Théâtre

David Lescot : « Faire des premières années de la gauche au pouvoir, un spectacle »

Journaliste

Pour la Comédie-Française, l’auteur, metteur en scène et musicien David Lescot a créé au Vieux-Colombier Les Ondes magnétiques, un spectacle qui scanne en accéléré les années 1981-83 à travers le prisme de deux « radios libres », manière de revenir sur le virage brutal de la rigueur mais aussi de se remémorer les spectaculaires avancées politiques réalisées en quelques mois – et, du même coup, par contraste, de faire résonner des débats très contemporains.

David Lescot a particulièrement bien choisi son prisme : pour évoquer, dans un spectacle conçu pour la Comédie-Française, les premières années de la gauche au pouvoir, avant le virage de 1983, il a eu la bonne idée de mettre en scène deux radios libres, et tous les personnages qui y déambulent, charriant avec eux, pour certains, ces années 70 qui n’en finissaient pas, esquissant, pour d’autres, la modernité affûtée des jeunes gens modernes bientôt convertis au néo-libéralisme naissant. Au Vieux Colombier, Les Ondes magnétiques se donne à voir, et entendre, comme un spectacle immersif, fait d’une langue datée et de sons vintage mais pas trop, traversé de débats plus pertinents encore aujourd’hui qu’alors.

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Quel fut votre point de départ pour Les Ondes magnétiques : parler des radios libres ou des premières années de la gauche au pouvoir ?
L’envie première était de parler de l’époque, de faire des premières années de la gauche au pouvoir un spectacle, d’une pièce. J’avais envie de capter un sentiment : ce souvenir, regardé depuis l’enfance, de l’euphorie soudaine des adultes… Une longue attente puis, tout à coup, le désir de faire des choses, des choses qui partaient dans tous les sens. En grandissant, j’ai toujours conservé en moi ce sentiment, je m’y suis toujours intéressé.

Quel âge aviez-vous en mai 1981 ?
Neuf ans.

Et vous vous souvenez du soir de l’élection ?
Très bien. Nous n’habitions pas à Paris mais je me souviens des images à la télévision, des images de fête. Savoir que la gauche était arrivée au pouvoir et qu’on attendait ça depuis la IVe République. C’est ce moment précis que je voulais saisir, depuis longtemps sans trop savoir comment. Et puis, en y pensant, en retournant le truc dans tous les sens, m’est venue l’idée qu’il faudrait en fait en parler à travers une chose précise. Trouver un prisme. Parmi toutes les inventions de la période, on cite très souvent, à juste titre, les radios libres. C’est une forme qui m’intéressait parce qu’elle est libre justement, qu’on peut tout y verser ou presque. C’était tout et n’importe quoi les radios libres.

Enfant, vous avez écouté des radios libres ?
Bien sûr, elles ont existé quelques années quand même. En 1982, nous sommes revenus habiter à Paris. J’étais au collège où nous écoutions Radio Mouvance parce que des élèves de 3e y parlaient régulièrement, ils commençaient à être animateurs. C’était une radio anarchiste, anti-fasciste. La musique qui y était programmée nous intéressait aussi. Et on y passait des petites annonces, je me souviens avoir tenté d’acheter un instrument de musique par ce biais. Mais nous écoutions d’autres radios également, on tombait sur des trucs qui nous faisaient marrer, Carbone 14 par exemple. On était petits mais on entendait le son, les voix. J’ai conservé ce souvenir en moi.

Et vous vous souvenez qu’à un moment cette époque a pris fin ?
Non, je n’ai pas le souvenir précis d’un arrêt définitif, d’un terminus. Plutôt l’impression d’une mutation progressive. Les radios se sont peu à peu transformées, elles sont devenues tout autre chose.

Comment avez-vous procédé pour concevoir cette pièce et sa mise en scène ? Vous avez commencé par écrire ?
J’avais envie d’un spectacle qui s’invente vite, au jour le jour. Il ne s’agissait pas de se prendre la tête en vue de produire une œuvre immortelle mais de suivre l’inspiration du moment. Avoir envie de faire un truc et le faire dans la foulée. Au risque que cela soit tantôt génial, tantôt navrant. C’était comme un manifeste artistique : mêler l’idée à la chose, réaliser l’idée dès qu’elle apparaît. J’avais envie de ce rythme-là de création. Alors j’ai écrit mais de manière un peu particulière. Je me suis dit que, pour coller au sujet, s’agissant des radios libres, il ne fallait pas que je fasse une pièce bien faite. Les radios libres c’était le bordel, alors il fallait être bordélique, procéder de manière spontanée. Si j’avais eu une caméra, j’aurais filmé tout ce qui m’intéresse. Mais j’avais un stylo ou plutôt un clavier, alors j’écrivais tout ce qui me passait par la tête, tout ce sur quoi je tombais. Ça pouvait prendre la forme d’un texte, d’un dialogue entre des gens qui s’engueulent, d’une controverse par exemple. J’avais très envie de ça, quatre ou cinq personnes qui parlent plus ou moins en même temps, des gens qui s’engueulent tellement qu’on ne sait pas qui a raison. Et du coup on ne sait pas de quel côté se range l’auteur. Et puis, pendant que j’écrivais je me documentais aussi. J’ai fait appel à une journaliste, historienne, Anaïs Kien, qui connaît bien les années Actuel puis Nova, elle m’a abreuvé de documents, d’archives, de sources, d’entretiens qu’elle avait menés avec des personnes qui avaient participé au mouvement des radios libres. Ce qui m’intéressait c’était, par exemple, de savoir quelle était l’ambiance d’un studio la nuit, quand il n’y a plus que deux personnes… Que font-elles ? Elles passent des disques, elles parlent… J’ai essayé de retranscrire ce type d’ambiance dans le spectacle. Je suis donc arrivé devant les acteurs avec une masse de choses, de quoi faire deux pièces au moins ! On les a lues, on les a écoutées… J’ai commencé à me faire une petite idée de qui pouvait prendre en charge quoi, j’ai commencé à élaborer un premier squelette. Au départ, je voulais que chaque comédien incarne deux personnages mais les choses ont évolué, certains en font un et demi et d’autres quatre. Voilà comment on a construit ce spectacle. De manière à produire une forme totalement hétérogène, quelque chose qui, au fond, ressemble davantage à une grille de radio qu’à une pièce de théâtre. Avec toutefois pour ligne directrice l’évolution de la société et donc, ipso facto, celle des personnages. Car ce sont eux qui font l’histoire. Au départ, certains sont des militants très fervents, avant, par la force des choses, de devenir des employés et même parfois des dirigeants d’entreprise…

Le spectacle fait ressortir une très forte chronologie mais un peu à la manière de l’avance rapide sur un magnétoscope, pour prendre un nouvel objet parfaitement contemporain de l’époque…
C’est un effet que nous recherchions, oui. Parce que le spectacle couvre une période certes brève au regard de l’histoire mais plutôt longue eu égard à ce qu’une pièce est en mesure de raconter. Et une période très dense qui plus est. Beaucoup d’événements, de retournements. D’ailleurs l’image de l’avance rapide est souvent utilisée dans le texte. Peut-être est-ce le sentiment que nous éprouvons vis-à-vis de cette époque, la sensation que plein de choses se sont produites en accéléré.

Et pourquoi avoir choisi de mettre en scène deux radios ?
Une radio, je l’avais déjà un peu vu. Le film sur Radio Caroline, par exemple, la radio pirate britannique. Je voulais éviter ce côté épopée d’une radio. C’est d’abord pour cela que j’ai eu l’idée de considérer deux tendances. Et c’est l’époque qui m’intéressait, et une époque ce n’est, en fait, jamais vraiment une seule époque mais au moins deux ou trois. Ce qui est intéressant c’est la manière dont on passe d’une époque à une autre. D’où l’attention portée, d’une part, à une mouvance qui trouvait son origine dans des années 70, dans Mai 68 pour simplifier, cette mouvance qui, dans l’histoire des radios libres, a produit des antennes comme Ici et Maintenant ou Radio Tomate.  Des radios libertaires, avec des principes de fonctionnement très politiques, largement hérités des années antérieures. Et, d’autre part, un intérêt aussi vif pour les radios qui allaient au contraire permettre de basculer dans le futur, dans la modernité, des radios qui ressemblent à Radio Nova, par exemple, qui inventent au plan esthétique comme technique un nouveau rapport à la réalité. Ce qui peut signifier la disparition de la figure de l’animateur, ou alors l’invention d’un nouveau genre d’animateur, un animateur auquel on donne carte blanche pour déconner autant qu’il veut. C’est le choc de ces deux univers qui me semblait intéressant pour la mise en scène. Et puis, il faut se rappeler que les mariages entre radios ont effectivement eu lieu durant cette période. Des mariages contraints forcés par les autorités, pour partager les fréquences. Et c’est toujours intéressant quand il y a mariage parce qu’il y a toujours absorption de l’un par l’autre, une sorte de loi du plus fort… Voilà comment des radios en ont dévoré d’autres.

Comme vous le pointiez, les radios libres vous ont servi de prisme pour observer les changements politiques spectaculaires de l’époque, le virage de la gauche après deux ans au pouvoir, des questions qui touchent au rôle de l’Etat notamment…
Et pas seulement dans une perspective historique mais aussi pour interroger notre présent. Nous conduire à nous demander ce que nous faisons aujourd’hui. J’ai la chance de travailler dans le théâtre public, par exemple, et je n’ai de cesse de m’interroger sur la possibilité d’être politique lorsqu’on est soutenu par l’Etat. Qu’est-ce que ça veut dire ? Quelle marge avons-nous ? Jusqu’où pouvons nous aller ? Est-on vraiment politique ? Pourrait-on faire autrement ? J’utilise cet espace de création pour m’interroger – c’est déjà ça. Mais je n’ai pas de réponse définitive à ces questions. C’est pour ça qu’elles déboulent de manière parfois virulente dans le spectacle. Les radios se posaient exactement les mêmes questions. Toutes n’étaient pas pour la publicité, certaines anticipaient très bien les conséquences de son introduction, le renforcement de la compétition capitaliste qu’elle ne manquerait pas de produire. Ces questions résonnent aujourd’hui dans le monde culturel, alors que l’Etat nous dit que nous sommes trop dépendants de lui, qu’il nous faut trouver d’autres moyens de financer nos créations. Et que confrontés à un tel discours nous poussons les hauts cris. Nous avons raison de nous défendre, de dire à l’Etat qu’il n’a pas le droit de parler ainsi. D’ailleurs c’est une excellente chose que l’Etat redevienne un adversaire auprès duquel on peut obtenir des choses, contre lequel on peut protester et qu’il ne soit pas simplement un mécène qui fait tomber les sous.

Dans le spectacle, vous listez toutes les avancées politiques de ces années, celles d’avant le virage de 1983, et c’est très impressionnant. S’agissant de la politique culturelle, vous insistez sur le doublement du budget, donc sur le modèle classique du financement public. Mais il y a une mesure symptomatiquement absente de la pièce, c’est la loi sur le prix unique du livre, votée pourtant dès le 4 août 1981. Une loi majeure, qui continue aujourd’hui encore de préserver la diversité éditoriale, et une loi exemplaire car elle n’implique pas de financement public, l’Etat agissant simplement par son pouvoir de réglementation d’un marché. Une efficace loi sociale-démocrate pourrait-on dire…
C’est vrai, vous avez raison. Je connais cette loi bien sûr. C’est un oubli. C’est vrai que l’Etat peut réguler, qu’il n’est pas obligé de laisser la concurrence faire sa loi…

En tout cas la liste des avancées, qui scande le texte, est spectaculaire…
Oui, l’idée c’était de tout compiler. C’est quand même très impressionnant toutes ces mesures prises en si peu de temps… Aujourd’hui, on n’oserait même pas en demander la moitié ! Cette accumulation signe une volonté. Ils ont dû se dire qu’il fallait réformer à tout va. Et réformer dans un sens qui nous paraît hallucinant aujourd’hui. En 1981, et ça continue en 1982, tout dans le même sens. Du coup, lorsqu’arrivent en 1983 les premières mesures qui tranchent, alors que Mauroy est encore Premier ministre d’ailleurs, c’est un virage très marquant car il n’y a eu aucun signe avant coureur – sauf peut-être la présence au sein du gouvernement de la tendance Delors, qui dès le départ tirait sa sonnette d’alarme. Mais Mitterrand préférait la voie de gauche jusqu’à ce qu’il se convertisse, qu’il se mette à écouter Delors. Le choc fut très brutal.

Et il y eut deux oppositions de rue à la politique de gauche, deux mouvements qui vont à certains égards marquer aussi la fin d’une forme d’hégémonie culturelle de la gauche : les manifestations contre le projet de loi Savary qui voulait instituer un grand service public laïque de l’éducation nationale et celles pour défendre la radio commerciale NRJ…
Ils sont descendus dans la rue pour défendre… NRJ ! Je me souviens que dans mon collège tout le monde y allait. Les gamins avaient été embrigadés par le très malin Jean-Paul Baudecroux et sa clique.

C’est ce qui a fini de tuer les radios…
Bien sûr. Et tout ça, paradoxalement, au nom de la « liberté » ! L’école privée religieuse veut qu’on l’appelle l’école libre… NRJ appelle au combat pour la liberté… C’est vrai que ça vient de la rue. Et la chose la plus funeste, à laquelle on ne fait en général pas assez attention, c’est qu’à l’été 81 il y a des émeutes en banlieue. Des mômes qui ne peuvent pas entrer dans les boîtes de nuit parce qu’ils sont un peu basanés se mettent à brûler des voitures, et la gauche, qui est au pouvoir depuis seulement quelques mois, ne sait pas répondre autrement que par les moyens classiques de la répression. À ce moment-là, la gauche n’a pas pris la mesure de ce qu’il se passait.

Un an plus tard, il y a La Marche pour l’égalité et la gauche ne sait toujours quoi faire…
Elle rate vraiment le coche.

Et tente ensuite vaguement quelque chose avec la création téléguidée de SOS Racisme…
J’étais à fond SOS Racisme mais maintenant, avec le recul, on voit bien qu’il ne s’agissait que d’un tremplin politique pour des gens qui sont d’ailleurs plus ou moins toujours là…

Pensez-vous que l’inventaire de ces années n’a jamais été véritablement dressé par la suite, ni par les premiers concernés ni par des intellectuels ?
Le seul qui l’a fait, et que j’ai beaucoup lu, c’est Guy Hocquenghem. J’ai adoré son style. Il était le compagnon de route de nombre de ceux qui ont tourné casaque, ils les a vus se convertir à des trucs qu’ils avaient combattus toutes leurs vies, et sans vergogne. Ça l’a rendu dingue. Donc il a écrit ce livre, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, dans un style voltairien, une verve classique, tellement mordante qu’elle en devenait cathartique. Ça m’a fait du bien de lire ce livre, à tel point que je me suis mis à le pasticher pour un personnage, les propos que je prête au personnage joué par la jeune comédienne Claire de La Rüe du Can.

Comment s’est passé votre rencontre avec ces comédiens de la Comédie-Française ?
D’abord on discute avec l’administrateur qui vous dit qui, au sein de la troupe, est libre pour la période choisie. Ça se prépare longtemps à l’avance. Alors j’ai demandé combien je pouvais en avoir. Il m’a répondu sept ou huit. Alors, j’ai dit huit. Ce qui est beaucoup pour le Vieux Colombier. Je voulais en avoir le plus possible pour avoir le plus grand éventail de personnages possibles. Et je les ai choisis selon divers critères. Je voulais qu’il y ait des âges différents, au moins trois catégories d’âges différents, pas vraiment des générations mais des différences de dix ans. Je voulais que certains soient musiciens, bons chanteurs ou bonnes chanteuses. J’ai une grande chanteuse de la comédie française, Sylvia Berger – je le savais déjà parce que nous avions fait un spectacle ensemble – et Elsa Lepoivre aussi qui chante très bien, Jennifer Decker, Claire de La Rüe du Can, les filles se débrouillent très bien… Nâzim Boudjenah m’avait dit qu’il savait raper, alors on a essayé et j’ai vu qu’il était bon. Et puis certains, je les connaissais même avant qu’ils entrent au Français. Nâzim, par exemple, ou Alexandre Pavloff aussi, on a commencé le théâtre ensemble en fait, au même moment. J’avais envie de figures fortes aussi : Christian Hecq m’intéressait beaucoup parce que j’avais envie d’aller dans le sens de la comédie, que la comédie soit le genre dominant, et que c’est un très grand acteur comique Christian, un grand burlesque. D’où ce panorama un peu varié…

Et le choix du dispositif bifrontal ?
Je ne l’avais jamais fait et j’ai envie d’essayer. Je savais que c’était possible dans ce théâtre, je l’avais vu pour quelque spectacles, notamment Oncle Vania mis en scène par Julie Deliquet. Et puis je me disais que la radio l’imposait un peu. Regarder frontalement un studio de radio, ce n’est pas très pertinent. La pièce commandée l’an dernier à Pascal Rambert se passait aussi pendant l’enregistrement d’une émission de radio, même si c’était plus abstrait. C’était en frontal et donc je voulais quelque chose de différent. Et les contraintes du bifrontal ne m’inquiétaient pas. Je voulais qu’on soit de plain-pied, que les choses commencent et finissent sans qu’on s’en rende compte. C’était la scénographie la plus appropriée. La radio est une chose qui englobe, qui est là dans l’air. Ce n’est pas une chose à laquelle on fait face. Et puis cela permettait de jouer mieux avec le son aussi.

Justement le son, la musique c’est toujours une dimension très importante de votre travail… A quel moment cela intervient ?
Assez vite. Je peux avoir envie de dire des choses dans un morceau. Une promenade dans Paris, par exemple, un Paris à la fois cosmopolite et interlope, j’ai ce souvenir-là. Un Paris un peu différent d’aujourd’hui. On ne dit plus interlope par exemple. Il y avait une fascination pour des quartiers comme Barbès, par exemple. Je voulais raconter ça, alors je l’ai mis dans une chanson, et pour écrire les paroles j’aime bien avoir déjà un rythme, une mélodie, ça m’aide. Mais pour ce spectacle, je me suis enfermé en studio avec Anthony Capelli, le co-musicien de cette pièce et celui qui en a assuré la création sonore. C’est un spécialiste des synthés. Moi je suis très novice en la matière, j’ai toujours fait des choses instrumentales, travaillé avec de vrais instruments… On m’a parlé de lui et j’ai tout de suite apprécié son approche parce que c’est de l’artisanat de la technologie, il construit des synthés, il invente des machines, il connaît tous les sons de toutes les époques… Et il traite la musique de manière vraiment sonore. C’est nouveau pour moi. Jusque-là la bande son n’avait pas grande importance dans mes spectacles. J’ai toujours produit en live, la création sonore était vivante. Là il y a un vrai traitement du son enregistré ou des micros…

A propos de musique, vous faites dans le spectacle l’exégèse de « Champagne» la chanson de Jacques Higelin.
C’est la première chose que j’ai écrite. J’ai commencé par la fin en fait. Cela faisait longtemps qu’en rigolant je disais que « Champagne » était une chanson sur la conversion de la gauche à l’économie de marché… Ça faisait sourire parce que c’est un peu pédant. Mais si on écoute bien ça colle. Alors j’ai voulu le faire entendre dans cette pièce. Même si des gens me disent que c’est impossible qu’il ait pensé à ça…

Parce que c’est une chanson de… 1980 ?
Oui, mais c’est comme une prémonition. Une préscience. La présence de ce titre dans le spectacle s’est transformée en hommage à Higelin, qui est mort pendant les répétitions – ça nous a fait tout drôle.

Et sur l’aspect « en costumes » du spectacle ? Il y a eu un gros travail ?
Enorme. C’est la clé en fait. Moi j’écris quelque chose, je répète avec les comédiens, je vois comment ils parviennent à s’emparer de cette langue. Nous construisons ensemble jusqu’à la fin des répétitions, et les costumes se fabriquent en même temps, en parallèle. À la toute fin, on joue avec, et on voit si comédiens et costumières et perruquières arrivent ou non à respecter le rythme. S’ils ne le peuvent pas, alors on ne peut pas jouer la pièce. La dernière semaine c’est un entraînement pour que les costumes rendent possible l’écriture. Bérangère de Varengeville, de Radio Solidaire, arrive après la fête genre Palace, mais a-t-elle le temps de se changer ? Si ce n’est pas le cas il faut aménager l’écriture pour le rendre possible en coulisse. L’écriture devient dépendante de la costumière. L’auteur devient l’esclave de l’habilleuse.

Avec les costumes, on voit matériellement ce dont vous parliez plus tôt : ce qu’on traîne des années 70 et ce qui apparaît des années 80. On est vraiment à l’intersection.
Une époque traîne toujours avec elle l’époque précédente. Et tout à coup ça se modifie. On ne voit pas trop le passage mais à un moment on voit qu’on a changé d’époque. Et il est vrai que les costumes aident beaucoup à produire cette impression. Mais il faut aussi que les comédiens aiment leurs costumes, je n’impose jamais de costume. Pour ce spectacle, ils avaient au moins deux identités chacun. Alexandre Pavloff porte un truc très marqué années 70, pantalon pattes d’eph, mais pour son autre personnage, il est un dandy du Palace en patins à glace, très années 80. Il est content d’être à ces deux antipodes-là.

Qu’avez-vous découvert du rapport de tous ceux qui ont pris part au spectacle à cette période ?
On a beaucoup discuté de l’époque. Ce qui était émouvant c’est que le noyau de cette distribution appartient à ma génération, ils comprenaient donc très bien ce que nous étions en train de faire car ils avaient comme moi ressenti enfants cette période. Il s’agissait donc de revenir ensemble sur une période que nous n’avions, vu notre âge, pas pu comprendre sur le moment et d’enquêter sur elle pour découvrir la vérité de notre histoire commune. Mais la chose la plus importante, le lien le plus fort de chacun d’entre nous à cette histoire, c’est le langage. C’est le travail de la langue. Rien n’est improvisé. Tout est écrit. Je leur avait dit dès le départ que je voulais arriver à un effet très naturel, très parlé de cette langue de l’époque, qui est aussi la mienne. Je leur avais expliqué qu’on pourrait réécrire ensemble mais qu’une fois qu’on aurait trouvé la meilleure manière de dire, il faudra le dire comme ça, que je ne les lâcherai pas là-dessus. Qu’il faudra créer le naturel, l’impression de la vie à partir de ce qui est écrit. Toute prétention mise à part, ce spectacle est vraiment un travail pour la Comédie-Française au sens où c’est un travail sur la langue, exactement comme lorsqu’on travaille la langue de Marivaux. Il faut l’écouter et se l’approprier.

Est-il alors difficile d’éviter les anachronismes, de chasser les expressions trop contemporaines ?
Il faut être vigilant. Et on peut être surpris parfois. C’est comme pour les éléments de décor ou les accessoires. On a mis des post it, par exemple, parce qu’avec la lumière noire qu’on utilise à la fin ça pète vraiment. Et des gens m’ont dit : post it, erreur ! On a vérifié et les post it venaient juste d’arriver, tout le monde en mettait partout en 1981 ! Pareil pour des adjectifs qu’on n’utilise plus jamais, comme « craignos ». « C’est vraiment craignos », j’adore. Et aussi une manière de parler, de bafouiller, de se reprendre. Sylvia Berger parle couramment cette langue, avec sa clope au bec. On a travaillé sur ces stéréotypes. Et comme on a grandi au même moment, on s’est plongés dedans. Mais c’est comme une pièce du XVIIe.

 

Les Ondes magnétiques, de David Lescot, mis en scène par l’auteur, avec Sylvia Bergé, Alexandre Pavloff, Elsa Lepoivre, Christian Hecq, Näzim Boudjenah, Jennifer Decker, Claire de La Rüe du Can, David Gasiorowski

À la Comédie-Française (Vieux-Colombier) jusqu’au 1er juillet 2018.


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC

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