Photographie

Christian Lutz : « Mes photos relèvent de l’appropriation du réel »

Critique

Qu’il s’agisse des déplacements du ministre de l’Intérieur suisse, d’individus en perdition à Las Vegas, du commerce du pétrole au Nigéria ou d’une communauté évangéliste, les séries photographiques de Christian Lutz sont construites comme des narrations et séduisent autant par leurs qualités formelles que par l’acuité du regard que le photographe pose sur un monde dont il entend révéler les « dysfonctionnements ». Rencontre à la faveur d’une exposition à la Collection Lambert d’Avignon, et dans le cadre des Rencontres d’Arles.

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Dans le fourmillement du Festival d’Avignon, une escale à la Collection Lambert se révèle salutaire : avec son exposition sur « L’Anatomie du pouvoir », le photographe suisse Christian Lutz, né à Genève en 1973, propose une pause où l’image fixe nous met en mouvement. Ces séries, construites comme des narrations, séduisent par leurs qualités formelles et interpellent par l’acuité du regard que le photographe pose sur le monde, lui qui entend en révéler les « dysfonctionnements ». En partenariat avec la sélection suisse en Avignon, quatre projets sont ainsi visibles : Insert Coins, sur les errances d’individus en perdition à Las Vegas, Protokoll, où il suit les déplacements du ministre de l’Intérieur suisse, Tropical Gift, où il s’intéresse au commerce du pétrole au Nigeria, et enfin In Jesus’Name, qui a valu à l’artiste une procédure en justice. Le tout témoigne de la force intrinsèque de l’image, où beauté esthétique rime avec éveil critique. YS.

Comment vous êtes-vous tourné vers la photographie ?
Les débuts ne sont pas vraiment ce qu’il y a de plus intéressant : le système scolaire suisse, et je pense qu’il est similaire en France, fait que l’on doit choisir sa voie à quinze ans, et je me suis trompé. Je suis allé en école de commerce, et les seuls espaces où je pouvais me retrouver étaient les cours artistiques dits à « option ». J’ai donc pris le large et je suis allé faire une école d’art en Belgique, le75, et ce furent là des années décisives. Dans les écoles d’art, l’émulation est formidable, on se nourrit du travail des autres, on apprend via d’autres champs artistiques, ou encore à travers les cours d’histoire de l’art. On grandit, on est porté, on a des retours de la part des professeurs. Tout se complique à la sortie, et l’on tâtonne jusqu’au premier travail où l’on s’investit véritablement. Je dis souvent aux jeunes photographes qui viennent me voir, qui n’ont pas encore des travaux forcément très convaincants, qu’il faut une dizaine d’années avant de produire une première histoire à raconter qui ait du sens. Vers trente ans, je me connaissais plus, je savais davantage ce que je voulais dire sur le monde, je commençais à percevoir ma possibilité d’expression. Et puis, il y a les rencontres, les parcours adviennent de celles-ci. Il faut y croire dans cette société du contrôle, il faut croire à l’ouverture d’esprit des gens, à leurs retours. Ainsi je me suis retrouvé à suivre les déplacements de délégations diplomatiques suisses, et cela a donné lieu à mon premier véritable travail, Protokoll, en 2007.

Vous êtes désormais ce qu’on appelle a mid-carreer photographer, selon l’expression consacrée aux Etats-Unis. La photo continue-t-elle à être un médium qui vous lance des défis, en particulier à une époque où elle n’a jamais été aussi accessible ?
Pour tout vous avouer, je suis frustré car je crois qu’en réalité j’aurais voulu être musicien. Cela créé une tension interne en moi, mais qui finalement me porte, et la photographie continue à m’obséder et à me passionner. J’essaie, par l’image, d’emmener le public dans une autre dimension, différente de celle du réel, mais qui est issue de ce dernier et qui ouvre sur des champs imaginaires. En cela, je me distingue de la définition classique de la photo comprise comme « capture du réel ». De mon côté, je dirais que j’en propose plutôt une appropriation : c’est une matière dans laquelle je taille, je coupe, pour en faire autre chose. Mes photos relèvent de l’appropriation du réel. C’est une étiquette que l’on m’a mise d’ailleurs assez tôt, celle d’être un artiste qui joue sur les frictions entre réel et fiction. J’adore le réel, ce qu’il produit, et en même temps, quand je travaille sur un projet particulier, c’est toujours une forme de fiction. Car c’est une projection, une espèce de scénarisation que j’ai en moi et que je confronte ensuite avec ce que le réel me donne à voir. Lorsque cela fonctionne, c’est-à-dire lorsque les images s’accumulent et dialoguent entre elles, alors tout à coup le réel rejoint cette fiction en moi. Ce sont des moments précieux de grâce. Je dirais que je suis plutôt un peintre dans l’atelier, quand je m’appesantis sur les images, que je les sélectionne, les mets en regard afin de travailler mes obsessions.

Même si la force esthétique de vos images est indéniable, elles détiennent aussi un aspect sociologique et documentaire. Quel est le processus qui vous amène à commencer un projet ? Faites-vous un travail de recherche préalable ?
Le point de départ de mes photos est souvent une attitude en réaction : en réaction à des dysfonctionnements sur lesquels je m’implique, sur lesquels j’ai quelque chose à dire. C’est clairement le cas dans Tropical Gift, une série qui traite du pillage des ressources premières en Nigéria. Plus le temps passe, et moins je m’indigne, mais ces dysfonctionnements me chagrinent profondément. Je pense que le monde va de travers, alors je travaille avec l’énergie du désespoir. Nous sommes nombreux à poursuivre tout de même nos créations, pour des raisons diverses. Pour moi, il y a une forme de désespoir par rapport au cours des choses, par rapport à des lignes qu’on ne parvient plus vraiment à bouger. Mais cette énergie-là, par une certaine dialectique, est finalement nourricière, fructueuse. Je suis l’actualité, je lis et écoute les médias, mais je ne me documente pas véritablement, peut-être par paresse, sûrement parce que je n’en ai pas tant besoin. Disons que j’ai la conviction qu’il y a des choses à raconter par rapport à des réalités données. Et alors très vite, plutôt que de me documenter, je tente de savoir de quelles manières je vais aborder ces sujets-là, par quels biais : comment accéder à certains milieux, quelle posture adopter face à des impostures, quel sens je cherche à donner. Et cela me prend beaucoup de temps. Je mets ensuite tout à profit pour déployer mon petit artisanat.

Vous travaillez depuis quelques années sur un projet, Citizens, qui traite d’un grand dysfonctionnement européen, la montée du populisme et des nationalismes. Pouvez-vous revenir sur ce travail ?
Citizens est un projet très difficile et très différent de ce que j’ai fait jusqu’à maintenant, qui traite en effet de la manipulation des esprits, de la peur, de ce cauchemar européen. Parmi tous mes projets c’est le plus allégorique : il n’y a presque plus de faits, mais que des choses qui se cristallisent sur les murs, dans les visages. Ce travail part d’une interpellation intime, Bon nombre de photographes se sont engagés dans des choses qui découlent du soi. On disait de Robert Franck, qui a d’ailleurs une exposition aux rencontres d’Arles en ce moment, qu’il fut le premier à véritablement parler de lui, à travers une réalité qu’il rencontrait dans les années 50-60 aux États-Unis. De mon côté, je pars d’une réaction face à ces réalités auxquelles nous sommes confrontées, et ensuite je transpose ces préoccupations dans ce voyage européen en terres populistes. C’est un malaise que je déplace d’un endroit à un autre, notamment là où la droite dure est triomphante. Cela rejoint ce que je disais sur l’énergie du désespoir : car si on constate que ces succès ne se tarissent pas, on voit aussi des choses très heureuses, des mobilisations. Mais, même si je ne suis pas quelqu’un de noir, quand on voit la façon dont l’Europe est régie, on ne peut parfois qu’être sombre…

L’inflation des images a selon certains fait basculer le monde dans le « tournant iconique », après le linguistic turn. Que peuvent apporter des photographies sous le régime hégémonique de l’image ?
Je crois foncièrement au pouvoir de l’image, à sa force intrinsèque. Si tout le monde fait des photos, tout le monde n’est pas photographe. Être photographe, c’est d’abord savoir regarder, et donner un espace pour que certaines choses existent véritablement, des choses qui passeraient notamment inaperçues. Je ne me suis jamais trop soucié de ce problème de la prolifération des images… La puissance d’une image dépendra toujours des outils et de l’usage que l’on en fait, de qui est derrière l’appareil et de ce qu’il veut dire. Cela dépend aussi de l’espace de lecture que l’on donne. Je refuse par exemple l’usage des images sur des réseaux sociaux comme Instagram, où l’image est consommée, placée entre des contenus complètement hétérogènes. J’essaye pour ma part de lui conférer un autre espace-temps : l’image doit durer, marquer une pause. Ici, nous sommes à la Collection Lambert : la sélection d’images, par rapport à toutes celles que j’ai produites, est infime. Pourquoi ces quinze images-là de cette série, et pas d’autres ? Ce qui m’intéresse véritablement, c’est d’extraire la sève d’une image, de la « rythmer ». Après, je vais être un brin provocateur, mais je m’ennuie souvent devant des images. D’ailleurs, je dirais même que je n’ai pas le sentiment d’être photographe… je me nourris plus de musique, de danse contemporaine, que de photos. J’aime bien dire que Insert Coins, ma série sur Las Vegas est un conte aux airs de blues qui traite des illusions de l’ultralibéralisme. Le problème avec la photo, mais aussi avec les arts visuels de façon générale, est que l’on est très rapidement distrait. On peut toujours faire autre chose que regarder : répondre à un texto, saluer quelqu’un… A contrario dans les arts vivants, on oblige plus le public à être attentif, jusqu’à parfois les prendre en otage quand le spectacle n’est pas bon…C’est donc à double tranchant. Mais selon moi les arts visuels doivent se lancer pour défi de faire vivre quelque chose d’aussi fort que les arts vivants. Et ça, c’est un espace qui reste à explorer.

Ce que vous faites d’ailleurs : la danseuse Cindy van Acker réalise une performance, KNUSA dans l’espace où sont accrochées les photos de Las Vegas, opérant des tensions entre images fixes et corps en mouvement. Comment est née cette collaboration ?
Ce n’est pas véritablement une collaboration artistique, mais une demande de sa part de danser sur un thème, ou plutôt sur mon point de vue sur ces Etats-Unis-là. Cela découlait aussi du lieu où elle a découvert ses images, dans une ancienne ferblanterie à Vevey. Il y avait dans cette friche quelque chose « à l’os », de viscéral. Cindy, qui est une amie, vient de la scène dite « alternative », des squats, et elle a désormais des soutiens institutionnels conséquents… Ce qui entraîne un certain manque de liberté. Avec cette traversée des images qu’elle propose, elle peut s’épanouir dans un projet sans contraintes. Et puis on se rejoint aussi sur le fond, sur les choses dont il est question dans cette série à Vegas : sur un homme qui s’animalise dans cette société de l’hyperconsommation, qui se détruit. Les photos témoignent de ces stigmates : les corps se recroquevillent, les vêtements se déchirent, les traces de la « civilisation » disparaissent… C’est un naufrage. Cindy, dans sa danse, montre cela. Le corps commence par la mort chez elle, mais elle se débat, le corps se débat. Et finalement je pense que c’est la même chose dans mes images : tout ne va pas vers la fin, on se relève toujours. Il y a une possibilité de décoller de ce réel.

La performance sera ensuite remplacée par un dispositif qui témoigne d’une autre manière de faire vivre vos photos, une installation vidéo…
Je n’aime pas trop le terme de vidéo, qui relève plutôt de l’art contemporain. Disons que c’est une projection, une œuvre filmique, à partir de mon travail au Nigéria, avec Tropical Gift. J’ai suivi des businessmen du pétrole et du gaz, ce qui a donné lieu ensuite à un livre. Dans cet ouvrage, il y a quelque chose qui tient indéniablement du thriller et du roman noir, des choses obscures se passent. Et je me suis rendu compte que cela pourrait faire l’objet de quelque chose de plus filmique, qu’on pourrait sonoriser, avec des transitions d’images sur un certain rythme.

Ces explorations m’amènent à poser deux questions qui vont peut-être de pair : quelle est votre intention vis-à-vis du spectateur, et comment le prenez-vous en compte ? Quand jugez-vous qu’une photo soit réussie ?
Je ne me place jamais dans la position du spectateur, je n’essaye jamais d’adopter son point de vue. Je fais confiance à la photo, à sa force interne, et au dialogue qui s’inscrit d’une image à l’autre, à la narration. Je peaufine cette narration : je passe beaucoup de temps à l’atelier à construire mes histoires, et ensuite je demande évidemment l’avis de regards extérieurs. Et puis, à un moment, on pose les choses et on sait qu’on peut les mettre, les émettre. Il s’agit bien sûr d’être attentif à la forme, au format, à l’espace, et réaliser une scénographie signifiante. C’est vrai que c’est dans l’espace d’exposition que je tiens peut-être le plus compte du spectateur. Mais pour le reste, par rapport au choix de l’image, par rapport à ce qu’elle produira comme effet, ce n’est qu’une histoire entre l’image et moi. C’est peut-être très égoïste ! Mais quelque part, cela fonctionne : l’image tient debout.

Quand l’art s’installe en photographie ?
L’art s’installe au moment où il modifie le rythme des choses. Je pense qu’il y a un artiste-photographe à partir du moment où il oblige à penser. Les images ne pensent pas par elles-mêmes, elles sont un vecteur entre l’émetteur – le photographe – et le récepteur – le spectateur. C’est ce qu’on y met et ce qu’elle déclenche qui fait la pensée. Je tente de produire des images qui ont quelque chose d’extrêmement puissant, qui durent, qui ne s’éteignent pas. La forme doit être affutée, et être toujours au service du fond, elle ne doit pas prendre le dessus ni tomber dans un formalisme. Souvent, je commence sans savoir exactement si cela fera sens ou non, et dès lors que j’ai produit une ou deux images qui peuvent avoir une force intrinsèque, dont on ne fait pas le tour, dont on ne comprend pas vraiment l’énergie, que l’on ne saisit pas au premier coup d’œil, alors cela m’encourage à continuer et à récolter d’autres images pour écrire mon histoire…

« Écrire des histoires » revient comme un leitmotiv. Comment s’écrit cette dramaturgie de vos images, notamment dans les mises en scène du pouvoir que vous mettez à jour ?
Tout cela se passe après. Indéniablement, c’est dans les livres que cela est le plus visible. Je pense d’ailleurs être un meilleur sélectionneur que véritable producteur d’images. Je suis comme un musicien qui cherche la bonne note avant d’aller au studio d’enregistrement. J’adore les heures passées à l’atelier à écarter progressivement, faire dialoguer, créer des tensions, donner un peu de respiration entre les photos. On peut faire dire des choses aux images à partir d’un certain ordre. Et c’est davantage le cas dans les livres que dans les expositions. C’est plus difficile sur les murs, car les murs on les subit toujours d’une certaine manière, et c’est pour cela que je ne me suis jamais construit une galerie ou un espace. Dans le livre, on perd le format mais on gagne autre chose ; il y a quelque chose du récit que l’on a pour soi, un rapport intime qui m’intéresse : on l’a sur les genoux, chez soi. Il installe une relation privilégiée entre le regardeur et l’image, ce qui est moins le cas sur les murs.

Mais ces histoires peuvent aussi être mal interprétées. Vous en avez fait les frais avec la censure du projet réalisé dans une communauté évangéliste, In Jesus’ Name.
En effet, je me suis plongé dans cette communauté pour en suivre les activités, et au moment de la sortie du livre, les sujets photographiés ont fait jouer le droit à l’image, et l’ouvrage a été censuré. Pourtant j’ai toujours été convié à les photographier, je n’étais pas intrusif. J’étais par contre de mon côté parfois dans une position difficile, notamment quand j’étais témoin de scène de manipulation des enfants, d’embrigadement, de prosélytisme. Là, j’étais face à un dilemme : arrêter et porter plainte ; ou alors continuer et en rendre compte, dans une démarche artistique. Je pense que j’ai pris la bonne décision : j’ai mené à bien le projet, et révélé ainsi des dysfonctionnements. Pour moi, les plaintes relèvent d’une déviance, d’une phobie, d’une paranoïa. Même si mes images sont des invitations à l’interprétation, que c’est pour cela qu’elles ne sont ainsi pas légendées, je mets toujours malgré tout énormément d’énergie pour qu’elles puissent être lues dans un certain sens. Pour moi, toute cette procédure fut assez violente : si tout à coup un groupuscule sectaire, avec des idées difficiles et condamnables, se permet de décrire les images de cette manière, alors là ça ne m’appartient plus, c’est un détournement malsain. Qu’on puisse dire d’une photo : « La photographie n°14 est bien l’une des plus extrêmes du livre. L’image pourrait donner l’impression de pédophilie. Car on pourrait penser que le demandeur 11a, qui porte un polo vert, a mis enceinte la demanderesse 11b, âge de 14 ans (!), assise devant lui. Pire, on pourrait penser que la photographie montre les membres d’une secte qui permet la polygamie ou autorise les relations sexuelles avec les enfants. En vérité, le demandeur 11a est réellement le père de la demanderesse 11b. La photo a été prise lors de la journée ‘Fathers & Daughter’. L’image a plusieurs sens et pourrait induire en erreur. » … Pour moi, c’est complètement dingue ! Cela tient du fantasme et signale un problème.

Mais finalement toute cette procédure judiciaire, et la réponse artistique que vous lui avez donnée, décuple la force de vos photos. Vous vous êtes réapproprié cette condamnation pour d’autant plus rendre visible les déviances de cette communauté.
Quand on a reçu le dossier, on a été vraiment surpris. Mais cela avait une force de frappe énorme. Comment est-ce qu’un juge peut faire de telles descriptions d’après les plaintes ?  Le livre a été suspendu, chose normale quand un juge reçoit 21 plaintes, et ensuite une procédure a été ouverte. Elle n’est de fait pas allée très loin, mais ce furent six mois néanmoins difficiles. D’autant plus que cette collection était prévue au Musée de l’Élysée, à Lausanne. Le directeur, Sam Stourdzé, ne voulait pas annuler, et on a réfléchi ensemble afin de trouver une solution. Il s’agissait de gommer le visage des plaignants d’une manière ou d’une autre, et de malgré tout montrer les photos. J’ai donc réfléchi avec mon ami graphiste mexicain Pablo Lavalley, et ma collaboratrice Eva Cousido, pour trouver une solution plastique et sensée. On a retenu celle avec des bandeaux de textes qui cachent les visages et inscrivent les descriptions des plaignants sur l’image-même, afin de témoigner de cet écart entre ce qui est montré et ce qui est dit, et des vertiges de l’interprétation.

On observe un retour dramatique de la censure, notamment dans le champ artistique, alors qu’on la pensait reléguer à d’autres temps. Que pensez-vous de ce phénomène ?
Je trouve que le post-Charlie Hebdo est très révélateur : on observait un unanimisme dans le monde artistique, tout le monde réuni derrière la bannière de la liberté d’expression… et puis on réalise au contraire que malgré les déclarations, on subit de plus en plus une peur, on est dans une véritable panique morale. Il y a un problème de posture, et il y a trop d’imposture. Et un manque indéniable de courage politique : les élus sont des gens sont de bons managers, et très doués pour avoir des doubles discours… On baigne alors dans un consensus mou, où les faits sont arrondis, biseautés pour qu’ils perdent leur tranchant. On préfère la « communication », qui ne porte pas préjudice, aux véritables partis pris. On s’enlise dans une période où, paradoxalement, malgré tous les débats organisés, on ne veut pas créer de débat véritable.

Mais « les Français n’ont jamais été aussi libres que sous l’Occupation », disait Sartre. Dans cette période compliquée, l’artiste ne devrait-il pas être au contraire celui qui montre la voie d’un ressaisissement pour prendre conscience de sa liberté, pour la défendre ?
Beaucoup de gens souffrent : la montée du populisme et du nationalisme font leur beurre sur ces personnes-là, exception faite de la Suisse. Le votant FN est un chômeur, qui perd ses dents, ne se nourrit plus très bien, qui a une espérance de vie limité. Alors c’est délicat de dire que cette situation peut être celle d’un retournement pour plus de liberté… Sauf en effet pour certains artistes, et j’espère en faire partie. Au fur et à mesure de mon parcours, je gagne en liberté, même si cela entraîne des sacrifices, notamment au niveau financier, mais la liberté que j’y gagne est plus précieuse. Jamais, par exemple, je ne ferais une série vendable en galerie… Je ne vends pas pour décorer des salons bourgeois, mais pour des collections publiques, éventuellement pour des collectionneurs d’art privé qui ont une vision de leur collection.  De fait, je suis très peu dans cette ligne, dans la mesure où mes photos portent un message politique et social. Après il y a évidemment des rachats de conscience pour certains : on achète volontiers une photo « engagée » pour cela… Mais je crois encore en des individus, en des protagonistes qui sont en mesure de se positionner et qui osent programmer des choses. Et il faut reconnaître que ce n’est pas évident, car il faut souvent aller à l’encontre du marché dominant et des manigances politiques, qui font que les gens sont de plus en plus dans la compromission. À la collection Lambert, Cécile Bart a pris tout de même un risque en exposant cette affaire censurée. Quelqu’un aurait pu très bien dire « ah bah non, il ne vaut mieux pas… ».

Que pensez-vous de la position singulière de la Suisse dans le paysage politique européen ?
En Suisse, on est très attaché à cette idée de référendum, de vote populaire. Le parti d’extrême droit, l’UDC, dont l’acronyme tient de l’hypocrisie la plus totale puisqu’il signifie Union Démocratique du Centre, alors qu’il est clairement d’extrême-droite, est le premier parti du pays. Mais alors que ce sont les laissés-pour-compte de la mondialisation, les pauvres, les faibles qui votent normalement pour ce genre de parti, en Suisse c’est un parti destiné aux gens qui vivent bien, qui ne veulent pas mettre à mal leurs « acquis ». On souffre paradoxalement du mal de la prospérité économique, et on réagira toujours à partir à l’aune de cela, en fonction des intérêts économiques du pays. Et cela annihile toute discussion sur le pillage de ressources, les paradis fiscaux, l’armement…

Le confort mène au conformisme, et à quoi bon remettre en question un monde où l’on est gagnant ?
Certes, mais il y a néanmoins des personnes qui dénoncent cette situation en Suisse. Du moins, on s’attache à le faire, notamment les socialistes. Et c’est alors le rôle de l’artiste d’oser prendre position.

 

Christian Lutz, Anatomies du pouvoir, Collection Lambert, Avignon dans le cadre du Grand Arles Express, jusqu’au 4 novembre.

 

 


Ysé Sorel

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