Bande Dessinée

Jul : « Lucky Luke met en œuvre une forme de philosophie merveilleuse »

Journaliste

Certains héros de bande dessinée survivent à leur créateur et poursuivent leur carrière, avec plus ou moins de bonheur. En deux albums, Jul a su redonner à Lucky Luke une actualité et une âme digne des meilleurs épisodes de Morris et Goscinny. Sans doute parce qu’il a su retrouver ce qui faisait la force d’albums comme Le Juge, Le Grand Duc ou même Calamity Jane, un rapport précis et décomplexé à l’histoire. Propos sur la bande-dessinée, les sciences sociales et l’actualité.

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Jul est dessinateur de bande dessinée, depuis quelques temps il est aussi scénariste, ce qui est logique après tout pour cet agrégé d’histoire. D’ailleurs, qu’il s’agisse d’évoquer le paléolithique dans Silex and the City ou les mythes de l’Antiquité dans 50 nuances de Grecs, les lecteurs des albums de Jul savent que l’érudition pointe toujours sous l’humour, parfois potache. Un humour qui tient du surgissement, et qui vient de son activité de dessinateur de presse pour L’Humanité, Charlie Hebdo ou encore des émissions de télévision telle que La Grande Librairie. Lecteur assidu et passionné de BD belge, Jul a été bercé par les albums de Spirou, Gaston Lagaffe et bien entendu Lucky Luke dont il vient de signer avec Achdé le tout dernier album, Un cow-boy à Paris. Rencontre pour évoquer ces héros qui ne meurent jamais, son rapport à l’actualité et la relation entre bande dessinée et sciences sociales. RB

 

Vous signez votre deuxième album de Lucky Luke, le 80e du cow-boy solitaire…
C’est plus compliqué que ça. Il faut, pour les médias, avoir une numérotation d’album pour la clarté de la communication, mais en réalité, il n’y a rien de plus marécageux que la bibliographie de Lucky Luke. On trouve des albums signés par des auteurs différents, publiés par de nombreux éditeurs. On recense aussi des albums pirates, des albums auto-édités, des numéros promotionnels, dont on se demande s’il faut ou non les inclure dans la bibliographie, des albums parodiques… Je ne sais donc pas du tout à quoi correspond précisément ce décompte des 80. J’ai dans ma collection deux ou trois albums extraordinaires. Par exemple, lorsque j’ai écrit l’album précédent, Lucky Luke et la Terre promise, Lucky Luke rencontrait des juifs, ce qui a conduit certaines personnes à me demander si je comptais faire Lucky Luke et les Arabes. Figurez-vous que cet album, il existe ! Il s’appelle Un Cheik au Far-west et met en scène un arabe qui se promène avec des chameaux dans l’Ouest Américain, qui prie en direction de la Mecque toutes les deux pages, et qui rencontre Lucky Luke. Un genre d’album commandé par une compagnie pétrolière, dans les années 70 ! Bizarrement, cet ouvrage a été traité discrètement, on ne le trouve que chez les bouquinistes et il n’a pas vraiment d’éditeur… Mais c’est bien un Lucky Luke censément dessiné par Morris. Donc, 80, on ne sait pas exactement.

Quel genre de lecteur de Lucky Luke êtes-vous ?
Un lecteur archaïque, comme la plupart des gens. On lit Lucky Luke avant même de savoir que les BD sont produites par des humains. C’est un objet merveilleux qui vous arrive comme un don du ciel avec son histoire, on apprend seulement plus tard que Morris le dessinait et que Goscinny en écrivait le scénario. Lucky Luke, Astérix, Spirou, Gaston, c’est vraiment mon univers constitutif, j’ai appris à lire, à voir le monde, à connaître l’histoire, les rapports entre les gens par ces livres. Il en découle chez moi un rapport très organique à la BD. Enfant, j’habitais dans un endroit ennuyeux, je ne sortais jamais de chez moi, je lisais des livres et en fin de compte c’était une vraie ouverture vers le monde. Ma façon de parler, mon vocabulaire me viennent de la BD avant tout, même si j’ai ensuite lu des classiques. Typiquement, ma sexualité a été entièrement construite par les BD de Édika, ce qui induit un certain nombre de dysfonctionnements dont j’essaie de me défaire peu à peu. Lucky Luke, m’a constitué, j’en ai fait la chair de ma chair. Le fait d’échanger les rôles, d’écrire à mon tour des histoires de Lucky Luke et de créer ces albums qui vont être incorporés par d’autres gens, c’est une chose assez étrange. De même que dans les sociétés traditionnelles le fait d’incorporer un corps étranger, de consommer l’autre, fait qu’on gagne ses qualités morales ou physiques supposées : c’est la trompe de l’éléphant qu’on mange pour devenir fort comme l’éléphant, la patte du tigre consommée pour devenir rapide, la corne du rhinocéros pour la virilité… C’est un peu le même processus que j’ai suivi avec Lucky Luke, que j’ai d’abord incorporé, pour le recracher sous une forme qui sera à nouveau incorporée par d’autres, dans une chaîne encore une fois très archaïque.

Vous dessinez plus vite que votre ombre ?
Je dessine très vite. Lucky Luke je ne le dessine pas, j’écris le scénario mais on ne peut dissocier cette étape du dessin. Quand j’écris, je fais des croquis avec les personnages qui ne sont pas destinés au dessinateur Achdé mais qui m’aident à structurer la façon dont je raconte l’histoire. Je dessine très vite parce que mon humour tient plus du surgissement, il s’appuie sur le paradoxe d’une situation, une distorsion de mots. J’adore cette tradition française du mot d’esprit qui associe la rapidité et le caractère aiguisé de la parole. Je me sens plus du côté de Voltaire que du côté de Rousseau, l’homme de « l’esprit d’escalier ». L’expression vient d’ailleurs de ses Confessions, car contrairement à Voltaire qui avait toujours le mot qu’il fallait dans les salons, Rousseau pouvait trouver la réplique ultime mais une fois dans l’escalier pour quitter la pièce, donc trop tard. J’appartiens à cette famille de dessinateurs plus instantanés, ce qui explique que j’ai pu travailler dans des émissions de télévision en direct comme La Grande Librairie où l’on valorisait le trait qui tue, le carreau d’arbalète qui est décoché directement. Il y a d’abord, pour moi, le plaisir immédiat d’avoir trouvé le bon dessin au bon moment. Et puis le dessin d’humour, contrairement aux autres formes, en BD et ailleurs, est avant tout relationnel.

Certains auteurs sont de merveilleux dessinateurs, comparé à moi qui ai des limites graphiques. Je les contourne, j’en fait une force d’une certaine façon, mais je serais bien incapable de dessiner des anatomies rigoureuses, des grandes perspectives de villes. J’ai un dessin qui rappelle Matt Groening dans Les Simpson, qui utilise des gros yeux et donne aux personnages un aspect caoutchouteux. Le dessin tel que je le pratique devient relationnel parce que l’humour existe dans l’instant, dans le moment où l’autre rit, ce qui suppose d’être compréhensible et surprenant, inattendu et attendu en même temps. Une blague que seul son auteur comprend tombe à plat : le dessin d’humour se tient dans ce rapport entre celui qui fait la blague et celui qui rit… L’humour ne vaut rien tout seul. Contrairement à d’autre œuvres belles en elles-mêmes, l’humour implique ce plaisir social, de l’altérité et du contact. Je dessine plus vite que mon ombre, parce qu’aussi j’adore cette relation entretenue avec cette ombre.

Vous êtes scénariste sur ce Lucky Luke, vous l’avez dit, le dessin est réalisé par Achdé qui se glisse littéralement dans le dessin de Morris. C’est à s’y méprendre parfois, les lecteurs fidèles reconnaîtront des attitudes, des scènes, des personnages secondaires comme le croque-mort qui devient ici un boucher chevalin dans le Paris du XIXe siècle. C’est quelque chose qui a pu vous tenter de vous glisser dans le dessin de quelqu’un d’autre de cette façon-là ?
Régulièrement, on sollicite les dessinateurs pour intervenir dans un ouvrage collectif, pour rendre un hommage, ou commémorer. C’est arrivé pour les Schtroumpf, Gaston Lagaffe, Spirou, Astérix, Black et Mortimer, le chat de Geluck, Joan Sfar… J’ai déjà publié des dessins qui reprenaient un style, un univers existant, à ma sauce, et ça ne ressemble plus à rien, ça devient décalé. Mais je serais incapable de faire autrement. D’un point de vue technique je serais incapable de manier la plume par exemple. Mes outils me sont propres, j’ai ce fétichisme de mon matériel : pour le trait fin, j’utilise toujours les mêmes brushpen de chez Pentel, des stylos Tradio, les couleurs des encres Écolines. J’aime travailler sur du mauvais papier et non sur du beau papier Canson parce que le grain y freine le trait. Je ne pense pas être capable d’assez de discipline pour adopter le trait et la technique d’un autre, je ne suis même pas sûr que cela me plairait.

L’approche intellectuelle du scénario diffère : là, j’aime me mettre dans un univers scénaristique qui n’est pas le mien, avec des codes établis par un autre auteur. Il y a un côté oulipien dans le fait de faire un Lucky Luke, Georges Perec écrit un roman sans la lettre « e », moi je dois écrire une BD où le type n’a pas le droit de fumer une cigarette ou tuer des gens directement. D’ailleurs, dans ce Lucky Luke, plus encore que dans le précédent, s’élabore une forme de mise en abîme, de méta-texte sur ce que doit être la série. Cela passe par la mise en scène des contraintes de ce personnage qui ne vieillit pas, dont on ne connait pas les sentiments, qui ne doit plus fumer… Des personnages secondaires commentent ces contraintes et interrogent Lucky Luke sur son âge, sa façon de se comporter, son origine – est-il américain ou belge comme le suggère ses habits noirs, jaunes et rouges ? Il me plaît de mettre en scène ces questionnements sans y apporter de réponses. C’est un jeu d’équilibriste.

Justement, quel regard portez-vous sur la permanence de certains personnages comme Spirou, Lucky Luke, Black et Mortimer, repris par d’autres dessinateurs et continuent à plaire manifestement. On peut parier que si les éditions Moulinsart n’exerçaient pas leurs droits de manière aussi rigoureuse sur Tintin ce serait aussi le cas.
Tintin va bien finir par tomber dans le domaine public. Ce jour-là, tout le monde dessinera des Tintin, ne serait-ce que parce que c’est une vache à lait. Les ayants droits se rendront compte à un moment qu’ils n’ont plus intérêt à garder le contrôle sur le personnage. Cet exercice donne des résultats très disparates, on a lu des albums vraiment nuls, des trucs chouettes, des approches très fidèles à s’y m’éprendre, quasiment vintage, et des réinterprétations. « Reprendre une série », en fin de compte c’est un faux-semblant, certaines séries comme Spirou étant par définition chorales. Depuis quelques années est apparue la série des « Spirou vu par… » qui doit avoir réuni une vingtaine d’auteurs pour le moment, parallèlement à la série principale. Spirou passe très bien d’une main à une autre, c’est un héros pop. Certains auteurs ont été tellement bons qu’ils ont imprimé leur marque, je pense évidemment à l’un de mes dieux sur terre, Franquin. J’ai adoré Tome et Janry, aujourd’hui j’adore Emile Bravo qui prend encore une autre direction. D’autres séries très identifiées à leurs créateurs rendent l’exercice plus compliqué. Malgré cette difficulté, j’ai été étonné de voir par exemple la reprise par Juan Días Canales et Ruben Pellejero de Corto Maltese. Par son affiliation évidente à l’univers d’Hugo Pratt, Corto Maltese semble le personnage le moins transmissible possible, il relève d’une quête crypto-maçonnique, intime.

Il me semble qu’il ne faut avoir aucun à priori et juger sur résultat. Aussi, si on me demandait spontanément s’il fallait permettre une exploitation commerciale de personnages anciens, je répondrais par la négative mais maintenant que je travaille sur Lucky Luke et que je suis de l’autre côté du miroir, j’en vois la richesse. L’hommage au dispositif créé par des auteurs, à cet univers cohérent, à un personnage qui représente un stéréotype mais avec suffisamment de fond pour pouvoir être exploité sans être simplement une silhouette qui passe, c’est une façon de lui reconnaître une forme d’universalité. Si plus personne n’avait envie de lire Lucky Luke, la série serait passée de mode… En revanche, il y a une date de péremption pour des séries et des personnages qui ne correspondent plus à l’esprit, à l’air du temps, à l’humanité d’aujourd’hui : des tentatives de reprises patrimoniales de Bécassine, des Pieds Nickelés, ou plus récemment de Mickey, ont pu émerger, mais elles ne fonctionnent pas très bien. Si on lit toujours Lucky Luke ou Astérix aujourd’hui – de même que Marvel, pour rendre hommage à Stan Lee, disparu récemment – c’est pour leur actualité. J’en suis convaincu. Le dispositif de Lucky Luke met en œuvre une forme de philosophie merveilleuse.

Cette actualité vous la travaillez dans ce dernier album, qui commence comme presque chaque fois par Lucky Luke qui ramène les Dalton au pénitencier, l’occasion pour vous de porter un regard sur la folie sécuritaire de notre époque. Il y a aussi de l’intertextualité avec une référence à votre propre travail : le directeur de la prison a rédigé un ouvrage qui s’intitule 50 nuances de grilles
Je me sens parfois nécrophage, comme ces insectes qui se nourrissent uniquement des restes laissés par d’autres charognards. Ce recyclage est écologiquement vertueux : 50 nuances de Grey, 50 nuances de Grecs, 50 nuances de grilles. Jusqu’où ira la percolation ? Bon, c’est un petit clin d’œil très passager, parmi plein d’autres.

En particulier à l’actualité.
Oui parce que Lucky Luke s’y prête bien. Quand je fais un Lucky Luke j’essaie de le faire de manière naturelle, de rentrer dans le swing de la série, de ne pas trop réfléchir. C’est à posteriori qu’on se pose ces questions, qu’on se rend compte de la richesse de ce personnage qui ressemble au Sisyphe d’Albert Camus. Il attrape les Dalton, il les met en prison, les Dalton s’évadent… il rattrape les Dalton, il les remet en prison, les Dalton se ré-évadent… ad libitum. Ce travail de Sisyphe en fait un héros absurde au sens camusien : il faut s’imaginer Lucky Luke heureux. Il n’a de justification de son existence que parce que les Dalton s’évadent. Je mets cela en scène dans cet album, puisque pour une fois Lucky Luke ramène les Dalton dans un pénitencier dont le directeur, le méchant de l’album, affirme que les quatre frères ne parviendront jamais à s’évader de ce pénitencier idéal. Lucky Luke pourra enfin, selon lui, se recentrer sur son cœur de métier : « garder des vaches ». Le héros se trouve mis devant ses propres contradictions, il ne veut pas passer sa vie à garder des troupeaux, il lui faut un sens au-delà de cette activité.

Ce paradoxe évoque d’ailleurs les questionnements de notre modernité. Lucky Luke est partagé entre les deux grandes valeurs qui sont pour moi les socles de la gauche et de la droite : l’aspiration à la justice et l’aspiration à la liberté. Au-delà des partis, parfois à l’intérieur de nous, dans nos aspirations contradictoires, on est de droite ou de gauche selon les moments de la journée ou de nos existences. Quelqu’un de gauche fera toujours primer la justice sur sa propre liberté et au contraire quelqu’un de droite fera primer l’absolu de la liberté au détriment d’une justice. Lucky Luke c’est ça, un justicier redresseur de torts et un cow-boy solitaire que rien ne doit arrêter dans son désir de chevauchée. Dans Un cow-boy à Paris, il escorte la Statue de la Liberté, ce grand symbole généreux, mais souhaite enfermer les desperados. Il veut que justice soit faite au nom des grands principes symbolisés par la statue, alors qu’il porte une arme et exerce la force sur autrui de manière non légitime pour assouvir ses puissants affects de justicier.

Pourquoi est-ce que Lucky Luke parle à tout le monde ? Parce que nous reconnaissons son questionnement : lorsqu’on désire davantage de sécurité, à l’école, dans les transports, des caméras de surveillance… et en même temps un individualisme et une liberté revendiquée pour chacun. Et puis certaines choses importantes d’aujourd’hui sont éclairées par des évènements évoqués dans la série. L’ombre du terrorisme fait une apparition dans l’album puisque les premiers attentats anarchistes à la bombe remontent à cette époque-là. S’inscrire ainsi dans une continuité historique peut nous rassurer un peu, en pensant que d’autres avant nous se sont posés ces questions, que certains en sont morts, et que cette problématique qui nous sidère maintenant n’est pas une catastrophe tombée du ciel. Cela fait la richesse du personnage de Lucky Luke. C’est l’enjeu de sens qui me pousse aussi à faire ce travail, en dehors de simplement reprendre une licence et de faire un produit d’entertainment culturel pour la consommation de masse, ce que Lucky Luke, tiré à un demi-million d’exemplaires, est sans aucun doute. Se dire que ce n’est pas forcément inutile et vain. On m’a déjà proposé de super contrats pour des marques non vertueuses, McDonald’s, Google (je les cite pour au moins avoir le plaisir de dire que j’ai refusé leurs propositions, c’est la contrepartie de ne pas avoir pris le gros chèque qui aurait permis de refaire ma salle de bain au centuple).

Dans la tradition d’Uderzo et Gosciny, vous avez glissé avec Achdé des personnages secondaires qui prennent les traits de personnages réels. Dans une case, place de la Sorbonne, on reconnaît Cabu et Flaubert…
Ce n’est pas Flaubert, c’est une mise en abîme de Flaubert puisque le personnage a bien Salammbô sous le bras, mais c’est Philippe Druillet le dessinateur qui a fait un Salammbô SF. Achdé a pris l’initiative de cette représentation, qui ne figurait pas dans le scénario. D’autres références y apparaissaient en revanche, comme ce propriétaire d’une boucherie chevaline qui regarde passer Jolly Jumper avec le même air qu’adopte le croque-mort du Far West, se frottant les mains en apercevant Lucky Luke avant un duel. De même, la gargouille de Notre-Dame en Rantanplan, figurait dans le scénario. On s’imagine que dans les ancêtres de Rantanplan, qui étaient fatalement européens, il y avait un petit chiot rantanplanesque venu en Amérique avec les premiers Pilgrims. Il ne faut pas oublier, à côté de Cabu, le dessinateur Alexis, qui travaille avec Gotlib et que Achdé tenait à inclure dans la bande dessinée.

Cabu c’est aussi un hommage, une façon d’en parler sans en parler. Vous avez été collaborateurs à Charlie Hebdo.
C’est un petit caillou blanc comme dans certaines cultures on met une pierre sur une tombe en la visitant. Je suis impressionné et assez admiratif de tous ceux qui ont fait partie de cette histoire, comme moi, et qui arrivent à créer quelque chose autour de cet épisode : Catherine Meurisse, Luz, Valérie Manteau, Lançon. Moi j’en suis incapable. Peut-être un jour, mais pour l’instant je l’ai encore en travers de la gorge. Je n’arrive pas à m’en saisir autrement que par ces petits signes, de temps en temps dans la brume de la vie.

Vous avez une formation intellectuelle, ancien élève de Normale sup, agrégé d’histoire… Les sciences sociales influencent-elles votre approche de la bande dessinée ?
Je crois que ce qui m’a le plus influencé dans tout mon travail c’est l’anthropologie, bien que j’aie étudié les lettres, la philosophie, l’histoire et la géographie qui sont vraiment le cœur de ma formation. Les cours d’«Anthropologie à l’usage des historiens » d’Altan Gokalp à la Sorbonne, spécialiste du monde turco-mongol, m’ont vraiment donné des clés pour comprendre le monde dans lequel j’évolue : les rédactions auxquelles j’ai pu collaborer, les médias, la politique. J’ai lu les grands auteurs de l’anthropologie tous azimuts, dans des champs très éloignés de moi, les africanistes, les spécialistes du monde amérindien. Ces livres me reviennent à l’esprit sans cesse, pour comprendre les gilets jaunes, pour comprendre mon épicier, grâce au décentrement que produit la pratique anthropologique.

Une grande partie des erreurs des décideurs politiques vient d’une incapacité de décentrement des dirigeants par rapport aux autres parties de la population, ou d’un pays par rapport au reste de la planète. Il ne s’agit pas de relativisme culturel, mais simplement de parvenir à s’imaginer que quelqu’un puisse penser différemment de soi, de comprendre que dans une madrassa à Peshawar, on ne peut pas, avec tous les arguments logiques, dignes et nobles de la pensée française, comprendre une caricature d’un journal danois, c’est élémentaire. Nous avons tous un terroir mental et la pensée hors-sol existe très peu.

Ce terroir c’est celui que vous exploitez dans 50 nuances de Grecs, la philosophie occidentale, la mythologie…
Je ne sais pas quels sont les fondamentaux de l’éducation que j’ai reçue, mais il y a deux ou trois éléments qui surnagent, parmi lesquels la mise en cause de l’ordre établi et des hiérarchies données à priori. Je tiens beaucoup à l’absence de nomenclature et de hiérarchisation dans la culture et dans l’expérience humaine. Les formes de cultures classiques très sophistiquée de la philosophie, de la mythologie, sont passionnantes et gagnent à être mises en écho avec les flashs de publicité, les affects de la vie quotidienne, les variétés et les vies de chaque personne. C’est penser que même le penseur le plus éthéré va quand même faire caca tous les jours.

Les outils de domination culturels sont basés sur une hiérarchisation implicite des goûts et des pratiques. De nombreux débats, très anglo-saxons, se demandent dans quelle mesure la culture de domination masculine, blanche, en Europe, essaye d’imposer ses critères à d’autres cultures, à d’autres individus, à d’autres communautés. Ces affirmations malgré toute l’urgence de ces causes, féministes, sociales, se trompent de point de vue, à mon avis. On rate quelque chose lorsqu’on ne se rend pas compte qu’il suffit de rendre à tout le monde ce qui appartient à tout le monde. La BD permet ainsi de dire que Wittgenstein et Spinoza ne sont pas réservés à une culture dominante bourdieusiennement définie qui ferait de ces auteurs un attribut, un signe extérieur de richesse et de pouvoir. Le plaisir de cette connaissance, au contraire, est potentiellement universel.

Au risque, par l’utilisation de l’humour, de tomber dans une forme de simplification de ces pensées complexes et donc de transmettre une idée très triviale de ces pensées au public visé.
La plupart du temps, les spécialistes de telle ou telle discipline valident et valorisent nos albums pour leur caractère très synthétique. Même si cela ne transparaît pas, il y a énormément de travail derrière des blagues comme « Derrida, le déconstructeur, qui démonte la photocopieuse dans l’entreprise où il fait son stage ». Le plus souvent, il s’agit de saisir sous une version comique quelque chose de profond sur un auteur : Wittgenstein qui monte à toute vitesse un Rubik’s cube, qui le casse et mange les morceaux, c’est absurde, c’est comique et ça raconte quelque chose sur Wittgenstein et sur son rapport à la pensée. Évidemment ça ne prétend pas rendre compte de toute sa complexité, mais cela laisse entrevoir quelque chose du génie du système de Wittgenstein, d’une façon de faire s’agencer toutes les faces d’un système, puis de le questionner, de le détruire et d’ensuite vouloir en faire disparaître toutes les traces. C’est exactement ce qu’il a fait après son séjour dans sa cabane. Il a complètement remis en question tout ce qu’il avait bâti, qui avait déjà fait école et disciples, en parlant d’une erreur. Et cela raconte un rapport à la pensée, à la philosophie, à la transmission, sur 4 pages, et de façon comique.

Charles Pépin et moi avons parfois un discours contradictoire. Il contredit mon intuition en affirmant par exemple que Nietzsche n’aurait jamais massacré une poule avec un club de golf avant de prendre son tamiflu pour se protéger de la grippe aviaire. L’approche est dynamique : on reparle de Leibniz au lecteur alors que peut-être il n’y avait jamais pensé de sa vie ! Tout d’un coup il entend parler de Maïmonide, de Ibn Khaldun, de Hume… Quand les rencontre-t-on dans sa vie quotidienne, à moins d’être branché en intraveineuse sur France Culture ? La Planète des sages a ainsi quelque chose de populaire – le titre s’est écoulé à 200 000 exemplaires, malgré le propos « spécialisé ». Ça a circulé ! C’est cool, quand même !

Quel est l’importance des recherches préalables, de la documentation, pour vos albums ?
Je fais des fiches, je lis beaucoup de livres sans prétendre à l’exhaustivité. Dès que j’accumule assez de matériaux, je m’arrête… Alors parfois je regrette d’avoir manqué tel ou tel aspect, mais la plupart du temps, il faut que je trie et que je rabote le matériau engrangé. Dans ce numéro de Lucky Luke, par exemple, je ne m’étends pas sur le contexte véritable de la fête d’inauguration de la Statue de la Liberté : on voit représentés des hommes et des femmes dans la foule, alors qu’en vérité cette célébration de la « liberté éclairant le monde », de ce symbole universel, était interdit aux juifs, aux noirs, aux femmes. C’est complètement délirant, on voit des femmes dans l’album mais en fait historiquement les seules présentes étaient des suffragettes, les Femen de l’époque qui lançaient des slogans avec des porte-voix depuis des petits radeaux pour dire à quel point c’était un scandale que cette femme de 93 mètres de haut soit la seule qui ait le droit de poser le pied sur Bedloe’s Island. Mais je ne pouvais pas mentionner cet épisode qui aurait vraiment nécessité un plus long développement.

Votre sujet d’étude, votre spécialité, c’est l’historie chinoise. Pourquoi n’en avoir jamais fait un matériau pour vos bandes dessinées ?
J’avais écrit un récit de jeunesse sur la Chine qui n’a jamais rencontré de succès auprès des maisons d’éditions. Maintenant tous les éditeurs me proposent de le publier… la page étant tournée d’une certaine façon, la question ne se pose plus vraiment. Je peine à trouver la distance pour écrire sur la Chine. Soit j’écris quelque chose qui ressemble à mon travail et à mon expérience chinoise et dans ce cas-là il y aurait plus de notes de bas de page que de texte tellement la Chine souffre de présupposés, donc je renonce à toute connivence avec le lecteur ; soit j’écris quelque chose de plus général, de compréhensible par un lecteur lambda avec l’impression de me trahir et d’écrire des platitudes et des banalités comme il s’en publie des kilomètres sur la Chine. Je préfère la dimension candide d’un Guy Delisle qui écrit Shenzhen et ne connaît rien à rien, mais qui se met en scène ne connaissant rien à rien tout en réussissant à dire des choses intéressantes sur la Chine du fait de son capteur ultra-sensible, au texte de quelqu’un qui aurait vécu quelques années sur place, en tant que correspondant de presse ou je ne sais pas quoi, qui nous livrerait ses doctes pensées sur l’empire du milieu.

Pourtant ce travail de passeur et de vulgarisation, vous pourriez très bien le faire sur la Chine…
Oui c’est vrai, j’y recours dans 50 nuances de Grecs, sur Confucius, sur Lao-Tseu. Je fais quelques petits aperçus parfois, comme pour Wittgenstein. Beaucoup de gens ont la mythologie grecque en partage : mes filles me corrigent sur les erreurs de généalogie entre dieux, muses et titans. Pour la Chine, les gens ne connaissent rien, c’est dingue. Le manque d’enseignement anthropologique est patent. On déplore souvent la disparition de l’enseignement des langues anciennes, mais la culture anthropologique n’est même jamais apparue dans l’enseignement et n’apparaîtra jamais. La fondation de l’empire chinois s’enseigne normalement en classe de 6e, à la fin du programme, mais la professeure de ma fille, dès la rentrée, nous a prévenus que cette partie du programme passerait à la trappe faute de temps. Mais il en va de même pour le monde russe, le monde ottoman… ne parlons pas des empires africains, des civilisations précolombiennes… 85% de la planète n’a pas droit de cité dans notre espace mental. Cela explique certainement notre bêtise sur la scène internationale.

Pourquoi alors ne pas aborder la Chine par l’actualité ? Ce serait une bonne porte d’entrée puisque ce pays semble obséder beaucoup de gens.
Oui d’ailleurs elle est souvent présente dans Silex and the city, qui produit toujours un discours sur nos discours, sur ce que la société dit d’elle-même. L’épisode sur la GPA, ce sera ce que disent les gens pour ou contre la GPA. L’épisode sur la fashion week idem, sur les ZEP, je m’empare de ce qui est dit et je mets devant leurs contradictions les gens, d’où qu’ils parlent. De la même façon, j’utilise ce que les gens pensent et disent de la Chine à travers la figure de « l’Homme de Pékin », qui est l’incarnation de la menace extérieure, du grand autrui, de l’ailleurs. Je voudrais juste préciser une chose, d’ailleurs, c’est que nous avons une représentation de l’immensité par rapport à la Chine, de l’incommensurable : « Ils sont tellement nombreux…», alors que ce n’est pas si grand que ça, en fait on a un rapport de 1 à 20. Pour 1 français il y a 20 chinois. Si on faisait un radio-trottoir et qu’on demandait aux gens quel est selon eux le rapport entre le nombre de Français et le nombre de Chinois, je suis persuadé que les gens diraient 1 pour 1 000, ou même 1 pour 10 000. Mais là c’est beaucoup moins vertigineux, non ? Il faut arrêter de s’imaginer que la Chine est incommensurable.

Voilà pour la Chine, mais vous abordez beaucoup d’autres sujets d’actualité comme les question de genre et d’identité au cœur de Silex and the city.
Quand on va au bistrot, on est interpellé sur « les gonzesses qui changent de sexe », sur le prix du gasoil, sur Macron et sa femme…. Tous ces thèmes sont là et sont présents. Il y a toujours aussi le mec bourré qui pleure parce qu’il est en train de divorcer, la meuf dégoûtée parce que ses gamins lui échappent complètement et je mets en scène ça aussi, les scènes familiales et intimes. Silex and the city c’est la mise en scène d’une famille avec ses questions de générations : qu’est-ce qu’on fait avec les vieux, qu’est-ce qu’on fait avec les jeunes, comment on trahit ses idéaux au fur et à mesure de la vie, la morsure acide du quotidien, le corps qui rappelle à l’ordre, au regard des grands enjeux géopolitiques. Ça va ensemble. Et dès qu’on essaye d’isoler strictement un domaine, on s’égare. Alors évidemment, les débats sur la GPA ou la PMA, leurs opposants et leurs promoteurs, ce sont des sujets inépuisables.

Les gilets jaunes seront présents dans le prochain album ?
J’ai l’impression que oui, même si on peut dire que des mecs prêts à tout, habillés en jaune et qui bloquent les routes sont déjà présents dans mon travail : ce sont les Dalton. Mais c’est vrai que cette effrayante ambiguïté, cette contradiction entre le désir de vivre correctement dans le cadre offert par une civilisation et le fait que cela induise à terme l’anéantissement de celle-ci est un sujet passionnant. La fraternité que l’on peut ressentir envers ses proches souffrants et désemparés, la peur devant ce désir de destruction et de violence fluo-fasciste.

Je me demandais, pour terminer cet entretien, ce qu’on trouvait dans votre bibliothèque.
C’est rangé par zones de civilisation, donc il y a le bloc russe, le bloc italien, le bloc Europe centrale… J’ai l’impression que je suis peu enclin aux idéologues et aux systèmes de pensée, mais en fait si, il y a une école qui m’influence énormément et qui a d’ailleurs complètement perdu droit de cité dans les débats aujourd’hui, c’est le structuralisme. Moi je suis un fervent structuraliste, je trouve ça passionnant, c’est quelque chose qui est un outil, un levier merveilleux pour comprendre les choses. Pas avec le dogme tout cru tel qu’il a été édicté, ensuite il y a eu plein d’évolutions, de formes de pragmatismes, mais les intuitions intellectuelles de la pensée structuraliste, comme d’ailleurs celles de la pensée psychanalytique, sont très utiles et pratiques, et j’ai donc adopté un rangement structuraliste de ma bibliothèque.


Raphaël Bourgois

Journaliste