Angela Davis et Gina Dent : « La violence d’État encourage la violence domestique, et celle-ci reproduit la première »
S’engager dans une conversation avec Angela Davis et Gina Dent en échangeant sur des questions qui sont au cœur de l’histoire culturelle, politique et sociale américaine permet de revisiter les jalons d’un activisme au long cours, tout en réfléchissant aux paramètres contemporains du féminisme, de la violence domestique et policière, de l’éducation, de la presse, du racisme et de la nécessaire abolition du système carcéral. La rencontre précieuse avec Angela Davis, philosophe, figure iconique de la lutte contre les discriminations, militante pour les libertés à l’échelle globale et Gina Dent, professeure associée aux départements des études féministes et des études juridiques de l’Université de Californie à Santa Cruz s’est tenue en Californie du Nord en septembre dernier. Toutes deux font de leur travail sur le terrain un des fondements de leur existence. L’entretien, en écho conjoint avec l’actualité et des recherches menées depuis plusieurs décennies, a permis de comparer les outils de la contestation politique entre les années 1970 et aujourd’hui. EZ
Angela Davis, votre livre Blues Legacy and Black Feminism paru en 1998 a été récemment traduit en français sous le titre Blues et féminisme noir (Libertalia). Il y a vingt ans, nous nous entretenions à son sujet et je m’interrogeais sur la phrase « le personnel est politique » devenue le slogan fédérateur d’une génération de féministes au tournant des années 1970. Je vous posais la question de savoir si cette notion était au cœur de votre réflexion et vous me répondiez en précisant que jusqu’à l’écriture de ce livre, vous étiez beaucoup plus intéressée par le « collectif » que le « personnel ». Vous précisiez néanmoins que, grâce à cette recherche, vous aviez compris que le personnel peut être à la fois un outil politique et féministe. Qu’en est-il vingt ans plus tard ? Vous travaillez sur les problématiques de genre et de race depuis de nombreuses décennies, voyez-vous une grande différence dans leur traitement aujourd’hui ? Que ce soit aux États-Unis ou dans les autres pays du monde où vous vous rendez ?
AD : Oui, bien sûr le personnel est politique. D’abord en tant que slogan qui, développé dans le contexte de la seconde vague de féminisme, faisait référence aux mouvements de libération des femmes aux États-Unis. C’était une pensée extrêmement importante à l’époque, cependant quelques personnes, dont je faisais partie, la comprenaient comme une notion complexe de la relation entre la sphère privée et la sphère publique, le personnel et le politique. Bien sûr, à ce moment, les relations entre genre et race mais aussi classe ont été écartées par beaucoup. J’ai écrit un livre intitulé Women, Race & Class et de nombreux.ses auteur.e.s ont publié des ouvrages afin d’approfondir les liens entre ces catégories. Blues Legacy and Black Feminism était le résultat d’une réflexion sur un travail précédemment accompli où je cherchais à comprendre le rôle joué par les femmes noires et de couleur dans l’établissement d’une conscience féministe. Je reconnais que la plupart de mes sources consistaient en des archives issues de femmes noires lettrées et appartenant à une certaine classe sociale. Il m’apparut à un certain point que considérer le travail des chanteuses de blues des années 1920 et 1930 en remontant jusqu’à Billie Holiday serait une façon de saisir une conscience du genre à laquelle je n’aurais pas eu accès à partir des écrits de célèbres intellectuelles telles que Mary Church Terrell, Ida B. Wells et Anna Julia Cooper ou de femmes ayant suivi des études supérieures. Ces dernières années grâce au résultat du travail mené par les universitaires et les activistes, une nouvelle prise de conscience de la complexe conjonction entre les notions de genre, de race, de classe, de sexualité, de nation ou de capacité (hability) s’opère. La dichotomie entre le personnel et le politique s’est transformée. Rétrospectivement et dans un contexte différent, je porte un autre regard sur la recherche que j’ai effectuée sur les chanteuses de blues. Jusque-là ces enjeux n’étaient pas embrassés théoriquement suivant les mêmes faits. Notre travail sur le terrain de la prison et de la police nous a permis de mieux comprendre la violence domestique qui est, par exemple, en relation directe avec la violence d’État. Ce qui est intéressant c’est que ce sont les femmes détenues qui ont aidé à orienter la réflexion sur ce que l’on appelle le cercle de la violence. Comment la violence d’État encourage la violence domestique et comment celle-ci reproduit la première. On peut à ce sujet rappeler la façon dont les femmes en prison sont constamment sujettes à la fouille au corps, la fouille aux cavités. L’une d’entre elles a témoigné du fait qu’il n’y avait au fond que peu de différences entre être abusée sexuellement par un inconnu ou être l’objet de violence de son partenaire. C’est là que nous avons commencé à saisir les liens dans toute leur complexité ; quand je regarde après coup le travail que j’ai fait sur les performances des chanteuses de blues comme Ma Rainey et Bessie Smith, je réalise d’autant plus que non seulement elles évoquaient dans leurs chansons la violence et la violence domestique mais elles le faisaient d’une telle façon que leur expérience intime se transformait en une conscience collective.
C’est très intéressant et cela m’amène à poursuivre la question autour d’une notion que vous discutez beaucoup, Angela Davis et Gina Dent, dans le contexte de vos conférences et présentations publiques : celle, que je mentionnerais d’abord en anglais, d’« abolition feminism ». Comment pourrait-on traduire cette notion en français ? Notamment pour éviter qu’elle soit confondue avec l’usage du terme « abolition » en lien avec la prostitution ?
AD : Il est nécessaire en effet de faire la distinction car nous sommes pour les droits des travailleurs.ses du sexe. « Abolition feminism » pourrait être traduit par « féminisme carcéral ». On pourrait avancer l’argument que le féminisme carcéral soutient que la violence à l’encontre des femmes, la violence genrée, peut être abolie en contrant la violence d’État, l’usage de la police ainsi que le système pénitencier existant. C’est pourquoi nous utilisons le terme d’« abolition feminism » et qu’il est si important ; il permet le développement de nouvelles idées et de multiples approches sur le genre, sur les formes non binaires du genre, sur l’incarcération de masse. Il y a clairement une portée radicale dans l’usage de cette expression, dans le sens qu’elle véhicule.
GD : Nous pourrions approfondir la réflexion sur la question de l’incarcération de masse. Quand nous voyageons en Europe et que nous en discutons, nous comprenons qu’elle est comprise comme un problème racial propre aux États-Unis. Il est tout à fait positif que les gens se penchent sur la question et y portent attention mais c’est compliqué car parfois ils peuvent mécomprendre la nature des enjeux raciaux. Ils raccordent de façon étroite l’esclavage racial et l’incarcération, ceci en se référant surtout à la communauté noire et en particulier aux hommes noirs. Pour eux, être un homme noir fait de lui ipso facto un criminel. Or, il ne faut pas oublier que le système dans son entier, tout au long de l’histoire de la colonisation, a marginalisé un bien plus large pan de la population carcérale. Il y a déjà les Natifs qui sont très largement incarcérés. Il ne faut pas omettre non plus de la discussion la façon dont la prison déstabilise les catégories de genre, de race et bien sûr de classe. On pourrait donc dire que l’« abolition feminism » est une manière plus directe d’exprimer la nécessité de penser l’intersectionnalité. Non pas en termes de catégories de race, de genre, de classe qui se croisent mais bien qui agissent intersectionnellement sur les racines structurelles des systèmes opérationnels.
Cela voudrait dire qu’il faut développer de nouvelles modalités de connaissance pour comprendre ce concept féministe et son action sur le système social, économique, politique.
GD : C’est complexe en effet car il faut bien saisir le contexte dans lequel ces enjeux se situent. Le féminisme carcéral peut être décrit au sein des nombreuses connexions situées entre la violence intime et la violence d’État. Le féminisme qui dépend de l’État est supposé protéger les libertés individuelles des femmes et l’idée que la prison serait l’environnement solide qui permettrait de traiter la violence domestique, le viol ou les autres problèmes engendrés par les conflits genrés est justement l’objet de l’analyse des féministes militant pour une gestion pénitentiaire féministe. Il s’agit ici de déconstruire la croyance que ces violences pourront cesser seulement si leurs auteurs sont incarcérés pendant de longues années comme le stipulent nombre de personnes œuvrant à la défense des victimes. En d’autres termes, la valeur de la personne qui est victimisée est mesurée par l’extension de la peine de la personne qui a commis la violence. C’est cette logique qui a permis de fortifier le système carcéral. La violence domestique et genrée est devenue un angle d’approche très important pour envisager l’abolition. C’est pourquoi, pour nous, l’abolition de la prison doit être pensée selon une approche féministe. Il faut réduire les coups et les blessures mais en ne pensant pas la prison comme seule solution aux problèmes sociaux.
AD : Et dans ce contexte, le féminisme carcéral nous permet d’aborder les problématiques de genre et de sexualité au sein d’un champ d’action plus large afin de changer le monde, de transformer les conditions économiques et sociales. C’est une manière de nous distinguer des approches d’autres féministes qui pensent en simples termes d’assimilation des femmes dans l’état actuel de la société. Comme le féminisme du plafond de verre par exemple, un féminisme qui se contente du fait que les femmes soient considérées comme les égales des hommes.
GD : C’est aussi un enjeu pour le féminisme intersectionnel qui pense en termes de catégories de race et de genre, voire même de classe, mais sans nécessairement s’attarder sur la façon dont l’industrie carcérale fortifie ces structures.
AD : Exactement. J’utilise le terme d’« abolition feminism » aussi en résonance à la forme d’abolition sur laquelle portaient les écrits de W.E.B. Du Bois au début du XXe siècle. Nous pensons ainsi la notion dans son sens élargi. Il ne s’agit pas uniquement de l’abolition des prisons ou de l’abolition de la police en tant qu’appareil répressif mais plutôt de la transformation des conditions socio-économiques qui confirmerait que nous n’avons plus besoin de ces institutions autoritaires. C’est par conséquent une approche révolutionnaire qui souligne un féminisme représenté par des universitaires et des activistes appelant à l’anticapitalisme. C’est un projet anticapitaliste.
La notion d’intersectionnalité est aussi beaucoup discutée aujourd’hui en France. Je dirais davantage dans le milieu activiste que dans le milieu universitaire même si, pour ce dernier, c’est dans le domaine des études de genre qu’on la retrouve le plus. Vous avez évoqué la catégorie de race ; c’est un terme qui a été banni du vocabulaire français et qui, depuis juillet 2018, a été supprimé de la Constitution par l’Assemblée nationale. L’article 1er ne le mentionnera plus. La nécessité de ne plus faire de distinction de sexe a en revanche été ajoutée. On lit ainsi « La République assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction de sexe, d’origine ou de religion », au lieu de « sans distinction d’origine, de race ou de religion ». Je m’interroge sur la suppression de ce terme de race qui, d’une certaine manière, tend à lisser les problématiques raciales, sociales et culturelles qu’il sous-entend dans un contexte où le racisme est toujours présent. Que pensez-vous de ce point ? Comment pouvons-nous penser cette catégorie de « race » selon les pays ?
GD : Aux États-Unis, nous appartenons à la génération pour qui cette notion est issue d’un savoir universitaire et qui a produit un retour de bâton qui n’est pas très différent de ce qui se passe en France en ce moment. Dans certains États, incluant la Californie, et dans le contexte académique, l’idée que la race n’était pas un fait biologique est devenue une raison pour délégitimer diverses formes de recherche ou de programmes sociaux par exemple. Et les débats se poursuivent. Nous avons encore des polémiques autour des pratiques liées à la discrimination positive en Californie. La « proposition 209 » a même rendu la discrimination positive illégale en 1996.
Ce qui est intéressant dans le contexte français est la substitution de la catégorie de race par la catégorie de sexe même si elle est entendue dans sa non-distinction. Aux États-Unis, nous sommes dans une période où au sein des contextes activistes et dans une moindre mesure à l’université, la catégorie de sexe n’est plus viable. Comme nous pensons en terme de genres multiples, le genre lui-même est également déstabilisé. Qu’en France la religion ou le sexe restent des catégories mais que la race soit écartée me semble compliqué. En particulier parce que la religion, en lien avec la laïcité et un environnement marqué par les migrations postcoloniales vers la métropole, a produit un déploiement racial des catégories religieuses.
AD : On ne peut pas soutenir le fait que la notion de race étant idéologique, elle n’a pas de conséquences. La race peut être irréelle et fictionnelle et dans le même temps sonner le clairon de dommages massifs dans le monde réel. Supposer que l’on puisse se diriger vers une fin du racisme simplement en refusant de voir la race est une fracture dans la façon de comprendre les façons dont le racisme a été si fondamental au développement d’une histoire humaine en particulier dans le monde occidental. Je pense que la France devrait étudier l’histoire des États-Unis et les échecs qui ont résulté du fait de considérer l’absence de préjugés raciaux comme une voie vers l’égalité raciale. Le fait d’apprendre à ne pas voir la race (en face) n’a jamais fonctionné et ne fonctionnera jamais. Voilà où nous en sommes aux États-Unis plus de 130 ans après la soi-disant émancipation des esclaves, des peuples d’origine africaine. Et nous continuons à faire face à des questions qui ont été historiquement créées par l’esclavage. Nous continuons à vivre comme des gens qui ont défendu un au-delà de l’esclavage et de la colonisation. Il n’est pas concevable de penser que l’on puisse s’extirper de l’imbroglio de la race simplement en décidant de l’oublier en tant que catégorie. Je pense que la France choisit la mauvaise direction, mais celle-ci n’est pas contradictoire avec la façon dont la religion est abordée dans le pays. Comme Gina l’a souligné, la notion de laïcité dans son ensemble est celle qui privilégie certaines religions et ciblent d’autres en les réprimant.
En vous écoutant je m’interrogeais sur les différentes formes de luttes contre le racisme qui se sont développées aux États-Unis en particulier plus récemment avec un mouvement comme « Black Lives Matter ». Pensez-vous que les outils de protestation soient très différents aujourd’hui si on les compare à ceux des années 1960 ou 1970 ?
AD : Oui, c’est très différent. On ne peut jamais vraiment prédire quels seront les aboutissements des mouvements sociaux. Et personne n’aurait pu anticiper que le mouvement des droits civiques évoluerait ainsi, débutant tout d’abord à Montgomery dans l’Alabama pour parvenir à des changements majeurs dans la société. Mais on peut voir que ce mouvement du milieu du XXe siècle s’est transformé en un mouvement appelant à l’intégration et à l’assimilation. Le racisme ne concerne pas seulement des gens qui ont de mauvaises idées et le contrer ne consiste pas à pointer du doigt des individus qui ont une inclinaison vers la discrimination. Aujourd’hui beaucoup d’activistes ont une meilleure connaissance du caractère structurel du racisme, ils et elles nourrissent une approche beaucoup plus radicale. Ils et elles condamnent les auteurs de violences d’État, et les poussent à être jugés en se spécialisant dans les rouages juridiques et politiques. Par exemple, la militarisation de la police a clairement commencé à être dénoncée après les événements de Ferguson en 2014. La violence infligée aux communautés noires aujourd’hui induit des analyses plus complexes que celles que l’on pouvait convoquer dans les années 1960. On pourrait avancer que les Black Panthers faisaient face aux mêmes problèmes n’est-ce pas ? Mais leur approche était plus celle d’un face à face avec la police que d’une analyse de l’appareil policier en lien avec la structure du racisme, elle-même liée à l’impérialisme. Il est difficile d’isoler ces questions en les décontextualisant. Il y a beaucoup de différences mais sans doute la plus grande concerne le rôle des femmes. Il y avait beaucoup de femmes militant au Black Panther Party même si on ne le sait pas forcément car elles n’étaient pas mises en avant.
GD : Si on regarde les photographies de l’époque, on ne le voit pas du tout.
AD : A présent, les femmes, les femmes de couleur, les femmes de couleur queer occupent la première place. Non seulement, elles sont visibles mais de plus elles avancent des arguments féministes. Cet aspect féministe était relativement absent auparavant. C’est ce qui constitue l’activisme de « Black Lives Matter ». On le voit aussi avec la rapidité de l’acceptation des personnes transgenres. On n’aurait pas imaginé qu’elles puissent être si aisément intégrées dans le mouvement.
GD : C’est en effet un féminisme très explicite ainsi qu’une forme renouvelée de penser le leadership. Au début « Black Lives Matter » était considéré comme un mouvement sans leader, ce qui voulait dire que tout le monde travaillait ensemble. Puis, on a commencé à parler d’un mouvement empreint de leaders, ce qui stratégiquement voulait dire qu’il n’y avait pas de leader mais que chacun.e pouvait diriger collectivement le mouvement.
AD : C’est aussi un changement de paradigme où le leadership est inévitablement masculin, individualiste, masculiniste et charismatique. Les figures qui étaient associées aux mouvements du passé, comme Martin Luther King ou Malcolm X, ont laissé place à présent à des formes de leadership collectif. C’est aussi là qu’intervient la dimension féministe, dans ce rapport au collectif.
GD : La lutte tient autant à la vie que l’on souhaite vivre dans le futur qu’à la façon d’exister les un.e.s avec les autres au sein du mouvement dans le présent.
AD : Et cela nous ramène à la façon dont vous avez commencé la conversation avec une première question portant sur la notion du personnel et du politique. A ce sujet, il y a un événement que je raconte souvent. Il y a de cela de nombreuses années, quand nous militions contre la violence policière, je me souviens d’un incident qui concernait l’un des leaders de la campagne que nous organisions. Un jeune homme puissant et vraiment passionné jouait un rôle fédérateur dans cette action contre la violence policière, mais dans le même temps, ce jeune homme était violent envers sa partenaire. Il battait sa femme à la maison et s’insurgeait contre la violence au sein de notre mouvement. À ce moment, nous n’avions pas la capacité de comprendre leur relation à deux. Nous disions qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas mais nous n’avions pas le vocabulaire pour souligner que ce qu’il faisait était intrinsèquement contradictoire. Ceci est une indication de la façon dont les choses ont changé et la façon dont nous nous percevons dans le monde grâce aux analyses plus larges qui peuvent être développées. Et ceci est possible car il y a cette meilleure et plus vaste compréhension, grâce au féminisme, des relations entre la violence domestique et la violence d’État. C’est ce que l’on constate avec la vitesse à laquelle le mouvement #MeToo s’est diffusé. Même s’il y a eu des débats sur la personne qui avait réellement initié le mouvement et que la femme noire qui en était à l’origine a été écartée, on sait que les changements sont conséquents et n’auraient pu être anticipés.
Est-ce que vous pensez que l’éducation scolaire ou universitaire est responsable, dans le bon sens du terme, de ces changements ? Angela Davis, vous avez enseigné pendant plusieurs décennies dans le département d’histoire de la conscience (history of conscioussness) de l’Université de Santa Cruz. Gina Dent, vous avez travaillé dans le champ de la littérature comparée et vos recherches croisent cette discipline avec celle de l’anthropologie. Je me demande si ces approches décloisonnées ont accordé aux nouvelles générations la possibilité de penser et de militer dans une autre conscience de la multiplicité, en convoquant d’autres outils. La pluralité des champs qui sont enseignés dans un souci d’interdisciplinarité permet-elle d’embrasser avec peut-être plus de pertinence l’actualité ?
GD : Je dirais que c’est compliqué. La plupart des personnes qui sont engagées dans un travail universitaire le font au sein d’une et une seule discipline traditionnelle. Il est vrai qu’il y a toujours eu des personnes qui ont dépassé ou anticipé les structures disciplinaires. Nous parlions tout à l’heure de W.E.B. Du Bois. Quelqu’un comme lui écrivait dans une discipline qui ne l’incluait pas et il utilisait un matériau historique, anthropologique, littéraire et philosophique comme base pour faire ce que l’on appellerait aujourd’hui de la sociologie. De façon posthume et rétrospectivement, il a été déclaré comme étant au centre de la sociologie mais cela n’a jamais été le cas de son vivant. Il y a toujours eu dans l’histoire — en particulier dans celle des black studies et des études féministes — des personnes travaillant dans ces champs sans avoir été acceptées à l’université et qui produisaient une œuvre intellectuelle en parallèle de, ou hors du, système académique. Ces personnes sont aujourd’hui acclamées comme étant les mères ou les pères de ces recherches. Je ne pense pas que les personnes qui contrent le système du savoir aujourd’hui soient plus en sécurité maintenant. Si on considère par exemple une des questions politiques les plus importantes de l’actualité qui est celle des colons en Palestine, d’un point de vue universitaire ou d’un point de vue activiste, mais surtout d’un point de vue universitaire, il est impératif de s’appuyer sur plusieurs disciplines et les outils épistémologiques qu’elles convoquent. Seulement, il faut arriver à être dans une spécialisation telle qu’elle permette de déconstruire le savoir qui a été produit jusque-là. Je pense par exemple à Nadia Abu El Haj, de Barnard College, dont les travaux en archéologie déstabilisent les bases des recherches sur le Moyen-Orient. Beaucoup d’universitaires-activistes voient leur position menacée aux États-Unis avec le risque d’être expulsé.e.s des institutions où elles/ils travaillent. On ne peut donc pas dire que tous les dépassements de frontière entre les disciplines aient la même force politique et que chaque croisement soit accepté par l’université.
AD : C’est toutefois important je pense de reconnaître les influences politiques dans la nécessité d’une interdisciplinarité. On peut penser aux cultural studies. Stuart Hall et tout son travail ont œuvré à la production d’une interdisciplinarité qui était radicale. L’inspiration première consistait à se figurer un changement du monde.
GD : Je pense aussi que ces influences sont très importantes. Il faut se rendre à l’évidence que Stuart Hall est l’exemple, comme d’autres, d’une personnalité qui a parcouru des chemins de traverse en s’éloignant du système universitaire afin d’accomplir ce travail. Celui-ci est toujours controversé.
AD : J’aimerais aussi souligner la nécessité d’une interdisciplinarité qui va au-delà des frontières de l’académie et de l’université. Sans cela, une discipline telles que les critical prison studies n’aurait pas pu exister car elle était surtout dépendante du travail intellectuel des détenu.e.s, des prisonniers à l’intérieur de la prison. Comme l’interdisciplinarité par définition n’est pas lisse, il s’agit de la soutenir en maintenant une direction qui ne respecte pas nécessairement les frontières académiques.
Comme vous avez mentionné la prison, j’aimerais revenir sur la grève des prisons qui a commencé le 21 août, à la date de la mort de George Jackson (militant membre du Black Panther Party abattu en prison le 21 août 1971 – ndlr). Cela signifie que c’est une date connue des détenu.e.s.
AD : Oui, bien sûr !
Cette histoire est connue à l’intérieur et à l’extérieur et elle joue presque le rôle d’un relais de la mémoire et d’un héritage.
AD : On peut dire qu’il y a une culture politique dans la prison.
Exactement.
AD : On appelle cette date l’« Août noir ». C’est intéressant de constater que même si les personnes actives dans le soi-disant monde libre sont au courant de cette histoire, elle n’a pas de réception aussi vibrante que celle qu’elle a dans l’enceinte de la prison, ceci, non seulement en Californie mais aussi dans tout le pays.
J’ai vu une bannière qui défendait leur cause et où s’inscrivaient les mots « We have to end slavery » (« Nous demandons la fin de l’esclavage »). Le terme d’esclavage est présent. Cela me renvoie à ce que vous disiez au sujet du 13eAmendement, propos que l’on peut notamment entendre dans 13th, le documentaire réalisé par Ava DuVernay en 2016. Est-ce que vous pourriez revenir sur ce lien que vous avez tissé entre l’esclavage et la prison ?
AD : Oui. En fait la première fois que j’ai été exposée à cette notion reliant l’emprisonnement à l’esclavage fut lors de mon procès. Il avait été souligné que l’emprisonnement était considéré comme une mort civile.
GD : D’un point de vue législatif, les gens peuvent dire que ce n’est pas vraiment exact que les prisonniers sont des esclaves de l’État. Cependant, si on considère les pratiques du système carcéral, on peut s’interroger par exemple sur son intérêt à prévenir le suicide en prison. En effet, il n’est pas question de soutenir la personne en tant qu’individu mais bien de protéger une propriété de l’État. L’État a une responsabilité qui n’est pas nécessairement en lien avec un profond intérêt pour l’humanité et la vie de la personne incarcérée. C’est aussi cela qui génère les contestations, l’une des raisons de la « Grève du mois d’août noir » (« Black August Strike») vient aussi du fait que les détenu.e.s font un travail qui a une réelle valeur dans le monde libre mais qu’ils/elles le font pour un salaire de misère voire sans être payé.e.s. Par exemple, quand ils/elles sont libéré.e-.s, ils/elles ne peuvent utiliser les qualités professionnelles acquises à l’intérieur. Si un détenu se spécialise par exemple dans la fabrication de lunettes ou de lentilles de contact, il ne sera jamais embauché pour le même travail dans le monde libre. Un autre exemple important en Californie est la formation intensive des prisonniers pour devenir sapeur-pompiers. Ce sont eux qui ont aussi été envoyés sur le terrain pour éteindre les incendies qui ont eu lieu récemment. Nous en connaissons quelques-uns et ce sont des pompiers absolument accomplis et aptes à mener le travail exactement comme les autres pompiers. Seulement quand ils sont libérés de prison, ils ne peuvent pas être embauchés dans cette spécialité.
AD : Oui, c’est vrai. Il y a beaucoup de façons de définir l’impact de l’esclavage sur le corps humain quand il s’agit de se référer au travail. On peut aussi évoquer l’esclave comme une personne qui est privée de ses droits premiers. Il y a la notion proposée par Claude Meillassoux qui parle de l’esclave comme d’une personne qui n’est pas née.
GD : C’est l’anthropologie de l’esclavage selon Meillassoux.
AD : Si l’on considère l’esclave comme un être humain qui n’a aucun droit, et si l’on en croit les écrits d’Orlando Patterson, toute la notion de liberté sur laquelle repose le monde occidental n’a pu être conçue que par un esclave. Car l’esclave aspire à être libre. L’emprisonnement comme punition est, pour de nombreuses raisons – parmi lesquelles figurent le fait de dicter des droits et la notion quantitative de ce que cela signifie d’expier un crime –, une façon capitaliste de punir. Il se base d’une certaine manière sur une forme de commodité. En somme, si un esclave est une personne qui n’a pas de droits et si les prisonniers sont soumis à un processus légal de mort civile cela revient à dire que, tout comme les esclaves, ils ne disposent plus des droits garantis par la Constitution.
GD : Le droit de vote par exemple en fait partie. C’est l’un des principaux arguments, car si on est non seulement privé de sa liberté mais aussi de ses droits civiques, comment peut-on ne pas être esclave ?
Cela veut dire que les détenus n’ont pas le droit de vote ? Était-ce ainsi de tout temps ?
AG et GD : Non, c’est compliqué.
GD : Cela concerne aussi les criminels condamnés.
AD : Et dans la plupart des États, une fois que le prisonnier est libéré, il ne peut voter que s’il a un appartement.
GD : En d’autres mots, ses droits ne sont pas rétablis.
AD : C’est ainsi que George Bush, lors de cette élection controversée en 2000, n’aurait par exemple pas gagné s’il n’y avait pas eu la privation du droit électoral. Gore aurait aisément gagné l’État de Floride s’il n’y avait pas eu autant de personnes à qui le droit de vote avait été refusé.
J’aimerais comprendre comment toutes ces questions politiques, sociales, économiques et culturelles au cœur de vos recherches depuis tant d’années sont relayées par la presse, si elles le sont. Quel genre de presse les évoque ? Où peut-on trouver ces informations ?
GD : La presse est un concept compliqué aujourd’hui. Dans les années 1980 ou 1990 par exemple, j’étais souvent sollicitée par la presse en tant qu’universitaire. On me demandait d’être dans les émissions télévisées, de parler de ces questions dans les médias et ce, même sur des chaînes comme CNN. À présent, les journalistes sur les plateaux ne sont parfois même pas des journalistes professionnels, il n’y a quasiment plus d’invité.e.s qui seraient des universitaires dans le sens conventionnel du terme. Les médias sont aujourd’hui partout, il y a beaucoup de publications numériques, mais les travaux comme ceux que nous réalisons sont compartimentés au sein de différentes communautés.
AD : Durant l’ère Trump, ce que nous considérons comme étant les médias établis ont été mis de côté, par conséquent nous n’y trouvons plus ce genre d’analyses.
GD : Toutefois, si l’on considère le New York Times par exemple, au-delà des analyses concernant Trump et sa politique, ils ont mis en place une rubrique qui est intéressante : la nécrologie de personnes qui ont été jusque-là négligées et qui n’avaient jamais été citées dans le New York Times. La rubrique s’appelle « Overlooked » et c’est une longue série. Ce sont le plus souvent des figures historiques qui sont déjà décédées. Ainsi, on lira par exemple la nécrologie de Ida B. Wells qui n’en avait jamais eu auparavant dans le New York Times. Un tel journal il y a vingt ans, voire encore même il y a dix ans, avait une approche très généraliste lorsqu’était définie la culture américaine, toujours oscillant entre le Parti démocrate et le Parti républicain mais n’accordant jamais de place aux partis alternatifs, aux questions politiques radicales, au racisme. S’ils couvraient le travail d’un artiste de couleur par exemple, ils le faisaient en intégrant cet artiste au sein d’une lecture très calibrée et conventionnelle. Aujourd’hui, on peut constater un vrai changement, il y a de nombreux articles écrits par des personnalités qui n’auraient auparavant jamais pu parvenir à être publiées dans un journal comme le New York Times.
On comprend que c’est un phénomène vraiment récent.
GD : Très récent. On voit très clairement le changement depuis l’élection de Trump.
AD : C’est précisément l’élection de Trump qui a produit le changement. C’est aussi visible dans la façon dont sont présentées les questions liées au racisme ou au suprématisme blanc. Le terme de suprématisme blanc était à peine utilisé avant.
Vraiment ?
AD : Il l’était surtout par les activistes et universitaires radicaux.
GD : Ce n’était même pas possible d’en faire usage dans un contexte académique.
Alors qu’aujourd’hui, il est partout.
AD : Oui, partout. Et ceci est clairement la conséquence des mouvements qui ont émergé mais aussi la prise de conscience des dommages réalisés à la politique par l’administration Trump.
Il y a aussi clairement dans ce même contexte, une prise de conscience au sein de la société civile qui va manifester ouvertement une critique.
GD : En effet, peut-être avez-vous entendu parler de l’histoire de ces deux hommes africains-américains qui étaient assis dans un Starbucks à Philadelphie. Ils n’avaient encore rien commandé et ils attendaient des amis. Une des employées blanches de Starbucks leur a demandé de quitter les lieux et a appelé la police. La police est arrivée pour leur demander de partir mais tout de suite, les clients blancs qui étaient à côté d’eux ont réagi. Une femme en particulier a pris son téléphone et a commencé à filmer. C’est une femme blanche, tout ce qui qu’il y a de plus ordinaire, assise pour boire son café. Un peu plus tard, cette même femme est apparue aux nouvelles. Elle a expliqué que ce dont elle avait été témoin ne lui serait jamais arrivé. Qu’elle pouvait attendre des amis sans être expulsée par la police du lieu où elle était. Elle était tout simplement en train de parler de racisme structurel dans les médias ! Cela a été l’un des départs de ce hashtag devenu très vite populaire : #crimingwhilewhite. Il signifie que pour les Blancs un acte anodin fait au quotidien sans risque aucun d’être importuné, est considéré comme un crime pour les Noirs et peut mener à leur arrestation.
AD : Ce qui est aussi intéressant ici est la réponse de Starbucks à la médiatisation suite à cette histoire. En mai dernier, ils ont fermé leurs enseignes pour former leur personnel de façon à contrer le racisme. Les responsables ont parlé du racisme de façon beaucoup plus élaborée que ce à quoi l’on pouvait s’attendre de la part d’une entreprise. En cela aussi nous sommes clairement dans une nouvelle ère.
Transcription depuis l’américain : Meena Wolf
Traduction : Meena Wolf et Elvan Zabunyan