Cinéma

Pascale Ferran : « LaCinetek, c’est l’envers absolu de Netflix »

Journaliste

Au moment où LaCinetek, cette incroyable cinémathèque idéale des réalisateurs, lance sa première offre d’abonnement, sa présidente, la cinéaste Pascale Ferran revient pour AOC sur ce projet aussi indépendant qu’indispensable et regarde avec lucidité le paysage fragilisé du cinéma français.

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Depuis le milieu des années 90, Pascale Ferran a réalisé quatre longs métrages très remarqués : Petits arrangements avec les morts, L’âge des possibles, Lady Chatterley, Binird People. Cette année, elle vient de diriger la réalisation de la saison 4 de la série créée par Eric Rochant, Le Bureau des Légendes. A l’initiative, avec son camarade de l’IDHEC Arnaud Desplechin, du manifeste des 66 cinéastes appelant en 1997 à la désobéissance civile contre des Lois Debré qui prévoyaient la criminalisation des personnes qui hébergent des étrangers en situation irrégulière, Pascale Ferran s’est aussi toujours impliquée dans le domaine de la politique et de l’économie du cinéma, créant notamment, en 2007, le Club 13 dans lequel elle défendra ce qu’elle appelle les « films du milieu » – des œuvres à moyen budget exigeantes artistiquement qui tentent néanmoins de réunir un public assez large. En 2013, on la retrouve de nouveau à l’origine d’un collectif, avec cette fois deux autres réalisateurs amis, Laurent Cantet et Cédric Klapisch, une association qu’elle préside et qui a lancé, il y a bientôt trois ans, LaCinetek, soit un site unique en son genre, comme une «cinémathèque idéale des réalisateurs », proposant en ligne un accès aux films qui comptent le plus pour eux. Au moment où LaCinetek s’apprête à lancer sa première offre d’abonnement, AOC – qui a dès son lancement décidé de nouer un partenariat avec cet autre collectif d’auteurs – a voulu rencontrer Pascale Ferran pour lui donner l’occasion d’exposer les enjeux d’un tel projet au moment où le financement du cinéma paraît pour le moins fragilisé. SB

Comment a démarré l’aventure de LaCinetek ?
C’est une histoire amusante. Un soir, la Société des Réalisateurs de Films avait invité Alain Rocca, le patron d’UniversCiné, la plus grosse plateforme de VOD de cinéma d’auteur, pour parler de l’évolution de la chronologie des médias, de l’état du marché de la vidéo à la demande. A la fin de cette réunion, nous nous sommes retrouvés, Cédric Klapisch, Laurent Cantet et moi à fumer des cigarettes et prolonger l’échange sur le trottoir avec Rocca. On lui a dit qu’on ne comprenait vraiment pas pourquoi il n’existait pas en France de site dédié aux grands films, classiques et moins classiques, de l’histoire du cinéma. Ce que certains appellent le cinéma de patrimoine – un mot que nous n’employons jamais parce qu’il nous dégoûte. Mais, disons, les grands films qu’on aime, tout simplement. Rocca, qui fut producteur auparavant, notamment des premiers films d’Eric Rochant, nous a dit qu’il comprenait d’autant mieux notre remarque qu’à UniversCiné ils en avaient très envie, qu’ils avaient envisagé d’en lancer un mais qu’ils butaient sur une question : qui choisit les films ? Et là, à l’unisson, tous les trois nous nous sommes entendus lui répondre : « bah nous ! »  Non pas nous trois mais nous les réalisateurs. Après tout ce sont les mieux placés : ils sont très légitimes et ne se cantonneront pas la dimension muséale. Rocca a immédiatement trouvé que ce n’était pas bête et nous a dit qu’il nous rappellerait très vite pour en reparler. On y croyait pas trop, on pensait que ça en resterait là mais une semaine plus tard, il nous proposait un rendez-vous de travail pour qu’on en parle plus sérieusement.

Vous aviez depuis longtemps en tête ce rêve d’un site consacré aux films classiques ?
Cantet, Klapisch et moi, on appartient à la même génération, celle des cinéastes qui ont été biberonnés au ciné-club de la télé et ça nous rendait dingue qu’il n’existe pas sur internet un site sur lequel on pouvait aller pour être à peu près sûr d’y trouver les grands films qu’on voulait voir. En fait, il s’agissait d’ajouter un volet numérique au travail que continuent bien sûr de faire, de manière indispensable et décisive, les cinémathèques en préservant, protégeant, restaurant et montrant ces films. Notre idée était de se saisir du web pour rendre ces films accessibles. C’était notre obsession première : rendre visibles des films de façon assez simple sur internet.

Alors avec Rocca, vous êtes repartis de cette idée de confier le choix des films à des réalisateurs ?
Oui, nous avons très vite eu l’envie de demander à des réalisateurs, si possible du monde entier, de nous envoyer la liste de leurs 50 films préférés ou, pour le dire autrement, des 50 films les plus importants pour eux, une sorte de cinémathèque de chevet ou de cinémathèque idéale. C’est un concept très sommaire : c’est l’addition de ces listes qui allait constituer le catalogue de notre site.

Sur le principe de la curation…
C’est exactement cela, une curation très simple, confiée à des réalisateurs contemporains, en essayant d’élargir le plus largement possible le spectre en termes géographiques, générationnels ou de genres de cinéma. Une fois ces listes recueillies, il s’agissait d’engager une petite équipe pour commencer le vrai travail, c’est-à-dire tracer ces films et régler les questions de droits pour les rendre disponibles à la location ou à l’achat. Ensuite, à partir de là, nous nous sommes mis à rêver de manière un peu plus ambitieuse, à imaginer des accompagnements éditoriaux pour certains films… Parce que notre obsession, c’est la transmission. Nous avons l’impression que la télévision ne fait plus ce travail, pas de manière fédératrice en tout cas. Il passe de très bons films à la télé mais sur des chaines de niche, il n’y a plus de grands événements comme autrefois le ciné club, il n’ y a plus d’émissions sur le cinéma autre que de pure promotion… Il n’y a plus de prescription claire en somme. Ni d’espaces où l’on considère encore un peu le cinéma comme un art. Aujourd’hui, la télévision ne montre le cinéma que sur son versant le plus commercial ou le plus industriel. De notre côté, nous ne faisons pas de hiérarchie : quand un film est important pour nous il est important, peu importe qu’il s’agisse d’un film marginal ou d’un blockbuster américain ! De la même manière, nous ne regardons pas l’origine des films : il peut parfois s’agir d’œuvres réalisées au départ pour la télévision, comme par exemple La Maison des bois de Maurice Pialat.

A ce principe simple et efficace de listes de réalisateurs, vous avez donc ajouté l’idée de bonus, un peu comme sur les meilleurs DVD ?
On s’est assez vite dit que ce serait, en effet, formidable qu’une fois leur liste envoyée, les réalisateurs acceptent de faire petit bonus en venant parler d’un, deux films ou trois films qu’ils aiment particulièrement. Et puis, assez vite, on s’est mis à rêver à d’autres types de bonus avec des archives, en proposant, par exemple, des sujets de « Cinéma, cinémas », cette émission de l’époque où la télévision faisait encore son travail sur le cinéma. Mais pour y arriver, nous nous sommes dit qu’il fallait très vite fédérer autour de l’association que nous avions créé l’ensemble des gros acteurs français des films classiques, qui n’ont, en général, pas l’habitude de travailler ensemble : l’INA, arte, Gaumont, Studio Canal, Lobsters Films mais aussi La Cinémathèque française et la Cinémathèque de Toulouse, auxquelles nous avons proposé de présenter des films incroyables dont elles possèdent les droits et qu’on ne voit presque jamais… Tous ont  joué le jeu et accepté d’entrer dans le réseau que nous construisons autour de l’association. Le Centre Pompidou vient de nous rejoindre… Tout ce beau monde aide comme il peut, pas tellement en monnaie sonnante et trébuchante mais en idées, en relations, l’INA nous aide énormément pour les archives, Gaumont et StudioCanal eu égard à leurs propres catalogues. Tout cela s’est monté en quelques semaines, dans un alignement de planètes incroyable et une euphorie totale.

Mais techniquement, ce devait également être assez complexe à monter ?
UniversCiné nous a apporté toute son expérience, son savoir accumulé pour trouver les bonnes solutions techniques. Alain Rocca est très rapidement allé voir le CNC pour leur expliquer le projet et leur demander de l’aide car nous n’avions pas d’investisseur privé pour développer le site. Le CNC a fait le chèque qui a permis de développer le site et de financer le démarrage. Nous, réalisateurs, sommes totalement bénévoles mais nous avons embauché une personne pour les aspects techniques et une autre pour les questions juridiques, pour négocier les droits des films. C’est un énorme travail juridique, il faut convaincre les ayants droits un par un, sur un modèle de partage des recettes. Quand il s’agit de films très connus ils demandent souvent des minimums garantis qu’on ne peut pas donner, il faut donc leur expliquer le projet, négocier, tenter de leur faire comprendre que c’est important symboliquement. Et comme l’amour du cinéma est quand même une chose assez largement partagée, il arrive qu’on rencontre des gens qui trouvent des solutions en acceptant de déroger à leurs critères habituels. Un moment très important pour LaCinetek a été l’accord passé avec Warner pour son catalogue, c’est le plus beau catalogue américain, tout Kubrick, tout Minelli, tout Eastwood, c’est 120 films énormes.

Au-delà de LaCinetek, comment vous et les autres réalisateurs impliqués dans le projet, analysez-vous les changements aussi rapides que profonds qui affectent l’économie du cinéma, avec l’apparition de nouveaux acteurs comme Netflix ou Amazon et l’affaiblissement du rôle des chaines de télévision ?
Personne ne sait vraiment ce qui va se passer… On ne peut que suivre les développements, et se demander ce qui se passerait, par exemple, si Canal allait vraiment très mal et décidait de tout arrêter d’ici trois ans. Ce serait un terrible coup de tonnerre, il faudrait réinventer une grande partie du système. Car jusqu’à présent les grosses plateformes américaines ne veulent pas entrer dans le système du fond de soutien et de la taxation, c’est-à-dire dans ce qui constitue le socle de l’économie du cinéma en France depuis la création du CNC. Jusqu’alors le CNC était toujours parvenu à intégrer, au fur et à mesure, les nouveaux acteurs qui apparaissaient, sur la base de taxes très faibles. Mais cette fois Netflix ne veut absolument pas en entendre parler et Amazon encore moins… Alors, plus il y aura d’acteurs « vertueux », de plateformes solides qui veulent bien jouer le jeu et qui mettent des minimums garantis dans les films importants mieux on se portera. Je n’ai pas envie de désespérer Billancourt mais la période est très rude. Les films d’auteurs qui faisaient 500 000 entrés il y a dix ou quinze ans n’en font plus que 300 000 aujourd’hui, et encore c’est vraiment l’exception. Ce n’est pas une économie viable dès qu’un film coûte un peu cher. La chose sur laquelle j’ai fondé tout mon rapport amoureux au cinéma, le fameux « film du milieu », c’est-à-dire le film à la fois ambitieux artistiquement et accessible à un public assez large, qui était vraiment la constitution même du cinéma français via ses auteurs les plus répertoriés,Truffaut par exemple ou Resnais, ce n’est à peu près plus possible aujourd’hui. Seuls deux ou trois réalisateurs peuvent encore y prétendre, Ozon et Audiard qui peuvent à la fois faire des entrées et conserver les ambitions artistiques… Donc cette chose qui était la règle, qui allait de soi pour tout le monde est devenue l’exception. Et ça, pour quelqu’un comme moi, c’est compliqué à accepter. Me dire que je vais passer deux ans à faire un film, me rendre malade et à l’arrivée faire très peu d’entrée, mettre mon producteur en péril… Ce sont des questions compliquées. Sauf à se dire qu’il ne faut plus faire que des petits films, dans une économie de contrebande. C’est une chose dont on ne se parle pas trop, entre réalisateurs. Tout le monde fait comme si. Mais en ce moment, quand des réalisateurs se rencontrent, il faut bien avouer qu’ils ne sont pas très en forme.

Une autre évolution récente, et dont d’ailleurs témoigne le projet LaCinetek, c’est le fait de désormais regarder des films sur un écran d’ordinateur…
Alors là, on a toujours été très décomplexés sur cette question. C’était déjà une tarte à la crème dans les années 70 et 80, alors qu’on a tous découvert les grands films sur un écran de télévision. Seuls les parisiens pouvaient éventuellement, à l’occasion, les voir en salle ! Donc aujourd’hui regarder un film sur un ordinateur n’est pas un souci, et puis on peut connecter son ordinateur à la télévision si l’on veut. En revanche, ce qui nous tient à cœur c’est de trouver les meilleures copies possibles, afin que sur l’ordinateur ce soit de bien meilleure qualité qu’avec une vieille VHS pourrie…

En cette rentrée, après s’être cantonnée à la location ou la vente titre par titre, LaCinétek propose enfin un abonnement. Mais un abonnement pour un choix limité de dix films par mois. En fait, c’est un ciné-club que vous lancez !
C’est exactement ça : LaCinetek, c’est l’envers absolu de Netflix. Eux affichent la quantité et laissent les algorithmes faire sur le mode « si vous avez aimé ça alors vous aimerez ça » quand nous faisons l’exact contraire : nous proposons nous-mêmes une toute petite quantité de films.  Pour nous, chaque film est une perle, et chaque fois qu’on en gagne un nouveau, c’est Noël. Et si nous avons pensé à créer un abonnement, c’est toujours du fait de notre obsession pour la transmission. Notre premier objectif, c’est de toucher des jeunes gens, y compris des apprentis cinéastes, comédiens, monteurs, chef op ou en journalisme, des étudiants en art, plus largement de jeunes cinéphiles. La question, c’est comment faire venir sur LaCinetek cette génération qui a pris l’habitude de ne pas payer, de regarder les films en streaming. Il fallait donc faire en sorte que cela ne soit pas cher. D’où cet abonnement à 2,99 euros pour dix films par mois, c’est-à-dire le prix habituel d’un film à l’unité.

Comment allez vous choisir ces dix films chaque mois ?
Le premier mois, on commence avec les premiers films. Ça nous a semblé une bonne idée pour démarrer. Et puis il y a tellement de premiers films énormes : le premier Godard, le premier Resnais, le premier Gus Van Sant, le premier Lynch, le premier Pasolini, le premier Demy… Mais pour que notre économie soit viable, il nous a fallu composer les douze premières listes mensuelles en parallèle. On a commencé à s’échanger des mails tous les trois, avec Laurent Cantet et Cédric Klapisch et aussi le délégué général de La Cinetek, Jean-Baptiste Viaud pour dégager quelques thématiques possibles en fonction des films qui seraient probablement disponibles. Puis nous avons resserré à douze listes mensuelles. Ce ne sont que des films merveilleux, les meilleurs mois j’aurai envie de tous les voir.

Avant cet exercice collectif vous aviez, comme les autres, établi la liste de vos 50 films préférés, qu’on trouve sur le site de LaCinetek. Ce fut difficile ?
Non plutôt très excitant. Mais avant d’aller demander des sous au CNC et de prendre la décision de vraiment lancer le projet, nous avons testé la faisabilité en demandant leurs listes à d’autres réalisateurs que nous trois. On a appelé des copains : Jacques Audiard, Bertrand Bonello, Arnaud Desplechin, Michel Hazanavicius, Patricia Mazuy, Christian Rouaud, je dois en oublier un ou deux… On leur a expliqué le concept et on leur a demandé si ça les amusait. Et ils étaient tous comme des dingues, comme nous. On s’est dit que ça commençait pas mal. A partir de là, chacun a constitué sa liste, nous nous les sommes lues à voix haute lors d’une réunion où nous étions tous les dix. Les listes, c’est l’enfance de la cinéphilie. On a tous toujours fait des listes. Moi, il se trouve que j’en avais établie une un ou deux ans avant pour l’un de mes neveux qui avait 20 ou 21 ans à l’époque.  Il m’avait dit : j’adore le cinéma mais je vois bien que je n’ai pas de fondations, je veux bien que tu me fasses la liste des 100 films que ce serait bien d’avoir vu. Quand on fait ce genre d’exercice, il y en a tout de suite 15 ou 20 qui s’imposent d’emblée, qui sont vraiment des films constitutifs. Après, il s’agit davantage d’équilibres à respecter, on se demande s’il faut ou non mettre beaucoup de films d’un même réalisateur, chercher des films un peu souterrains, prendre en compte la géographie, les époques historiques, les genres… Par exemple, j’ai sciemment décidé de mettre plusieurs films des années 90, c’est à dire la fin de la période que nous couvrons puisque nous nous arrêtons pour le moment à l’an 2000. Mais comme j’ai un rapport très affectif aux films, je n’ai mis que des titres qui m’ont vraiment constituée.

Par exemple ?
Blanche Neige que je suis la seule à avoir choisi – je suis très étonnée qu’il n’y ait pas davantage de réalisateurs qui aient fait figurer des Walt Disney. Blanche Neige, c’est le premier film que j’ai vu dans ma vie, au Grand Rex, j’avais cinq ans, j’ai passé la moitié du film sous mon fauteuil, effrayée par la sorcière. C’est un film vraiment fondateur s’agissant du rapport à la peur au cinéma. Pour les films d’enfance et d’adolescence, disons ceux que j’ai vus jusqu’à 20-25 ans, je me souviens souvent du moment et du lieu. Après cela se dissout un peu. Je suis née en 1960, j’ai donc été enfant dans les années 60 et 70, et nous n’étions pas submergés d’images comme nous le sommes aujourd’hui. Il sortait au cinéma un ou deux films par an pour les enfants. Et puis la télévision est arrivée assez tôt chez moi mais pendant longtemps je n’avais pas le droit de la regarder le soir.

Mais Blanche Neige vous ne pouvez pas le proposer sur LaCinetek, c’est impossible j’imagine d’obtenir les droits…
Non parce que Walt Disney a son propre site de VOD et qu’ils pratiquent l’exclusivité complète. Ils ont toujours été à la fois très impérialistes et très intelligents s’agissant de la diffusion de leurs films. Ils organisaient la rareté, chaque ressortie de film était un événement, même lorsqu’il s’agissait d’un film qui datait d’il y a trente ans. Mais ce n’est pas un problème que nos listes soient en partie composées de films pour lesquels nous n’avons pas les droits, cela leur confère une véritable légitimité, ce sont vraiment nos 50 films préférés, indépendamment de leur disponibilité.

Dans votre liste, on trouve plusieurs films de Kubrick…
Kubrick, c’est d’une certaine manière le cinéma à lui tout seul. C’est un cas de figure très particulier. Il était absolument obsédé par l’idée de s’adresser au plus grand nombre tout en étant très intransigeant sur la qualité d’image et de son dans lesquelles ses films étaient présentés à tous les spectateurs du monde. Il était obsédé par les doublages, les sous-titres, les affiches de chaque pays. Kubrick c’est la puissance absolue des Etats-Unis mais toujours au service d’une voix minoritaire, la voix du cinéma, une voix singulière, obsédée par ses propres quêtes et tentatives de déchiffrement du monde. Cette tentative de tenir les deux pôles, j’ai l’impression qu’il n’y a que lui qui l’ait tenté à ce niveau d’intensité. En dehors de ça, je ne suis pas loin de penser que c’est l’un des deux ou trois plus grands cinéastes de tous les temps, sans doute avec Hitchcock et Lang, et Godard peut-être. C’est Lolita que j’ai vu en premier au Ciné Club à la télé quand je devais avoir 14 ou 15 ans, et après je les ai vu tous au cinéma au moment de leur sortie ou de leur ressortie. J’ai commencé à être synchrone avec Shining.

Vous n’aviez pas vu Barry Lyndon au cinéma lors de sa sortie ?
C’est probablement mon film préféré de Kubrick mais bizarrement non je ne l’ai pas vu au cinéma, sans doute à cause du côté film historique, en costumes, j’ai dû me dire « oh là là ça va m’ennuyer ce truc-là ». Je l’ai récupéré dix ou quinze ans plus tard et je ne m’en suis toujours pas remise.

Vous citiez Godard parmi les immenses réalisateurs. Dans votre liste, on trouve Sauve qui peut (la vie).
C’était en 1980, le retour de Godard. C’est un film saisissant de lyrisme. Un film très sombre et incroyablement lyrique, avec des moments foudroyants… Il fait partie des films dont les éclats sont de purs diamants. C’est un film qui m’avait énormément marqué, que j’avais vu deux fois à sa sortie mais pas revu depuis longtemps, un film incroyable, la grande scène très célèbre de prostitution avec Huppert et Amstutz reste quand même un truc complètement inédit au cinéma… De toute façon que ce soit Kubrick ou Godard ou Resnais, ce qu’ils cherchent à produire n’est accessible que par les moyens du cinéma. C’est ce qui fait la plus grande différence entre le cinéma d’alors et celui d’aujourd’hui. Ces années 70-80 qui commencent avec Providence en 1973, Barry Lyndon en 1975, Sauve qui peut en 1980… Rétrospectivement, on a l’impression que ce sont les grandes heures du cinéma adulte. Le moment où le cinéma était vraiment considéré comme un art et où les cinéastes avaient des moyens pour s’adresser à leurs spectateurs en n’en rabattant sur rien, ni sur l’intelligence, ni sur l’invention formelle, ni sur l’art du spectacle. A tous les endroits cela produisait de la pensée, de l’art. Après ils ont continué, Kubrick en particulier qui était peut-être le dernier à y croire et auquel on continuait de confier beaucoup d’argent. Aujourd’hui, cela n’a plus rien à voir : le système américain ne produit plus que des films pour enfants ou pour adolescents. Très peu de films pour adultes. Quand on revoit ces trois films là, tous les trois très marquants pour moi, on y trouve une foi incroyable dans la capacité du cinéma à soulever toutes les questions, à élucider le monde pour Kubrick, et à filmer tous les états de conscience possible pour Resnais, mais c’était aussi le cas pour Apocalypse Now dans ces mêmes années… On a l’impression qu’aujourd’hui… Si, il y a eu Lynch qui a continué un peu. Mais ils ne sont plus très nombreux ceux à qui on autorise ça. C’est aussi le moment où Cronenberg émerge avec des films absolument stupéfiants comme Faux semblants ou Le Festin nu… On a l’impression qu’on a plus le droit de faire ça aujourd’hui. Lui n’a plus le droit en tout cas – mais d’autres non plus.


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC

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