Art Contemporain

Clément Cogitore : « Dès qu’on assemble des choses, on produit de la narration »

Journaliste

L’art contemporain se donne de plus en plus souvent à voir dans des salles obscures. Les vidéastes occupent le devant de la scène ainsi qu’en témoigne une nouvelle fois la remise il y a quelques jours du prix Marcel Duchamp à Clément Cogitore, un (encore) jeune artiste qui travaille l’image en mouvement, et présente au Centre Pompidou à Paris son film The Evil Eye, avant de mettre en scène des Indes Galantes à l’Opéra Bastille l’an prochain.

Dans la galerie 4 du Centre Pompidou à Paris sont actuellement présentées les œuvres des finalistes du Prix Marcel Duchamp, traditionnellement remis dans le cadre de la Foire Internationale d’Art Contemporain (FIAC). Surprise : toutes contiennent au moins un élément vidéo. Et c’est un pur vidéaste, Clément Cogitore, qui vient cette année d’être récompensé. Le jeune artiste n’en est pas à son premier prix, qui fut dès 2015 lauréat du Prix BAL de la Jeune création mais aussi, dans un autre domaine, nommé à la Caméra d’Or du Festival de Cannes pour son film Ni le ciel ni la terre. Ses allers et retours avec le cinéma furent aussi l’occasion d’un documentaire très remarqué lors de sa sortie en salle en 2017, Braguino, histoire hallucinante d’une utopie impossible au fin fond de la taïga sibérienne. Mais quelle que soit la destination de son travail – exposition ou salle –, il s’agit toujours de raconter des histoires, un besoin fondamental pour les Hommes, Clément Cogitore en est convaincu. RB

Vous venez d’obtenir le prix Marcel Duchamp, remis dans le cadre de la FIAC par l’ADIAF, une association de collectionneurs. Quel rapport entretenez-vous avec le marché de l’art ?
J’ai un rapport complexe, ambigu avec le marché de l’art, que vient rendre plus complexe encore le fait d’être vidéaste et, aussi, de réaliser des films de cinéma. Je participe à très peu de foires, je n’ai, par exemple, jamais conçu de nouvelle production spécifiquement pour une foire. Mes pièces sont très lourdes, prennent beaucoup de temps à mettre en place et je n’ai pas le désir de créer des pièces pour qu’elles soient simplement présentées trois jours sur une foire avant de disparaître. Je n’ai pas la ressource pour cela. Mais je ne nourris pas non plus d’aversion totale pour le marché de l’art. Je pense juste qu’il comporte ses travers, comme tous les marchés. Et que ceux du marché de l’art sont particulièrement spectaculaires. Je ne lance donc aucun anathème sur le marché de l’art, c’est un marché qui me fait vivre, où l’on trouve aussi des gens avec du goût, des convictions, des gens qui l’animent. Bien sûr certains y spéculent, transforment ce marché en supermarché et entretiennent une bulle spéculative, par le spectacle et l’argent. C’est propre à de nombreux marchés, mais comme le marché de l’art est très concentré, autour de peu de gens avec beaucoup d’argent et qu’il est très spectaculaire, ses travers sont rendus plus visibles. Mais d’une certaine manière, on peut dire la même chose du cinéma aujourd’hui. Et finalement, certaines personnes parviennent à composer avec ces marchés, des producteurs, des galeristes, qui ont une vision et qui arrivent à se nourrir du marché sans que le marché ne les dévore.

La vidéo est un medium particulier, surtout quand elle doit intégrer le circuit marchand. Se posent alors les questions des conditions d’exposition, de l’unicité de l’œuvre. Vous ne vous sentez jamais contraint, dans vos pratiques artistiques ?
Non. Il m’arrive bien de temps en temps, surtout avec ma galerie allemande, de montrer des vidéos dans des foires, et de me rendre compte que ce n’est pas du tout l’endroit où l’on peut bien regarder une vidéo. C’est même parfois quasiment impossible. Mais, en dehors de cela, je n’ai pas l’impression que le marché produise des contraintes sur mon travail, ou sur les formes que je produis. Je ne peux évidemment pas dire la même chose quand je fais du cinéma. Même pour des vidéos comme The Evil Eye, montrée en ce moment à Paris au Centre Pompidou, qui est tout de même assez complexe à mettre en place, les budgets se situant entre 20 et 200 000 euros. Pour mon premier long-métrage, il y a quelques années déjà, le budget s’élevait à 2 millions et demi d’euro… Le prochain sera plus cher… Alors là évidemment, on doit forcément tenir compte du marché. On peut financer une pièce à 200 000 euros avec quelques soutiens et de l’investissement personnel avant, ensuite, de vendre la pièce. Mais s’agissant d’un film qui coûte 5 millions d’euros, une grande partie de l’agent provient du marché et est destinée à lui revenir.

Parlons de cette vidéo, The Evil Eye que vous exposez ici, c’est une vidéo que le spectateur regarde assis sur des gradins, plongé dans le noir, sur un écran à LED à très haute définition. Qu’est-ce qui se joue dans un dispositif comme celui-ci ?
Mes dispositifs sont toujours très simples à mettre en place si on les compare à ceux imaginés par d’autres artistes. Je ne pense pas avoir jamais réinventé la manière de regarder une vidéo dans l’espace d’exposition d’un point de vue formel. Par contre, ce que je pense avoir apporté à ma manière, c’est une façon de réinjecter du récit et de la fiction dans ce qu’on appelle l’art vidéo, sur la scène scène artistique occupée par ma génération. Mais c’est aussi le mérite d’autres artistes qui sont mes contemporains comme Bertille Bak, Neil Beloufa, Mohammed Bourouissa qui s’intéressent également à la question de la fiction, à la façon de reconstruire des récits. Nous appartenons à cette génération arrivée après Philippe Parreno, Douglas Gordon, qui a déconstruit cette logique-là. Ce que je cherche, c’est à montrer que le récit est une forme d’autorité, que l’on teste, que l’on détourne. Donc mes installations sont assez simples, ce sont plutôt des films mis en espace et ce qui peut changer d’une pièce à l’autre, c’est la question de la durée ou du corps du spectateur face à cette image. La vidéo montrée dans un musée suppose une appréhension immédiate qui ne prend pas le temps en compte de la même manière, qui donne la possibilité d’arriver à n’importe quel moment, de regarder les choses plusieurs fois. L’espace d’exposition le permet plus que la salle de cinéma, qui est un dispositif vraiment autoritaire : la rangée de sièges, on ne peut pas en sortir ! Ça devient très intéressant quand j’expose plusieurs vidéos au même endroit. Si je rassemble disons dix de mes pièces, j’aime bien l’idée qu’on puisse voir l’une, puis l’autre, dans n’importe quel sens, que le spectateur crée un montage entre mes pièces. A l’inverse, le long-métrage de cinéma impose une continuité que j’aurai choisie au préalable.

Cette idée de l’autoritarisme, et même du totalitarisme du vidéaste revient souvent dans vos réflexions sur votre travail.
Ces notions d’autoritarisme ou de totalitarisme prennent en compte la dimension politique : je fais des images très grandes, qui vont avoir un impact fort, même si l’on vit dans une société traversée en permanence par des flux d’images. Car, et c’est une question que je me pose de plus en plus, surtout depuis que j’ai commencé à enseigner aux Beaux-arts de Paris, trop d’esprits sont sous-éduqués au montage vidéo. La plupart des gens n’ont aucune conscience de ce que c’est que le montage, alors qu’il existe depuis la naissance du cinéma, et qu’il devrait s’enseigner comme on apprend la lecture à l’école. Comprendre le montage c’est une manière de survivre dans notre monde, ce monde de circulations d’images, d’informations, une manière de résister aux prises de contrôle des flux d’informations. Quand je parle d’autorité, c’est que toute forme est un peu autoritaire. Mes pièces jouent beaucoup sur les sens, j’aime bien, quand on est face à mes pièces, qu’il y ait une sorte de « hold-up » sur les sens. On ne sait pas trop ce qu’on regarde, ce qu’on entend, cela dérègle la perception et donne l’impression que les sens sont happés dans une espèce d’hypnose, comme dans une baraque foraine. Des signaux sont envoyés pour faire que l’œil redevienne presque un œil d‘enfant, qu’on ait envie d’être diverti par ce qui se passe sur l’écran. Ensuite entre en scène le récit : une histoire ou des bribes d’histoire nous sont racontées. Et souvent, chez moi, il manque des éléments à ce récit – que ce soit du hors-champ, une ellipse, quelque chose de non résolu, des informations – de telle sorte que l’intellect se met très vite au travail. Une fois que l’intellect et les sens sont au travail, et qu’on les nourrit, une autre partie de l’esprit est libérée de leur emprise. C’est m’adresser à cette zone de l’esprit du spectateur qui m’intéresse.

Pour bien comprendre ce que vous nous dites, on peut prendre l’exemple de The Evil Eye ? Comment cette approche narrative et sensorielle se traduit-elle dans ces 15 minutes de film ?
Cela s’opère d’abord, je pense, par la dimension hypnotique des images elles-mêmes. The Evil Eye est un montage d’images que j’ai achetées à des banques d’images, du genre de Getty. Ce sont de grosses entreprises internationales qui produisent des contenus aussi bien pour des spots politiques, que pour des films institutionnels, de la publicité… Ces banques sont une espèce de réservoir d’attitudes, de corps qui attendent une idéologie ou un produit, qui ont toutes quelque chose à vendre, et j’utilise la dimension hypnotique ou la séduction de ces images-là dans le cadre d’un dispositif conçu exprès : des grands écrans LED. Mon influence en l’occurrence, c’est Times Square. Si vous y êtes passé dans les cinq ou six dernières années, vous avez peut-être remarqué qu’on y a désormais placé un gradin. Ce qui veut dire que le spectacle lui-même, c’est la promotion de la marchandise. L’installation de The Evil Eye utilise cette espèce d’hypnose et cette séduction des images promotionnelles.

Et puis, il y a cette boîte noire de l’installation où s’installe le spectateur pour regarder le film. Je crois à la nécessité pour l’être humain de se réfugier dans des grottes pour qu’on lui raconte des histoires, c’est presque un instinct de survie, et je pense que si cette possibilité-là nous est donnée quelque part, alors on y va. Le cinéma, le théâtre, l’espace d’exposition constituent un repli, un congé du monde, dans lequel un récit va avoir lieu. C’est ce que je reproduis dans mes expositions. Ici, je raconte une petite histoire qui mobilise des éléments connus, l’Apocalypse de Jean et les blockbusters américains. Des publicités dans lesquelles on reconnait des choses qu’on a déjà vues parce que tout est question de stéréotype dans ces images, il y a cette impression d’un déjà-vu permanent qui joue sur plusieurs lignes narratives et qui termine sur une sorte de chasse aux sorcières. Je m’intéresse aujourd’hui dans mon travail à la question du mal, de la représentation du mal d’un point de vue mythologique, à la question du bouc-émissaire, de la chasse aux sorcières. Ici, particulièrement, cette question se reformule avec un personnage féminin. Je me suis rendu compte, dans ces banques d’images, de la surreprésentation du corps féminin car le corps féminin fait plus vendre et déclenche moins de méfiance. À l’intérieur de ce travail, je voulais confronter cette surreprésentation avec une dimension archaïque, mythologique, qui identifie la naissance du mal en la femme : Ève, la sorcière, etc… C’est la ligne narrative qui prend le dessus, dans Evil Eye, sur cette ambiance de fin du monde hollywoodienne que l’on retrouve dans certaines images.

Il y a une dimension mystique qu’on retrouve dans d’autres œuvres…
Je ne parlerais pas de mystique ou d’invisibilité en l’occurrence, mais plus de cycle ou de récit fondateur : comment les choses, à l’origine, sont-elles écrites et que nous en reste-t-il ? Il y a une dimension mystique dans la mythologie, mais il y a aussi tout un socle politique et idéologique bien avant la mystique, c’est plutôt cela que j’ai interrogé dans ce projet-là.

Mais il est bien question de rituel dans votre travail. Je pense par exemple à Élégie, une vidéo que vous avez réalisée en 2012, dans une salle de concert. On voit les spectateurs qui essaient de capter le moment avec leurs téléphones portables, mais qui sont aussi dans une forme de communion.
Je m’intéresse à ce socle de choses irrésolues, symptomatiques, qui réapparaissent régulièrement justement parce qu’on n‘a pas réussi à les résoudre, parce qu’on n’a pas trouvé de réponse. Quelle que soit l’époque ces formes qui nous hantent trouvent de nouveaux dispositifs, s’emparent des technologies à leur disposition. Dans Élégie, il s’agissait de montrer la dimension presque liturgique ou ritualisée d’une foule dans les ténèbres qui essaye de saisir les fragments de lumière d’une scène qui lui est inaccessible. Cela se retrouve dans n’importe quel rituel religieux.

C’est visible dans Braguino, qui est à la fois un film documentaire sorti au cinéma en novembre 2017, et une exposition montrée au même moment au BAL, à Paris. Parlez-nous de ce projet.
Au départ, c’était une intuition, un désir de faire un projet sur l’utopie, sur l’autarcie et surtout de le faire du point de vue des enfants. Ce sont les trois axes autour desquels j’ai travaillé, j’ai lancé quelques pistes de recherches. La piste la plus intéressante était effectivement Braguino, ce lieu au milieu de la taïga sibérienne, à 700 km du moindre village, où se sont installées deux familles, les Braguine et les Kiline, pour établir une sorte d’utopie. J’ai fait un premier voyage sans savoir si cela allait donner un film, simplement pour rencontrer les gens. J’ai mis du temps avant de me dire qu’il y avait matière à revenir avec une caméra pour faire émerger un projet. Au départ, j’imaginais plutôt une exposition, et le film était une façon de rendre cela possible. Une fois là-bas, on s’est rendus compte assez vite que le projet n’allait pas porter sur l’utopie mais plutôt sur l’échec de l’utopie. Il y avait en même temps tout ce qui m’intéressait dans cet endroit reculé du monde, peuplé par un petit nombre de personnages qui, derrière ma petite caméra, soulevaient des enjeux majeurs. Ce que j’ai cherché à faire, ce qui me préoccupe beaucoup, c’est de ne pas simplifier un problème complexe mais de le dire par des formes simples, et pour cela de le faire à travers le regard des enfants. Je suis un grand lecteur du théâtre de Koltès, qui pour moi est quelqu’un qui, par sa langue, sait faire cela : les plus grandes questions métaphysiques – qu’est-ce que la mort, par exemple – l’enfance se les réapproprie et impose de grands vertiges aux adultes, qui n’ont pas la réponse, qui n’ont pas de réponse satisfaisante à fournir au-delà de la croyance. L‘art qui m’intéresse va se nicher dans ces creux-là – que ce soit de la littérature, du cinéma, de la peinture –, c’est pour ces endroits-là, irrésolus, qu’on a besoin de récit et d’art parce que le reste de ce que produit la communauté humaine n’arrive pas à formuler de réponses satisfaisantes.

Mais il ne s’agit pas que de récit et de narration, cela passe aussi par les images, par le travail de la forme.
Oui, j’entends le récit au sens large, comme un ensemble d’informations qui passent par l’image, qui passent par le texte, qui passent par le son, qui sont autant de liens. Produire du récit, c’est créer du lien entre les choses. Moi je le fais de manière très visible et très affirmée, mais il y a d’autres artistes qui font du récit sans forcément le revendiquer. Mais d’une certaine façon, dès qu’on crée du lien, qu’on assemble des choses, on produit de la narration.

Avez-vous le sentiment que passer par cette narration est une façon d’échapper à la nécessité de choisir entre une approche conceptuelle et une approche formelle ?
Je crois sincèrement qu’en tant qu’artiste on n’a pas à choisir. Comme spectateur j’ai toujours eu besoin d’une dimension sensible, d’un partage du sensible dans une œuvre d’art, la dimension purement conceptuelle ne me suffit pas. Mais c’est juste moi, c’est mon point de vue, il y a des gens qui s’en satisfont. Il y a des gens qui refusent la dimension sensible par exemple, qui s’en méfient. En tout cas elle est nécessaire dans l’appréhension de mon œuvre. 

Il n’est pas évident de raconter une histoire dans la position d’artiste contemporain, de plasticien.
Pourtant, si l’on réfléchit deux secondes, la quasi-totalité de l’histoire de l’art est narrative. On sait que dans la grotte de Lascaux, ce n’est pas un bison à côté d’un autre, ou à côté d’un chasseur. C’est une séquence qui montre un bison mâle faisant la cour à un bison femelle, ou une scène de chasse. Quand on est à Padoue devant la chapelle des Scrovegni peinte par Giotto, c’est un ensemble de fresques qui conduit à un récit. L’histoire de l’art est d’abord narrative, et je n’ai pas du tout l’impression d’inventer quoi que ce soit en m’en emparant. J’ai plutôt le sentiment d’une forme de continuité. Évidemment, cette narration par les images a été fortement questionnée à la période contemporaine, parce qu’elle a été aspirée par le cinéma, la télévision, la propagande. Donc elle a produit un négatif auquel les artistes ont cherché à résister, ce qui a pu passer par une forme de détachement vis-à-vis de la fiction et du récit. Mais moi j’en ai besoin, et je l’investis.

Ce qui pose la question de votre rapport au réel. Braguino, que nous avons déjà évoqué, prend notamment la forme d’un documentaire, vous avez réalisé le long-métrage Ni le ciel ni la terre, qui se déroule pendant la guerre en Afghanistan. Mais en regardant ces films, on a le sentiment qu’il s’agit d’abord d’interroger l’idée selon laquelle l’image reproduit une réalité.
C’est une drôle de superstition de se dire qu’une image atteste d’une réalité. Dire que poser une caméra quelque part permettrait juste une pure captation, il y a quelque chose de naïf dans cette idée. Je ne parle pas nécessairement des gens qui revendiquent un « cinéma du réel », parce qu’il y a des films formidables issus de cette approche. Mais cette croyance selon laquelle la caméra, par le temps, par la discrétion, est capable d’abolir sa présence, c’est une pure superstition. Poser une caméra quelque part crée des dérèglements dans la réalité. Dans Braguino, il y a une table autour de laquelle les personnages viennent souvent s’assoir. L’opérateur caméra est assis autour de la table, moi aussi, et donc nous prenons la place de quelqu’un qui probablement se serait assis là. Les gens sont amenés à changer de place, la parole ne va pas circuler de la même manière. La caméra produit de l’accident, et au final on se retrouve toujours avec un mélange entre des choses qui se seraient produites en dehors de la présence de la caméra, et d’autres qui se produisent parce que la caméra est là. C’est inévitable. J’ajouterai que créer des cadres dans le réel, c’est créer du hors champ et donc exclure, produire du manque. Par le montage, je vais assembler les événements dans un certain ordre qui n’est pas nécessairement celui dans lequel ils sont produits, recréer du temps et donc de la fiction.

La question n’est pas celle de la réalité ni de la vérité. Il faut en être conscient et ne pas chercher à le dissimuler par le montage. Par exemple dans Braguino, j’ai gardé les personnes qui s’adressent à la caméra. Il y a des moments qui sont totalement immersifs, où l’on a l’impression que les choses se déroulent comme si la caméra n’était pas là du tout. Dès qu’on est avec des enfants par exemple, c’est saisissant. Et puis d’autres moments où les gens se tournent vers la caméra et me parlent. Je pourrais très bien couper au montage, mais si je le faisais ce serait me priver de dire que tout ça se déroule derrière l’œil d’une caméra. Je cherche à remettre le spectateur à la place d’un observateur, et pas juste à lui vendre un ticket d’immersion dans un monde inconnu en lui faisant croire que c’est la réalité.

Quel lien faites-vous entre votre travail de cinéaste et votre travail d’artiste plasticien ?
Pour moi il s’agit de deux manières de produire, de financer, de diffuser des images, mais c’est le même travail. Comme un écrivain qui publierait des recueils de poèmes et des romans, il n’utilise pas la même langue, mais c’est la même parole, et surtout c’est de la littérature. Dans ma pratique de cinéaste comme dans ma pratique de vidéaste, je travaille l’image en mouvement. Elle peut prendre des formes plus ou moins immersives, plus ou moins narratives, plus ou moins expérimentales, mais je ne me pose pas plus de question que ça. Là aussi, si l’on remonte assez loin dans l’histoire de l’art, si l’on retourne à Florence au quattrocento, dans l’atelier d’un artiste, on peint, on dessine des monuments en architecture. Plus récemment on a pu voir la disparition du médium chez certains plasticiens. Le lien entre le travail d’exposition et le cinéma ne me semble pas plus problématique que les liens passés entre les différentes formes de créations plastiques. En fait, il y a des artistes de la Renaissance dont on a retenu la peinture ou la sculpture mais qui faisaient aussi beaucoup d’autres choses à côté et il se trouvait que c’étaient plutôt des meilleurs peintres ou des meilleurs sculpteurs, mais eux ne se voyaient pas forcément comme l’un ou l’autre.

Puisqu’on évoque l’histoire de l’art, pouvez-vous nous parler d’une vidéo que vous avez intitulée Momento Mori, en référence aux vanités. Vous en parlez comme d’une peinture-vidéo.
À l’origine c’était une commande que m’avait fait un ensemble qui s’appelle Les Cris de Paris, dirigé par Geoffroy Jourdan, qui avait retrouvé des cantates inédites de Monteverdi et de Rossi et qui m’avait demandé d’accompagner cet oratorio d’une vidéo sur scène. Tout tournait autour de cette question-là, du momento mori, dans les textes magnifiques du livret : « tu n’es que poussière, ta vie n’est qu’un éclat. » Cela a fait naître en moi l’idée d’un purgatoire, qui tient autant du square pour enfants que de l’enclos du zoo ou encore de la scène. On partage 90 minutes de captivité avec une famille de loups qui évolue dans ce décor, et à la fin on se rend compte que tout est vu par des enfants à travers une vitre. Pour revenir à cette idée de peinture-vidéo, mon premier désir était d’être peintre mais je suis assez maladroit, et je me suis rendu compte que je n’avais pas de talent pour ça. Finalement, c’était la mise en scène du tableau qui m’intéressait plus que son exécution, et petit à petit je me suis rendu compte que c’était un geste de peintre mais qui passait par l’image en mouvement. La succession de plans courts, l’installation d’un cadre, d’une profondeur, permettent aussi d’intégrer la question du temps qui ne se pose pas dans la peinture. Il y a dans mes vidéos quelque chose de plastique et un rapport au cadre qui viennent de mon amour de la peinture.

La musique baroque est souvent présente dans vos œuvres, quel rapport entretenez-vous avec ce genre et cette période en particulier ?
Je ressens une forme de connexion esthétique, affective, avec ce que porte cette musique. La période baroque, c’est aussi ce dernier moment où le monde occidental qui commençait à être éclairé par les Lumières pouvait encore être traversé d’irrationalité, d’amour du mystère. C’était avant cette croyance que l’esprit rationnel et la science allaient résoudre absolument tout. Je travaille actuellement à la mise en scène des Indes Galantes de Jean-Philippe Rameau pour l’Opéra Bastille. J’y retrouve ce mélange d’étrange optimisme, de croyance totale que l’homme va devenir maître du monde, va régler tous les problèmes par la raison, par la science. Mais nous qui arrivons après Adorno, après Horkeimer, on voit bien à quel point en cherchant à échapper à l’obscurantisme, le rationalisme a produit sa propre forme d’obscurantisme. C’est comme si on vivait aujourd’hui un crépuscule des Lumières, dans le pire comme le meilleur sens du terme. Il y a des aspects légués par les Lumières qui s’effondrent, certains qu’il faut conserver et d’autres qu’il faut peut-être accepter de perdre. C’est une période très sombre que nous vivons, avec d’un côté un retour de l’obscurantisme quasiment médiéval sur le sacré aux quatre coins du monde, et de l’autre une idéologie qui transforme absolument tout en produit et en marchandise. Une question qui me hante, c’est cette marchandisation d’absolument tout, qui ne produit que de la destruction, qui est une apocalypse. La malédiction du capitalisme, c’est de substituer au totem du mythe, celui de la marchandise. Et c’est une autre forme d’obscurantisme. Donc le baroque est entre les deux : croire au mystère et en même temps à la lumière de la connaissance.

Vous vous êtes déjà intéressé aux Indes Galantes, cela a donné lieu à une vidéo dans laquelle vous filmiez sur cette musique des danseurs de krump – une danse dérivée du Hip Hop née à Los Angeles dans les années 90 – investir la scène de l’opéra.
Oui mais la vidéo fait 6 minutes, le spectacle fait 3h40. C’est un gros gros chantier, très compliqué, enfin c’est une pièce absolument magnifique d’un point de vue musical, extrêmement problématique d’un point de vue dramaturgique. 

Parce qu’on est à l’intersection de deux mondes, les Indes Galantes ont été composées par Rameau après avoir assisté à une représentation de danses amérindiennes, vous réactivez cette rencontre en confrontant la musique baroque à cette danse très contemporaine.
Pour le dire de la manière la plus simple et la plus naïve qui soit, c’est comme avoir deux amis qu’on aime beaucoup et se dire qu’on aurait plaisir à les voir se rencontrer. C’est une espèce de court-circuit des langues, des peuples, des époques, un court-circuit géo-politico-historique. Il y a des nœuds à différents moments de l’histoire qui ont à voir avec l’occident et le reste du monde, qui sont des moments de rencontre et des moments de lutte. Et j’essaye de les faire ressurgir. Parce que les Indes galantes c’est l’histoire de jeunes gens qui dansent autour d’un volcan. Dans l’œuvre, il y a un volcan, un volcan factice, folklorique, qui moi m’apparait aujourd’hui comme une espèce de volcan géopolitique extrêmement explosif et dangereux. J’essaye de voir comment la danse et la musique peuvent raconter cette explosion. Quelque chose qui dépasse le conceptuel, qui dépasse l’intention. J’aime bien cette idée, quand on regarde la vidéo, de se dire d’abord : tiens c’est un film de petit malin. Je ne serai pas le premier à faire danser des danseurs urbains sur une musique qui n’est pas la leur. Mais peu à peu, grâce à la dimension incantatoire de la musique et à la dimension cathartique de la danse, il y a un moment où ce n’est plus moi, ce n’est même plus un groupe de krump, c’est chaque danseur qui va laisser surgir quelque chose qui n’appartient peut-être qu’à lui à ce moment-là et que je ne fais que capter. C’est-à-dire que ça vient de très loin.

Il y a une tension entre l’improvisation et la chorégraphie.
Oui, et c’est assez emblématique de mon rapport à la mise en scène. Il y a quelque chose de très cadré dans le fait de se dire : ça va se tourner de telle heure à telle heure, sur la scène de l’opéra Bastille, ça va se tourner de telle façon, avec les danseurs que j’ai mis des mois à sélectionner, à rassembler, qui ont été confiés à des chorégraphes. On sait exactement que ça va se passer d’une certaine façon, avec tel geste et pas un autre. Mais entre les trois parties chorégraphiées de 30 secondes, on n’a vraiment aucune idée de ce qui va se passer. On se réserve juste la possibilité de dire à moment : maintenant c’est toi, maintenant c’est toi, passer dans la foule, dire : vas-y. Donc, c’est entre la maitrise du projet et le lâcher prise de l’intuition, du moment, de l’accident, que l’œuvre se produit. Braque disait : « j’aime la règle qui corrige l’émotion et j’aime l’émotion qui corrige la règle. »


Raphaël Bourgois

Journaliste

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