie qui avait le plus d’avenir. On a longtemps cru que le charbon avait effacé le solaire, mais au final c’est bien ce dernier qui va l’emporter. Donc l’une des propositions c’est de raconter des histoires humaines, pour montrer qu’il ne s’agit pas que de savoir technologique. Bien entendu, les solutions proposées sont parfois techniques, mais elles peuvent aussi se fonder sur des pratiques vieilles de 3-4 000 ans comme l’agriculture sylvopastorale qui n’a rien de nouveau mais est très efficace et pourrait facilement se répandre à travers le monde car elle est très facilement compréhensible. Les gens ne font pas ça pour gagner des crédits-carbone, mais parce que ça marche, qu’ils sont efficaces, gagnent plus d’argent, les animaux sont en meilleure santé, la terre est plus fertile et absorbe plus d’eau… Répondre aux conséquences du changement climatique c’est l’histoire de l’humanité, on ne peut plus être catastrophiste quand on en prend conscience

Parmi les grandes catégories de solutions, à côté de l’énergie qu’on trouve au début du livre, il y a bien aussi la question de l’alimentation. Avec une découverte surprenante…
Comme je l’ai dit, on a donc modélisé les solutions mais on ne savait pas avant de les faire tourner dans les ordinateurs quel serait le résultat, et on a été totalement surpris. L’une des plus grosses surprises concernait le secteur de l’agro-alimentaire car on a découvert que c’était la plus grosse source d’émission globale, et non pas la production d’énergie. Et la raison pour laquelle l’agro-alimentaire arrive en première place, c’est qu’en changeant la façon de produire, d’acheminer et de consommer la nourriture, non seulement vous réduisez l’émission mais vous pouvez aussi emprisonner le carbone.

Mais si on change notre façon de manger, on touche pour ainsi dire à un changement de civilisation.
Oui et non… bien entendu, la manière dont on se nourrit est chargée d’affect et d’émotions, elle est liée à notre enfance, etc. Cependant, dans de nombreux pays, ce schéma évolue avec la viande moins chère, la publicité. C’est par exemple le cas en Chine, où la pauvreté alimentaire et même des famines sévissaient il y a encore peu de temps. Manger du porc était un luxe, tout le monde en voulait. C’est difficile de changer cela. Mais on peut aussi dire que les gens ne vont pas bien, que la manière dont on mange aujourd’hui provoque des maladies : l’obésité, les maladies cardio-vasculaires… On conseille donc de réduire la quantité de protéine à 50-55 grammes par jour, ce qui est recommandé par la médecine, et de consommer davantage de protéines végétales parce que c’est plus sain. Et cela constitue la solution numéro 4. Je ne dis pas que tout le monde devrait être végane ou végétarien, mais on ne peut pas capturer le carbone et faire de l’agriculture régénératrice sans animaux. On a donc besoin des animaux. On ne peut pas reproduire la productivité extraordinaire d’une prairie dans une ferme sans animaux. Si certains préfèrent manger de la viande, ce n’est pas grave. À nouveau, nous essayons simplement d’être simples avec nos données, nous ne mesurons pas les résultats en termes de santé. Nous disons simplement que dans 30 ans, la population mondiale pourrait avoir une quantité adéquate de protéines, principalement végétales, ce qui aurait un impact considérable sur le réchauffement climatique.

L’une des surprises du livre aussi, c’est qu’il y a tout un chapitre à part entière consacré à l’éducation des filles. Pas l’éducation en général mais celle des filles en particulier. Pourquoi est-ce si important pour lutter contre le réchauffement, en dehors donc des enjeux sociaux, d’égalité…
C’est la solution n° 6 en termes d’impact. De nombreuses filles sont retirées de l’école à la puberté, parce que l’école n’a pas de toilettes pour elles, donc elles sont gênées. On les fait travailler, pour que leurs frères puissent aller à l’école. On les marie pour des raisons culturelles, religieuses, tribales… Il y a de nombreuses raisons, et aucune n’est bonne. Résultat : une fille aura en moyenne 5 enfants. Si on l’encourage à poursuivre ses études jusqu’au lycée, elle aura en moyenne 2 enfants. Elle s’occupera de ses enfants différemment, parce qu’elle aura davantage de revenus à dépenser pour eux. Ceux-ci répéteront le schéma maternel, et qu’ils soient une fille ou un garçon, ils auront un ou deux enfants. On entre dans un cercle vertueux. C’est une forme de planning familial, parce qu’on encourage une fille à devenir une femme selon ce qui lui convient plutôt que selon ce qui convient à ses parents, sa religion, sa tribu.

L’enjeu démographique est central…
C’est un enjeu énorme. On devrait avoir des centres médicaux avec un planning familial dans le monde entier, partout, disponible pour les femmes, pour promouvoir leur santé génésique et leur bien-être. En termes de population mondiale, au lieu des 10,8 milliards de personnes prévues en 2015, le planning familial permettrait d’arriver à 9,7 milliards. Le moyen d’y parvenir : l’éducation et le planning familial, mais quand on les compare, l’empowerment (encapacitation) des femmes est la solution principale. Bien entendu, hormis le climat, il y a des milliers de raisons d’éduquer les filles. Toutefois, c’est important de comprendre qu’il y a un bénéfice planétaire, et pas seulement démographique. Si une femme s’en sort mieux, alors ses enfants aussi, et la culture aussi. Les ONG qui travaillent autour du monde montrent que là où les filles bénéficient d’une éducation, tout le reste du village en profite : le bénéfice est universel, à rebours des craintes habituelles selon lesquelles une fille va mettre des minijupes et faire la fête. Bien au contraire, elles reviennent et leur retour a de très nombreuses retombées positives.

Ce lien, que vous faites dans Drawdown, entre ce que nous apprennent les sciences sociales et les sciences dures, ça ne fait pas longtemps qu’on le fait. L’exemple le plus frappant c’est celui des inégalités qui explosent dans le monde ont aussi leur versant environnemental.
Oui, c’est définitivement une cause. 27 % de la nourriture dans le monde est produite par des grandes entreprises, 70 % l’est par des personnes qui possèdent moins de 2 hectares de terrain.  40 à 45 % de ces personnes sont des femmes, donc si l’on fait le calcul, les femmes produisent davantage de nourriture que les grandes entreprises agroalimentaires. Qui l’eût cru. Et à nouveau, il s’agit de calculs mathématiques, je ne suis pas là pour vanter les mérites des femmes, mais pour dire que la solution est là. En recevant les mêmes graines, la même aide et la même formation, les femmes produisent 20 à 30 % de plus que les hommes. On évite aussi la déforestation, parce qu’il y a moins de pression pour libérer des sols supplémentaires. Les arbres sont laissés intacts dans la forêt plutôt que de devenir une mauvaise ferme. C’est utile à tout le monde : les femmes, les enfants, le village, etc. Nous mesurons l’impact écologique mais ce n’est pas la raison pour laquelle nous le faisons, c’est le résultat. La raison de le faire est humanitaire et éthique, pour promouvoir la parité, l’empowerment des femmes, leur éducation et leur indépendance. Je vois bien les chiffres, qui vous donnent cette foi dans des solutions à petite échelle. Mais est-ce que vous ne négligez pas trop les intérêts politiques et économiques ? À mon avis, voilà ce qui se produira : les grandes entreprises ont une intégrité ; on pense qu’elles n’en ont pas, mais je pense que si. Pas toutes, mais certaines oui. Elles ne feront peut-être pas ce que l’on voudrait qu’elles fassent. Mais elles se soucient aussi de leur licence sociale, leur licence à agir qui vient des clients, de l’approbation ou la désapprobation de la société. Regardez ce qui est arrivé à Starbucks, qui a été accusé de racisme. Sa réputation a chuté. Les entreprises sont très conscientes de leur licence sociale. Et tout ce qui se produit au Brésil : la déforestation, l’extinction des orangs-outangs. Cela va bientôt être très difficile pour les entreprises d’exploitation forestière illégale qui profitent de la vente de ce bois. Cela va se produire très rapidement, cela vient de toutes les directions, ça se produit déjà aux États-Unis. Quand du bois illégal arrive aux États-Unis, il est saisi. Et maintenant, il est même saisi dans les ports de départ. On se rapproche de plus en plus du moment où ce ne sera plus possible de le faire. Cela peut sembler difficile à croire, mais quand on y pense, il y a de nombreuses choses que l’on était habitués à faire et que l’on ne fait plus. La morale a changé, les mœurs ont changé et dans le monde des affaires, les entreprises ne veulent plus être liées à l’esclavage des enfants. Elles sont conscientes d’être en danger si elles ne résolvent pas ces problèmes. Je peux vous dire sans exception que c’est terminé. De nombreuses compagnies asiatiques changent grâce aux compagnies américaines et européennes. Je dois dire, concernant les États-Unis, politiquement on ne pourrait pas être plus pathologiques, mais ça n’est pas vrai dans le monde des affaires. Les personnes qui dirigent les entreprises ont un point de vue très différent sur les potentialités. Je considère donc que ces comportements nocifs seront virtuellement impossibles d’ici peu grâce à la technologie, à la blockchain, au suivi, aux responsabilités sociales et à la licence sociale.

Puisque vous parlez de technologies, je n’ai pas trouvé dans votre livre de référence à la « géo-ingénierie », à l’idée selon laquelle les discours alarmistes sur l’environnement et le climat ne prennent pas en compte les progrès futurs, la possibilité de développer des technologies qui pourraient résoudre le problème…
Oui, c’est très masculin. On appelle ça le remède miracle, comme un levier d’Archimède, et si on peut le mettre au bon endroit et soulever, on résoudrait le problème entier. C’est une sorte de maladie mentale, parce qu’on ignore que le réchauffement climatique est une bénédiction et non une malédiction. C’est une bénédiction car c’est un retour du système, d’un système très beau et complexe. Et un système qui dénie ou ignore le retour meurt. Or le retour nous dit : il est temps de changer. Les solutions pointent non seulement vers le changement mais aussi vers l’idée de mieux. La mentalité de la géo-ingénierie est que le monde est génial comme il est, qu’on a juste besoin de diminuer la luminosité du soleil, par la fertilisation en fer des océans. Mais personne ne parle des implications de ces opérations, parce qu’on ne les connaît pas. C’est un système tellement sensible. C’est pourquoi il est difficile pour certaines personnes de comprendre l’idée de PPM. On ne comprend parfois pas combien de petites différences peuvent provoquer de grandes différences à la fin. Et les géo-ingénieurs parlent d’un très grand changement aux conséquences inconnues. Je connais des personnes qui travaillent en géo-ingénierie, je suis leur travail avec intérêt, mais c’est une solution très masculine… C’est comme l’idée de combattre le réchauffement climatique, le vocabulaire de la guerre, l’idée de réparer les choses, la solution prométhéenne. Mais cela néglige le fait que le réchauffement climatique nous dit de nous réunir, et non pas d’être des héros.

Vous présentez le réchauffement climatique comme une « bénédiction », qu’est-ce que vous entendez par là ?
C’est une bénédiction, parce que c’est une réaction à ce que nous sommes en train de faire. Le changement climatique n’est pas le problème, c’est le réchauffement climatique. À cause de notre activité au sol, si on compte l’oxyde nitreux, le méthane et les gaz fluorés, on a le taux le plus élevé d’équivalent de CO2 sur 20 millions d’années. Il y a un décalage mais la réaction est là : il ne devrait pas faire 27° C à Paris aujourd’hui, même si c’est charmant… Mais il ne devrait pas non plus faire quelque chose comme 27° F (- 2° C) à Atlanta il y a deux jours. On peut soit ignorer cette volatilité, soit l’accepter. Si on l’accepte, on voit les possibilités dans le problème. Partout où nous regardons sur la planète, chaque jour, il y a un problème : l’Arctique est maintenant plus chaud que Toronto… Ce n’est pas normal. Tout change : la stabilité relative du climat dans les 10 000 dernières années s’évapore. Le facteur humain est important, le climat a toujours changé… il y a un mot qui s’est imposé récemment, c’est « anthropocène », une nouvelle ère géologique où le facteur humain est devenu central. Je pense que c’est vrai, nous sommes la plus grande influence de la planète mais cette influence n’est pas à notre bénéfice. Les solutions concernent par exemple le cycle hydrologique, l’acide carbonique dans l’océan. On améliore la qualité de la nourriture, de l’eau, de l’air, des villes. On transforme les villes en endroits où l’on veut vivre avec moins de bruit, moins de pollution aérienne ; et plus d’arbres. Les villes deviennent des puits de carbone.

La ville peut même être la solution…
Oui, il y a maintenant une école d’architecture qui s’appelle Carbon, qui transforme tout nouveau bâtiment en un puits de carbone et non en source. La ville entière peut devenir un puits de carbone, et cela va se produire, sans aucun doute. Nous n’aurons plus besoin d’avoir tant de rues parce que la mobilité va changer, nous n’aurons plus autant de voitures. Tout ceci grâce à la réaction de l’environnement et c’est pourquoi je dis que c’est une bénédiction. Business as usual ne fonctionnera pas, j’en suis certain.

Vous allez me dire que je suis pessimiste, mais quand on voit que certains essaient de changer leurs façons de vivre dans nos pays développés, de s’organiser différemment, ils doivent se mettre à la marge. Et l’État, ou la société en général, ne semble pas prêts à accepter ces formes alternatives de façon de s’organiser, de produire, de consommer. C’est quand même un point aveugle de votre raisonnement, la dimension politique.
Parce qu’il est difficile de parler de politique autrement que de manière très localisée, les situations varient énormément en fonction des endroits et je ne peux répondre pour des situations autres que celle que je connais aux États-Unis. On devrait comprendre que les énergies fossiles ont une avance de 200 ans, avec beaucoup de capital, d’argent, pour corrompre les gens. L’inertie du système est écrasante. Dans cette situation, nous sommes comme une équipe de football qui serait menée 100-0 dès le début. Les chances sont faibles. À la première mi-temps, le score est de 100 à 14, on a fait un bon travail parce qu’on a marqué et l’équipe adverse, mais ils sont tout de même loin devant. Si on observe le taux de changement dans ce qui s’oppose au réchauffement climatique, les taux sont exponentiels, bien plus grands que les taux de changement de ce qui est nocif pour la planète. Mais l’inertie et l’importance de ces éléments nocifs est extraordinaire. Comment le compenser, je ne sais pas. Mais je sais que certaines choses peuvent changer très brutalement, et parfois pour le meilleur, pas pour le pire.

Vous y croyez vraiment ?
Considérons un autre sujet : les LGBT aux États-Unis. En 2010, un candidat pouvait se présenter au Congrès, dénigrer, moquer, diaboliser les personnes LBGT et quand même être élu. Deux ans plus tard, en 2012, ce n’était plus possible. Et la même personne qui dénigrait les personnes LBGT aurait dit : « Oh, ma fille est lesbienne, j’aime beaucoup son amie. » Ça s’est produit en deux ans. En Virginie, en janvier 2017, le Républicain Robert Marshall a proposé une loi obligeant les personnes transgenres à aller aux toilettes correspondant à leur sexe biologique. En novembre 2017, il a perdu une élection locale contre Danica Roem, une transgenre. Dans cet État très conservateur, une personne transgenre va s’asseoir dans le siège de l’homme qui aimait s’appeler le « chef homophobe » de Virginie et a servi 13 mandats (26 ans) à l’assemblée de Virginie. Je pense qu’on sous-estime ce qui va se produire. Je n’aime pas le terme de millenials, mais il y a bien des jeunes personnes qui percent, et qui ne sont pas maudits par la mémoire du passé. Ils voient les choses plus lucidement, ils n’aiment pas le bullshit. La seule chose qu’ils ont à faire maintenant est de voter.

À vous lire on a envie de vous demander : quelle est la meilleure solution. Mais en fait c’est un tout, il faudrait toutes les appliquer ?
Cette question implique qu’il y a peut-être un problème individuel. Et ce n’est pas le cas. On n’a pas besoin de se demander quelle est la solution la plus prometteuse. Tout d’abord, vous avez raison, elle n’existe pas. C’est un système qui rend une situation bonne, donc c’est un système qui doit guérir, ce qui signifie qu’il n’y a pas de petite solution. Parce qu’on a besoin de toutes les solutions. Est-ce que vous voulez garder seulement vos organes principaux, ou vous voulez aussi garder les plus petits ? Ce n’est pas parce que quelque chose est petit que ce n’est pas important. Et parce que c’est un tout, la solution la plus importante est celle qui compte le plus pour vous, celle qui vous stimule, qui vous illumine, celle dans laquelle vous avez envie de vous engager. Il n’y a pas de solution plus importante, parce qu’en pensant comme ça, on risque de négliger les autres.

 

Paul Hawken, Drawdown. Comment inverser le cours du réchauffement planétaire, coll. « Domaine du possible », Actes Sud, mai 2018

 


Raphaël Bourgois

Journaliste

Rayonnages

Écologie