L'Atoll d'AOC

La bibliothèque idéale d’Arlette Farge

Journaliste

Pour AOC, l’historienne Arlette Farge a accepté de s’imaginer sur une île déserte le temps d’une rencontre publique à la Maison de la Poésie et d’évoquer chacun des dix livres qu’elle aurait choisi d’emporter avec elle. Une liste personnelle et éclectique, dont le fil conducteur pourrait être l’amour.

Fin septembre, nous avons inauguré à la Maison de la Poésie, à Paris, une série de rencontres publiques titrées l’Atoll d’AOC. Le principe en est simple : inviter une auteure ou un auteur à choisir les dix livres qu’elle ou il emporterait sur une île déserte. L’historienne Arlette Farge a bien voulu la première se prêter au jeu. D’autres suivront. Chaque fois, nous proposerons dans nos colonnes un verbatim de ces rencontres.

Arlette Farge est historienne, directrice de recherche au CNRS, elle a travaillé principalement sur l’histoire du XVIIIe siècle, en particulier à Paris, et, plus précisément encore, sur les femmes au XVIIIe siècle à Paris. Mais on lui doit aussi des réflexions plus générales sur l’histoire, par exemple un livre important et très sensible qui s’appelle Le Goût de l’archive dans lequel elle évoque son travail. Sans citer tous ses livres, nombreux, peut-être convient-il de mentionner celui qui a fait l’objet de sa thèse, Le Vol d’aliments à Paris au XVIIIe siècle, mais aussi Dire et mal dire, un livre sur l’opinion publique, La Vie fragile, violence pouvoir et solidarité à Paris au XVIIIe, et plus récemment Le Peuple et les choses chez Bayard, qui traite toujours de cette même période, de toute cette vie de Paris. SB

 

Avant d’aborder chacun des dix livres que vous avez choisis, j’aimerais que vous nous disiez quelle lectrice vous pensez être. Y a t-il plusieurs lectrices en vous ? La lectrice de travaux d’historiens, d’archives est-elle la même que celle de livres de fiction ? Comment cohabitent toutes ces lectures ?
Je suis arrivée assez tard à la lecture, dans mon enfance il n’y avait pas de livres à la maison. Ce n’est qu’à l’université que je me suis plongée dans les livres. Le premier livre d’histoire que j’ai lu c’était celui de Robert Mandrou, Introduction à la France moderne. Ensuite, j’ai lu Magistrats et sorciers. Si l’on fait une thèse, on est bien obligé de lire des livres, qu’on apprécie ou non d’ailleurs ; ils sont bien écrits ou mal écrits. Mais, ils ont du contenu, qu’ils soient bien écrits ou mal écrits.

Ensuite, en ce qui est de l’ordre de la lecture et de ce que je vais présenter ici, c’est tout à fait autre chose, plus personnel. Tout d’abord, c’est aimer aller dans les librairies, être conseillée par les libraires… Je crois que j’aime davantage les essais que les romans. J’ai beaucoup d’appétit pour tout ce qui se publie et qui parle du monde, du social, des problèmes du monde, que ce soit sous forme de roman ou d’essai… Quand je lis un livre, c’est pour mon plaisir, je ne vais pas forcément prendre des notes ! Il m’est arrivé aussi, et je vais être franche, de ne pas finir des livres ou de sauter pages ou chapitres… Je dis à mes étudiants que ce n’est pas grave. Au XVIIIe siècle, ceux qui lisaient arrachaient parfois une page et la mettaient dans leur poche pour la relire plus tard. Donc cette forme de lecture est plus fréquente qu’on ne le croit et elle n’est pas grave…

Ce fut difficile d’établir cette liste de dix livres que vous emporteriez sur une île déserte ?
« L’île déserte » ce fut une demande surprenante… Tous mes amis se sont demandés ce qui allait m’arriver, parce que j’ai horreur des voyages, alors bon, l’île déserte… J’ai eu un peu peur quand vous m’avez annoncé le principe de la soirée mais, en fait, je n’ai pas eu de mal : je me suis promenée dans mon appartement et ces livres sont venus, presque sous mes doigts, comme immédiatement. C’était un bonheur de me rendre compte de cela. Ce qui est extraordinaire c’est d’avoir relu ces livres pour cette soirée afin de savoir s’ils « tenaient le coup », s’ils voulaient encore dire quelque chose aujourd’hui, pour moi et pour les autres aussi, puisque je savais que j’allais avoir un public. Et qu’il n’était pas question de l’ennuyer, et de garder un certain nombre d’exigences d’ordre intellectuel.

Commençons donc !

Pascal Quignard, Vie secrète, Gallimard, 1998

L’ordre n’a pas été réfléchi, mais toutefois je voulais commencer par Pascal Quignard. Ce livre s’appelle Vie secrète. J’avais très envie d’en parler, parce que pour avoir lu beaucoup cet auteur, j’ai la sensation que c’est un livre extraordinairement atypique, relativement difficile à lire, âpre. Ce n’est ni un récit, ni un traité, ni un roman ; et c’est pour moi un très grand livre… L’auteur dit d’ailleurs qu’il lui a fallu casser tous les genres pour l’écrire. C’est peut-être le livre le plus autobiographique de Pascal Quignard, si l’on peut parler d’autobiographie pour un auteur comme lui qui ne se prête pas à ce jeu-là…

C’est un livre sur l’amour, et je crois que je n’ai jamais lu un livre qui parle de l’amour ainsi et qui vous désarçonne intérieurement de cette façon. Il ne faut certes pas s’attendre à quelque chose de lyrique et de romantique… mais à des mots qui bousculent parce que ce livre dérange tout ce qu’on croit savoir à propos de l’amour, du désir, ou de la sexualité. Le chemin emprunté est un chemin terriblement subversif. Comme le fait souvent l’auteur, le livre est fait de petits paragraphes. Il commence par une scène où l’écrivain est avec celle qu’il aime à ce moment-là, celle qu’il n’appelle que par son initiale. Le style est fiévreux, halluciné, c’est presque épuisant de lire ce livre, déroutant et poignant. Vous vous dites : mais comment pourrais-je faire pour que ce soit comme ça l’amour, car c’est infiniment magnifique.

Au début, Quignard nous dit tout de suite que l’amour est davantage que la vie et davantage que la mort… Il va encore plus loin, lorsqu’il ajoute que l’amour est aussi plus ancien que la langue, plus ancien que cette « langue sociale », celle que je suis en train de mettre en œuvre avec vous pour vous parler. Cette langue tue l’amour. Dès lors son écriture devient haletante, sur le qui-vive, marquée par la peur de perdre cet amour. « Est amoureux un être humain qui tombe dans l’Autre, sans médiation sociale ». C’est cela qu’il faut qu’il arrive pour être amoureux ; qu’il n’y ait aucune médiation sociale, et le verbe « tomber » est très important. L’amour dans Vie secrète, est d’abord une odeur, une voix. J’étais très sensible à ces passages, ayant écrit moi-même un ouvrage sur la voix au 18e siècle, et la voix compte beaucoup pour moi, me passionne.

L’amour doit donc être un comportement totalement « asocial », qu’il distingue d’ailleurs du sexe. Il n’a pas besoin de la société ou de la langue, la parole donc, y est inutile. Puisqu’il écrit merveilleusement, il ouvre de larges portes sur le secret de l’amour. Qu’est-ce que ce secret de l’amour pour Quignard ? C’est le souvenir d’une extase passée. Ce thème reviendra dans beaucoup de ses livres ; cette extase passée renvoie à un moment dont il ne se souviendra jamais : le moment où il est sorti du ventre de sa mère. Pascal Quignard rappelle à cet effet que « aimer » vient de « mama », de « mammaire ».  Ce moment qu’il ne connaîtra jamais, est celui de l’entrée dans un monde déchiré. Oui, nous sommes absents de notre naissance, mais l’amour en nous amenant lui aussi vers un monde inconnu, celui de l’autre, nous rappelle cette extase passée. L’auteur présente alors l’amour comme une sorte de connivence qui ne s’atteint jamais : l’amour fait changer de maison comme change de maison le fœtus qui découvre le jour.

Jean Racine, Bérénice, 1670

J’aime Bérénice parce qu’il ne s’y passe rien… si ce n’est qu’il se passe tout. Il se passe l’amour bien sûr. Plus qu’une tragédie, Bérénice est une élégie, où le tragique et la violence de l’amour sont si souvent présents qu’il y a là quelque chose de pathétique. L’expression de la souffrance, constante ici, m’apparaît inégalée. C’est l’une des plus belles pièces de Racine, avec ces mots qui reviennent constamment : le jamais et le toujours.

« Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence, et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ? »

Je crois aussi que ce qui est très beau, et à la fois très simple, c’est la description que Titus fait de Bérénice et de leur amour au quotidien :

« Elle passe ses jours, Paulin, sans rien prétendre
Que quelque heure à me voir et le reste à m’attendre »

Le quotidien de cet amour va conduire vers la mort ; en effet Bérénice dira qu’elle préfère mourir plutôt que de se voir quittée par Titus. Il y a tant d’amour, tant de chagrin dans ces vers, tant de mise en mots de secrets intimes qu’il existe en sorte une synthèse, dans cette pièce, entre la pureté de l’amour, la passion et la tentation de la mort… cela pourrait rejoindre un des thèmes de Pascal Quignard…

L’incompréhensible, en un sens, c’est qu’il ne soit possible que Titus quitte Bérénice. Il y a de l’insensé dans cet attachement réciproque, dans le fait que ces deux héros vivent leur vie en lui donnant un goût mortel pour toujours… Ce texte, sans grand événement, sans massacre, sans folie guerrière, sans crime, met en scène trois personnages, Antiochus, Titus et Bérénice qui s’expriment dans un amour indicible et impossible illuminant tous les vers. Finalement qu’est-ce que serait aimer ? Mourir, partir, se sacrifier… et savoir pourtant qu’on s’aimera toujours. Racine développe une esthétique de l’intrusion dans l’intime, qui révèle la capacité de destruction que peut tenir cette folie qu’est l’amour.

Je trouve très beau et émouvant aussi, l’effroi du « jamais ». Quand les comédiens annoncent « jamais », on entend un effroi derrière le mot, celui qui est peut-être celui que nous ressentons tous si l’on doit perdre un être aimé.

Jean Arbousset, Le Livre de « 15 grammes », Caporal, Obsidiane, 2013

Voilà un titre bien particulier pour ce livre édité en 2002, mais qui était déjà publié en 1917. C’est un livre de poésie. Jean Arbousset est né en 1895, il a été mobilisé en 1915 alors qu’il étudiait en classe préparatoire au lycée Louis-Le-Grand, en vue d’entrer à l’École Normale Supérieure. Devenu caporal, il fait les batailles d’Argonne, de la Somme, avant d’être tué au printemps 1918 , à 23 ans, dans l’Oise. Il avait déjà écrit des poèmes au front, très peu. Quand j’ai pris ce petit livre dans ma bibliothèque, je vous assure que je n’ai cédé à aucun devoir mémoriel. Je ne me suis pas dit « allez il faut parler de la guerre de 14 ». Ce n’est d’ailleurs qu’après l’avoir choisi que je me suis rendu compte que nous étions en 2018. Ce choix est vierge de toute idée de « faire de la mémoire » : je l’ai pris parce que je l’aime. Jean Arbousset, dans la fugacité de son temps de poète, me tient à cœur. Il parle avec une espèce de rage, la colère que causent la mort, les corps et les paysages méconnaissables. Empreint de beaucoup de réalisme, ce livre mobilise un style très cinglant, un réalisme aussi violent que tendre.

Le passage que je vais lire s’appelle «  En montant à Vauquois ». Vauquois est une butte, qui est sur le front ouest entre la Marne et Verdun, et où les combats ont duré quatre ans dans une guerre de position qui a été massacrante.

« Dans le ravin de la petite route, un mort,
puis deux, puis trois … Ils sont couchés sur des sacs vides,
le corps tordu, les doigts serrés, le teint livide.
Ils semblent, vaguement, vous regarder encor…»

Ce qui me touche encore chez lui c’est qu’il a partagé ce temps de guerre avec les chevaux, les animaux et les paysages. En 1916, il écrit « Le Cheval tué » :

« Dans la boue et dans le sang,
sur la terre grise,
un vieux cheval agonise
et lance à chaque passant
l’appel désespéré d’un regard impuissant »

Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, Payot, 2013

En 1940, W.Benjamin doit quitter Paris avec une sacoche dans laquelle il ne pouvait pas tout emporter, mais qui contient en tout cas deux textes : Paris capitale du XIXe siècle : le livre des passages et « Sur le concept d’histoire » qu’on a considéré souvent comme son testament intellectuel et dont il avait envoyé une copie à Hannah Arendt. Si j’ai choisi ce texte-là, c’est que je voulais parler aussi des textes qui ont accompagné ma vie d’historienne, et que je relis vraiment souvent. Le texte est assez court et par moment je le connaissais par cœur : il existe une espèce de fraternité entre ce texte et moi. J’ai toujours trouvé du réconfort dans ce petit livre quand je faisais mes premiers pas d’historienne.

J’ai découvert ce texte par hasard, après avoir écouté une conférence de Jean-Christophe Bailly. Pour moi, ce texte dit quel est le passé et comment on doit l’aborder, et il a été d’une véritable aide. Walter Benjamin écrit : « Ne sommes-nous pas nous-mêmes effleurés par un souffle de l’air qui a entouré ceux qui nous ont précédé ? n’y a t-il pas dans les voix auxquelles nous prêtons attention, un écho de celles qui se sont tues ? Les femmes que nous courtisons n’ont-elles pas des sœurs qu’elles n’ont pas eu le temps de connaître ? Si tel est le cas, alors il existe un accord secret entre les générations passées et la nôtre, alors nous avons été attendus sur Terre. »

Cette première phrase explique beaucoup de choix du mes objets d’historienne. Oui, nous sommes « effleurés par l’air que les autres ont respiré » et il faut le dire, il faut l’écrire, il faut le transmettre aussi. Je pense que cet air d’autrefois que nous respirons aujourd’hui, quelque fois nous ne savons pas bien quel il fut ou comment l’écrire, le traduire ou l’exprimer. C’est difficile de le faire dans un livre d’histoire dite « académique », qui doit pouvoir plaire à nos pairs, mais il le faut pour apporter à ceux qui nous liront un jour quelque chose d’à la fois sensible, de fort et de véridique.

Une notation dans ce texte, une indication forte de Walter Benjamin, vient signifier que si l’on veut reconstituer une époque, alors il faut absolument oublier ce que l’on savait du cours ultérieur de l’histoire. C’est si vrai. Puisque nous savons ce qui s’est passé, ensuite nous sommes souvent tentés de mettre des causalités là où il n’y a pas à en mettre.

Benjamin a, de plus, une écriture très corporelle par moment et il écrit : « le fait de se mettre dans la peau des vainqueurs profite par conséquent toujours au dominant du moment ». Pour Benjamin, le patrimoine culturel que nous vénérons ne doit pas seulement son existence « aux peines des grands génies qui l’ont créé, mais aussi à l’indicible corvée qu’ont enduré leurs contemporains ». Ce mot « corvée » est si juste… et sa réflexion si subtile parce qu’elle explique que s nous mettons souvent trop de foi dans le progrès. À cause de cela, la « masse » reste derrière, dès lors on évite de s’en préoccuper finalement.

Capter le passé c’est aussi capter une image de lui quand survient un danger, le danger de l‘oppression par exemple. Walter Benjamin explique alors que l’historien doit savoir que « l’ennemi victorieux ne s’arrête pas, il ne s’arrête jamais devant les morts et il faut toujours garder au cœur des événements l’étincelle de l’espoir ». Tout document de la culture dit-il est toujours en tant que tel un document de la barbarie. L’intuition qui est présente ici peut garder une grande actualité aujourd’hui et interpelle sur la manière de concevoir les causalités, d’expliciter la séparation drastique entre les élites et les dominés.

Jean-Christophe Bailly, Un arbre en mai, Le Seuil, 2018

Le livre de Jean-Christophe Bailly, Un arbre en mai est paru au moment de la célébration de mai 68. Ce livre est sorti en 2018, mais il est étonnant, parce que c’est une archive. En effet, Jean-Christophe Bailly l’a écrit en 2004, n’a pas voulu remanier le contenu et l’a publié tel quel en n’y ayant jamais songé avant. Ça donne quelque chose de fort bien écrit, mais est-il utile de dire que Jean-Christophe Bailly écrit bien ? Ce sont donc ses souvenirs, ses notes, et voici ce qu’il en dit, avant de les envoyer aux éditions du Seuil : « ce que je cherche à atteindre ici, c’est une couleur et un air du temps, l’air d’un temps soulevé par une tornade à la fois immense et légère. Peut-être puis-je ne pas franchir le pas et me contenter de cette part de fiction qui se love d’elle-même dans les souvenirs. » Son texte emploie évidemment une métaphore : l’arbre de mai, « cet arbre planté trop vite et qui mourut. Et seul le geste comptait. » Cette phrase est le socle de son livre. Cet arbre a été mal planté, cet arbre est mort [j’ai envie de dire : et alors ?]. Ce qui compte c’est ce geste je veux le croire toujours présent.

Jean-Christophe Bailly n’est pas à genoux devant mai 68 : « j’ai vu passer la barque, je veux revenir vers elle. » Écrit-il ; c’est aussi une belle image et il y a beaucoup de métaphores marines dans l’ouvrage. Jean-Christophe Bailly on le voit écrire en le lisant, son écriture est comme un geste et ici, ce petit livre, c’est son geste sur mai. Bien sûr il ne fait aucune chronologie, amoncelle surtout les images, les odeurs, ce qui donne des passages tout à fait souriant sur le temps de la 2CV, le temps où on pouvait encore faire le numéro de téléphone en mettant BAG pour Bagatelle, BAB pour Babylone. Il pleut là des souvenirs, des sensations, des odeurs, ressentis et aimés qui se passent au cœur de la ville, comme une espèce de tourbillon de pensées.

Il écrit encore : « j’écris sans doute avec nostalgie, mais rompre avec le vieux monde c’était quand même un geste qui donnait envie». Il cherche à atteindre les couleurs et les sons, comme en histoire finalement. Pour finir, il se demande que faire de cet arbre mort ? Mais auparavant, il raconte le moment où il y a le plus d’évènements mouvementés rue Gay Lussac, et Jean-Christophe Bailly se réfugie quelque part avec ses copains, tandis que les CRS les chargent – ils ont très peur. Que trouvent-t-ils dans la première cachette où ils s’engouffrent ? Des religieuses faisant la prière. L’action se situe dans un monastère (je sais très bien d’ailleurs où il est, caché dans la rue Gay-Lussac). Les religieuses leur apportent des croissants et tout se termine ainsi. Tant mieux. Jean Christophe Bailly ne semble pas être un dévot, mais l’histoire est belle. À 19 ans, chargé par les CRS, le voici retrouvé chez des religieuses qui existent encore au même endroit.

Svetlana Alexievitch, La Supplication, J.-C. Lattès, 1997

Le 26 avril 1986, à 1h23 du matin, les explosions détruisent les réacteurs de la centrale nucléaire. Ce fut, comme le dit Svetlana Alexievitch « la plus grande catastrophe technologique du XXe siècle. » Il était important pour moi de reprendre ce livre dans ma bibliothèque ; je ne l’avais pas relu depuis longtemps. Un jour j’ai acheté La Supplication dans une librairie où, par hasard, j’avais rencontré Jean-Christophe Bailly qui me dit, « tu sais il n’y a qu’un seul livre à lire en ce moment, c’est La Supplication ». Il ne s’était pas trompé, c’était un livre qui parlait de la catastrophe, écrit par une journaliste ayant recueilli des témoignages  et avouant elle-même dans son introduction qu’elle ne pouvait pas parler elle-même de Tchernobyl.

Elle a donc fait un travail énorme, en interrogeant beaucoup de personnes, aussi bien des soldats que ceux qui ont été réquisitionnés de façon mortifère, parce que morts deux jours après, en essayant de faire le maximum pour qu’il n’y ait pas de radiations. C’est de la « terre des morts » qu’elle parle sans arrêt et les gens l’évoquent constamment. Ce qu’il y a en même temps d’extraordinaire dans ce livre, c’est que personne ne parle vraiment de la catastrophe, c’est-à-dire de l’événement lui-même.

Tout le monde parle un langage étonnant car tout le monde a vécu un monde inconnu, et même ce mot est insuffisant ! C’est un monde sidérant je dirais. Une sidération dans laquelle certains vivent encore, en tout cas ceux qui ont survécu. Et puis dans ce livre il existe un autre langage, un langage que ne peuvent avoir que ceux qui l’ont vécu. Leur langage est là, entre le sublime, la déraison et les hallucinations.

Tous ou presque sont atteints, malades, handicapés bien sûr. On met des enfants au monde, mais ils vont mourir deux ans après… Svetlana Alexievitch le dit très bien : ces gens parlent en touchant l’inconnu, l’incommensurable, en ne le comprenant pas, mais en le disant. Beaucoup refusent de partir. Ils veulent rester sur leurs terres  et c’est le plus pathétique de la chose, car ils s’entourent des leurs qu’ils vont voir mourir ou devenir fous. Ils resteront près de cette terre et des animaux dont ils vont s’occuper, alors qu’ils verront la terre s’effondrer, mourir les animaux, les oiseaux tomber en vol.

Le récit est absolument hallucinant. Une femme raconte qu’elle conduit sa voiture et que soudain s’abat sur elle une pluie d’oiseaux mourants. Le livre n’est fait que de ce genre d’incident, d’une plongée dans l’inconnu, dans la déréliction, dans la sidération, dans les tombeaux. Cette terre reste le seul et unique repère puisque tout le reste est affolant.

Voici une nouvelle histoire des sens, une nouvelle histoire des langages. Svetlana Alexievitch a aussi interrogé des soldats, des médecins et des personnes venues s’installer dans la zone interdite. À chaque fois, ils expliquent l’incompréhensible. Les termes qu’elle recueille, semblent dits sous hypnose. « Ce qui s’est passé n’entre pas dans ma conscience », lui dit-on. Ainsi Tchernobyl ne peut pas rentrer dans la conscience, ce qui est dit avec un langage très étrange… une frontière s’installe entre le réel et l’irréel, frontière complètement dépassée au point qu’une femme, à un moment, dira : « oui, je vous parle de catastrophe, mais c’est de guerre dont je vous parle. » Ces personnes ont pour seule capitale la souffrance, et ils parlent de la guerre.

Le régime de l’époque leur a tout caché. La plupart du temps, ils ne savaient pas ce qui s’était véritablement passé à Tchernobyl. Les thèmes abordés sont nombreux, les animaux, la famille qui meurt, les oiseaux, les fourmis, les vaches, les cochons, la terre, la nature, les moineaux… Mais aussi la vodka, cette boisson qui fait tenir, qui est constante, présente, qui est là, tout le temps, dans les vies de chacun.

Parfois ils désirent montrer qu’ils ont été héroïques, et les soldats, disent avoir rempli leur devoir. Eux ne se révoltent pas, je pense qu’ils ne peuvent même pas. « Il leur reste seulement d’admirer leur tristesse », dit-elle. Comment comprendre cette phrase ? Quelqu’un va lui dire aussi : « vous savez, personne ne sait parler des monstres. Mais nous, les contaminés de Tchernobyl, nous savons comment ils meurent. »

Denis Roche, Le Boîtier de mélancolie, Hazan, 1999

Denis Roche a disparu il y a tout juste trois ans. Il était un poète, je dis « était », parce qu’il est parti, mais aussi parce qu’il avait décidé un jour d’arrêter définitivement la poésie, dans un texte dont certains d’entre vous se souviennent peut-être. Il photographiait beaucoup, c’était sa passion. C’est lui qui a lancé la collection « Fiction & Cie » au Seuil, pendant très longtemps, avant d’être remplacé par Bernard Comment.

Le Boitier de mélancolie est sorti aux éditions Hazan et Denis Roche y explique qu’il ne voulait plus écrire, plus écrire beaucoup. Mais il écrit quand même, pour répondre à une commande : la photographie en 100 photographies. À sa sortie, c’est un livre qui a été véritablement assassiné par la critique, n’aimant ni les photographies choisies ni le texte de Denis Roche.

Denis Roche expose chronologiquement 100 photographies, souvent anciennes, et rédige des textes positionnés face à ces photographies. Mais il ne faut pas s’attendre à ce que ce soit un texte qui illustre, comme on illustre parfois bêtement ou simplement une photographie, c’est un texte de réflexion.

J’ai choisi deux photos. Il y en a une que j’aime beaucoup, de Charles Marville, en 1871, boulevard Saint-Martin, devant le théâtre de l’Ambigu. Cette photo magnifique représente un urinoir ancien, la photo est prise sous la pluie. Le théâtre est derrière ; on voit le kiosque à journaux et le sol mouillé ; l’urinoir très beau, rond… et Denis Roche, bien sûr, qui écrit : « restons devant cette photo. Je ne sais rien dire, sinon l’immobilité, l’ordinaire, très volontaire humiliée. Tout au plus me risquerai-je à dire qu’elle [cette photo] ressort du chef-d’œuvre, elle passe d’ailleurs pour en être un. Mais comment transformer ce qui n’est que probable en simple évidence et qui plus est pour le regard d’un autre que moi-même ? »

En voici une autre qui est d’August Sander, Manœuvre, mais peut-être la connaissez-vous. Je dois dire que cette photo est implacable, un jeune homme ouvrier porte sur ses épaules des pavés jusqu’au-dessus de sa tête ; le haut de son corps est dans la lumière, le bas dans l’ombre ; le regard est absolument fixe, très violent. Cette photo me fait beaucoup voyager bien sûr, parce qu’elle rejoint un livre avec lequel j’ai beaucoup travaillé, un livre de Jacques Rancière : La Nuit des prolétaires : archives du rêve ouvrier. L’ouvrier qui est là, possède toute la pensée du monde dans son visage. Cette photo se rapproche de ce qui m’est le plus important dans mon travail d’historienne : travailler non pas à décrire les gens, à savoir comment ils mangeaient, comment ils s’habillaient, mais à savoir comment, dans le dénuement de leur vie et de leur culture, ils pensaient. Denis Roche confie que cette photo l’a poussé à « s’enfoncer péniblement, à s’échapper de lui-même, à s’agiter dans un espace mitoyen. Il vient vers moi, je vais vers lui, ça tient du regard et de ces étranges anamorphoses qui caractérisent l’esprit dans ses vagabondages à très peu de choses. »

Laurent Mauvignier, Dans la foule, Minuit, 2006

Laurent Mauvignier est un auteur que j’apprécie beaucoup. Son livre a paru aux éditions de Minuit, en 2006. L’écriture en est absolument extraordinaire. Souvenez-vous, en 1985 à Bruxelles, c’est la finale de la Coupe d’Europe ; elle se passe entre la Juventus de Turin et Liverpool. Les spectateurs viennent de tous les pays, la France, l’Italie, l’Angleterre, etc., l’événement est très attendu, comme on attend les coupes du monde. La sécurité n’a pas été bien pensée et on a laissé entrer dans le stade des gens sans billets ; des hooligans ont alors envahi les tribunes. A ce moment, il s’en est suivi une gigantesque bousculade, parce que la police, ne comprenant pas ce qui se passait, ne voulait pas que les gens sortent du stade. Il y aura 39 morts. A ce sujet, Laurent Mauvignier va écrire un roman de l’incompréhension. Dans ce livre, un couple vient de se marier, Tana et Francesco ; ce match est leur voyage de noces. Le centre du livre, est celui où, dans une espèce d’énorme tragédie, Tana et Francesco, qui se tiennent la main, sont emportés par la foule. 40 pages sont dédiées à ce moment où les mains vont se perdre, où les mains vont se quitter, et où Francesco va mourir. Une espèce de mouvement marque l’écriture, et l’on est soi-même enroulé dans cette aventure folle où l’amour va s’achever. Le climat est à la fois funèbre et mélodique, il donne l’impression d’un tableau mouvant. Je précise que le livre est aussi vivant que lumineux, qu’il est d’une très grande humanité. On y assiste à une chorale de confessions, de gens qui parlent, au cœur de cette catastrophe survenue.

Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie et l’histoire », dans Dits et écrits, t. II, Gallimard, 2001

Alors oui, j’avais envie de parler de Michel Foucault, rapidement. J’ai choisi l’hommage à Jean Hyppolite qui s’appelle « Nietzsche, la généalogie et l’histoire ». Michel Foucault a succédé à Jean Hyppolite au Collège de France. Il écrit ce texte en 1971, qui est bien sûr dans Dits et écrits, volume 2. Comme pour Walter Benjamin, c’est un livre qui a inspiré mes travaux, au même titre que son article sur les hommes infâmes paru à la NRF en 1977. Et si je le présente ici c’est que pour l’avoir relu encore et encore pour cette soirée, je lui ai trouvé aussi beaucoup d’actualité. Jean Hyppolite, qui est mort en 1968, était un spécialiste de Hegel. Dans « Nietzsche, la généalogie et l’histoire », la question est la suivante : pourquoi Nietzsche récuse-t-il la recherche de l’origine alors qu’il est généalogiste ? Foucault répond à cette question, mais il faut comprendre combien il est malicieux.

Il va d’abord rire des solennités de l’origine, de l’immobilisme de ceux qui veulent toujours aller aux origines. Il critique notamment les historiens. La généalogie, se doit de voir de toute urgence ce qu’on trouve au commencement historique des choses, c’est l’identité bien sûr, une figure immobile, et jamais du disparate. Foucault contrariera cette idée, et la répètera, dans ses cours et ses conversations : « Les commencements historiques sont bas, le plus souvent bas. Et la généalogie n’est pas le lieu de la vérité, l’histoire ne l’est pas non plus, si elle ne reconnait pas le hasard des commencements, la prolifération des erreurs, la vie des évènements savants, disruptifs, fêlés, surprenants, si elle ne voit pas les syncopes et les défaillances ». Donc rechercher la provenance, c’est en fait entrer dans de l’hétérogène et non pas dans de l’homogène. Foucault, en étudiant Nietzsche et en reprenant Benjamin, affirme que ce qu’on voit le plus dans la généalogie, ce sont les jeux hasardeux des dominations. Il écrit cette phrase, tranchante et si belle : « la règle, c’est le sang promis ». Michel Foucault insiste sur cette relance ininterrompue du jeu de la domination, de l’évènement aperçu qui toujours est la conséquence d’un rapport de force, d’un pouvoir confisqué, toujours masqué. Parce que le monde est une myriade d’enchevêtrements et d’évènements. Et donc Michel Foucault utilise Nietzsche pour critiquer l’historien à qui il reproche – ce qui a changé un peu depuis – de tout raconter sur le même ton, sans lui-même livrer ses goûts et ses dégoûts. Il explique encore que découvrir les violences et les discontinuités,  permet de lutter contre ce que nous appelons « le roman national » en introduisant constamment la découverte de tout ce qui est brisure, fêlure, retour en arrière, cassure, discontinuité, et – ce qui est à mon sens le plus important – inquiétude de la recherche. La recherche de l’origine est nécessaire, elle nous rassure : « je suis né d’un papa, d’une maman, et avant il y eut la guerre de Cent Ans, c’était bien, c’était pas bien… » La recherche n’est recherche que s’il y a inquiétude, tourment, et inquiétude de l’écriture de l’histoire.

Riad Sattouf, Les Cahiers d’Esther – Histoire de mes 10 ans, Allary, 2016

J’aime bien les BD, et cette bande-dessinée où Esther a 10 ans et très réjouissante. On y trouve le langage des préadolescents, la fatale séparation entre les garçons et les filles, la façon dont – on dirait maintenant qu’ils se harcèlent – ils se détestent, s’attirent, sont une énigme les uns pour les autres. Il est une page une page où Esther imagine son mariage : elle embrasse un peu par hasard un petit garçon de 10 ans sur la bouche et toute la classe dit : « il faut les marier ! » Alors ils se marient, elle est super contente, elle rentre chez elle, elle se marie, mais le lendemain, lui a tout oublié. Alors elle divorce !… C’est si joli.

Tout est comme cela, plein d’humour et de sensibilité. Je lisais récemment dans Le Monde une étude qui parlait de ceux qui sont « populaires » dans les classes, et de ceux qui sont abandonnés. Esther parle des « populaires », de ceux qui ont toutes les chances, qui ont les baskets qu’il faut, etc. on voit encore la façon dont Esther définit sa famille. Un dessin, te présente la mère, le père, le frère. Esther commente : « Ma mère, très sympa. Là il y a mon père, je l’aime d’amour ».  Son frère, c’est l’abruti : « mon frère cet abruti, ce total abruti ». « Il est tout le temps sur son Iphone » et elle n’en a pas évidemment. Elle se décrit parfois « en mode délire » et le rire vient aux lèvres du lecteur. Quand elle a 10 ans, sa maman va lui dire qu’elle attend un autre enfant et là elle va être « en mode délire absolu », écumant de la bouche et disant que de cet enfant, on n’a pas besoin.

Dans la vie, peut-être faut-il lire beaucoup de choses, très variées ; afin de rire, s’attendrir, pleurer parfois, aimer toujours.


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC