Droit

Mireille Delmas-Marty : « 70 ans après la Déclaration universelle des droits de l’homme, ce qui manque c’est le mode d’emploi »

Journaliste

Adoptée le 10 décembre 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme offrait la promesse d’un nouvel ordre international fondé sur les droits humains. À l’heure de célébrer son 70e anniversaire, le sentiment est plutôt à la déception. Face aux défis actuels du réchauffement climatique ou des migrations, la défense des droits humains ne semble plus au centre des préoccupations. Ce n’est pourtant pas une raison pour parler d’échec selon la grande juriste Mireille Delmas-Marty qui nous invite à regarder le chemin parcouru pour mieux relever les défis de demain.

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Professeure de droit et chercheuse Mireille Delmas-Marty a longtemps occupé la chaire « Études juridiques comparatives et internationalisation du droit » au Collège de France. Pour AOC, elle a accepté à l’occasion du 70e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme de revenir sur ce texte fondateur et de le confronter à de grands enjeux actuels comme l’environnement ou les migrations. Loin des discours désespérés sur l’état du monde, Mireille Delmas-Marty veut croire à une humanisation progressive, et à la possibilité de faire prévaloir encore aujourd’hui les droits humains. Sans irénisme aucun, puisque il s’agit de s’emparer des instruments et des techniques juridiques développés depuis 70 ans pour répondre au grand défi contemporain : articuler l’universel et le pluriel, le commun et le particulier. RB

Ce 10 décembre on célèbrera les 70 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui a posé les grands principes du droit international. Sous quels auspices fête-t-on cet anniversaire ?
Il faut rappeler qu’en elle-même, la déclaration n’est pas contraignante pour les États qui l’ont signée. Le bilan, 70 ans plus tard, varie selon la vision que l’on a de cette déclaration. Si l’on a tendance à la considérer comme un concept fondateur, c’est-à-dire un ensemble de principes stables qu’il s’agit de faire respecter dans le monde entier, alors on peut penser que la Déclaration universelle des droits de l’homme est un échec puisque pratiquement aucun des principes n’est totalement respecté. A commencer par l’article 1 : « Les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Ce principe de l’égale  dignité de tous les êtres humains  est souvent bafoué qu’il s’agisse des victimes de crimes graves ou de criminels traités de façon dégradante, des personnes en situation d’extrême pauvreté, ou des « migrants forcés », contraints par la peur ou par la misère  de quitter leur pays  … Mais cette approche statique ne permet pas de faire un véritable bilan.

En revanche, on peut aussi considérer la Déclaration universelle comme un mouvement plutôt qu’un modèle, une dynamique plutôt qu’un ordre statique ; un processus transformateur plus qu’un concept fondateur. Si on la prend comme telle, le bilan est impressionnant vu le nombre de dispositifs que cette déclaration a engendré, y compris  toute une série de textes qui, eux, sont contraignants puisqu’ils ont donné lieu à des conventions qui contraignent les États qui les signent et les ratifient. Les plus connus sont les deux Pactes ONU de 1966 (sur les droits économiques, sociaux et culturels et sur les droits civils et politiques) ou les conventions régionales (Convention européenne des droits de l’homme, Convention interaméricaine des droits de l’homme et un peu plus tard la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Les textes régionaux sont sans doute  plus effectifs et plus efficaces parce qu’ils prévoient la mise en place d’une véritable Cour des droits de l’homme. L’Europe, l’Amérique et l’Afrique ont chacune créé une telle cour des droits de l’homme, alors qu’elle n’existe pas à l’échelle du monde.

Et que nous dit la mise en place de ces Cours des droits de l’homme ?
Tout simplement elle engage un processus d’humanisation progressive. La Déclaration n’a pas d’emblée, par un effet magique, humanisé le monde, mais elle a mis en place un processus évolutif d’humanisation, et même d’humanisation réciproque. Car nous commençons à dépasser aujourd’hui la vision du XIXet même du XXsiècle selon laquelle les nations qui se disaient « civilisées » se croyaient mandatées pour éclairer, parfois par la force, les autres nations qualifiées, elles, de « barbares » et même de « sauvages ». Avec cette conséquence que seules les nations « civilisées » avaient la plénitude des droits reconnus en droit international, les autres ne se voyant reconnaitre qu’une partie de ces droits, et parfois aucun. La vision portée aujourd’hui est sans conteste moins impérialiste et plus universaliste. Il faut ajouter que la Déclaration universelle des droits de l’homme a été suivie de très près dans les décennies suivantes par les guerres de décolonisations. Il y a alors une sorte de retournement de l’histoire.

Pourtant, ce que vous décrivez comme la fin d’une forme d’impérialisme à travers l’affirmation universelle des Droits de l’homme, d’autres y voient au contraire la permanence d’un outil de domination.
En effet on reproche souvent à la Déclaration d’être « occidentalo-centrée », composée dans une perspective occidentale. Ce n’est pas faux, car le premier projet préparatoire était un « copier-coller » des déclarations existantes qui étaient pratiquement toutes d’origine occidentale. Mais ce n’était que le point de départ, le point d’arrivée, lui, a changé. Il faut bien reconnaître que la Déclaration universelle a fonctionné en faveur des peuples colonisés. Avant même son adoption, la notion de droits humains universels a servi d’argument pour mettre en place et faire fonctionner la justice pénale internationale avec les procès de Nuremberg et de Tokyo. L’idée sera reprise pour les tribunaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda et autres juridictions internationales pénales, mais  principalement la Cour Pénale Internationale (CPI). Ces juridictions sont le prolongement de l’universalisme des droits de l’homme. Le préambule de la Déclaration universelle évoque une indignation face aux actes de barbarie « qui révoltent la conscience de l’humanité » commis lors de la Seconde Guerre mondiale. Or ces actes de barbarie étaient commis par des peuples, des États, qui se considéraient comme civilisés. Donc, il y a de réels effets transformateurs, mais cette transformation est lente, ce qu’on savait dès l’origine ; de même que l’on savait que le processus d’humanisation lancé par la Déclaration universelle était inachevé. C’est évident à l’heure actuelle avec le désastre humanitaire qui accompagne les migrations.

On reviendra sur cette question des migrants, mais arrêtons-nous un instant sur l’idée d’universalisme que vous avez évoquée à plusieurs reprises, et pour cause on parle bien d’une Déclaration « universelle » des droits de l’homme. À l’occasion d’une autre commémoration, pour le centenaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale, la chancelière allemande Angela Merkel a déclaré qu’il serait probablement impossible aujourd’hui d’adopter en l’état le texte de 1948 devant les Nations unies. Car on assiste à un rejet de l’universel au motif de la diversité des cultures, des valeurs. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
Il faut dire d’abord que, même à son époque, le texte avait été adopté de justesse. Peu après son adoption le 10 décembre 1948, Mao Zedong arrive au pouvoir en Chine, et c’est aussi le commencement de la guerre froide. Les circonstances favorables de l’après–guerre ont très vite tourné. Cela étant, quand on parle d’universalisme, ou du caractère universel d’un texte comme la Déclaration, il faut faire attention aux différents sens que ce mot peut prendre. On a trop souvent tendance à l’entendre dans le sens « d’uniformité », comme si les principes devaient être appliqués de manière strictement identique en tout lieu et à tout moment, ce qui ne parait ni faisable ni souhaitable. Cela signifierait en effet de supprimer toutes les différences qui font la richesse des humanités, car il faut bien parler des humanités au pluriel.

D’ailleurs le pluralisme qui me paraît souhaitable à la fois pour des raisons pratiques de faisabilité, et pour des raisons théoriques de reconnaissance de notre diversité, est mis en avant par un autre instrument juridique venu compléter la Déclaration universelle : la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles signée à l’Unesco le 20 octobre 2005. La diversité y est qualifiée de « patrimoine commun de l’humanité », une formule très forte. Il faut rappeler le contexte, car cette convention est la suite d’une déclaration de novembre 2001 adoptée juste après les attentats du 11 septembre, à une époque où l’on redoutait fortement le « choc des civilisations », ou le choc des cultures. Cette affirmation par la communauté internationale du pluralisme des cultures comme patrimoine commun de l’humanité n’est pas neutre.

En quoi n’est-elle pas neutre ?
Parce qu’elle place le droit international entre deux pôles : l’universalisme et le pluralisme. À l’origine la Déclaration des droits de l’homme avait été conçue comme une déclaration « internationale », avant que les rédacteurs décident sciemment de l’appeler « universelle ». Cet universalisme, la Déclaration ne précise pas s’il est pluriel ou non, c’est finalement la Déclaration de 2005 qui oblige à combiner universalisme et pluralisme. Mais ce qui manque jusqu’à aujourd’hui c’est le mode d’emploi : comment faire pour concilier l’universel et le pluriel ? Encore faut-il réserver le cas des droits « indérogeables » qui fondent l’interdiction de la torture, ou des peines et traitements inhumains ou dégradants. On voit mal, dans ces cas-là, un pluralisme revendiqué au nom de la diversité des cultures. Il serait abusif d’utiliser l’instrument de l’Unesco sur la pluralité des cultures pour justifier des comportements inhumains ou dégradant. En revanche, pour les autres droits, il faut arriver à concilier l’un et le multiple. C’est ce que font les juges de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui ont inventé une technique juridique pour articuler le commun et le particulier, ou l’un et le multiple : c’est la « marge nationale d’appréciation ».

C’est-à-dire que quand un droit – par exemple la liberté d’expression, ou le respect de la vie privée – doit être restreint au nom de l’ordre public national, la CEDH dit que les autorités nationales sont en principe mieux placées que le juge international européen pour juger des nécessités de cet ordre public. Mais ce n’est qu’une marge qui suppose un seuil à ne pas dépasser. Par exemple dans des situations telles qu’on a pu en connaitre en matière de terrorisme, lorsque les pouvoirs publics prennent des mesures d’interceptions de sécurité des conversations privées, il faut proportionner la mesure à la menace. Etendues à des populations toutes entières, ou de façon discriminatoire et disproportionnée par rapport au but qu’on essaie d’atteindre, la marge nationale ne serait plus admise. Elle n’exclut pas tout contrôle par des juges internationaux mais laisse un peu de place, un peu de jeu, aux interprétations nationales.

Les grands principes des droits de l’homme sont donc adaptables, dans leur pluralité, en fonction d’une jurisprudence qui serait plus proche du réel ? Quels sont les lieux qui sanctionnent la légitimité ou non de ces interprétations en l’absence de gouvernement mondial ?
On pense à la CPI qui juge des crimes contre l’humanité, mais elle a jugé très peu d’affaires, contrairement à la CEDH qui a pris son rythme de croisière après une vingtaine d’années : aujourd’hui tous les pays européens ont été condamnés un jour ou l’autre pour violation des droits de l’homme. La jurisprudence de la Cour européenne est donc difficile à comparer à celle de la CPI. Mais on peut supposer que dans l’interprétation de son statut, la Cour adaptera son raisonnement à la diversité du monde. On le voit déjà avec le procureur auprès de la CPI qui annonce régulièrement ses priorités, puisqu’il ne peut pas tout poursuivre. Il bénéficie en effet, comme le procureur en France, de ce qu’on appelle « l’opportunité des poursuites ». Il peut donc sélectionner les affaires prioritaires selon des critères qu’il explicite. Par exemple il y a deux ou trois ans le Bureau du procureur avait annoncé qu’il tiendrait compte désormais des atteintes à l’environnement qui pourraient accompagner un crime contre l’humanité, et que pour lui ce serait un élément pour constater la gravité de certaines affaires. Certains commentateurs avaient réagi alors en déclarant que la CPI avait criminalisé les atteintes à l’environnement. Ce n’était évidemment pas  le cas. Il s’agissait seulement d’éclairer ses priorités.

Vous avez aussi parlé de l’absence de gouvernement. Vous avez raison car il n’y a évidemment rien de tel à l’échelle mondiale, en revanche ce qui se met en place c’est une gouvernance.

Diriez-vous qu’aujourd’hui une gouvernance s’articule au niveau international autour de la défense des Droits de l’homme ?
Peut-être pas directement dans le domaine des droits civils et politiques, mais on le voit dans d’autres domaines qui appellent, dans le prolongement des droits économiques, sociaux et culturels, des réponses globales. Je pense au changement climatique ou aux migrations, des sujets qui touchent d’ailleurs à la fois aux droits de l’homme et à la démocratie. Ce qui est intéressant c’est qu’à défaut de gouvernement mondial, on voit se mettre en place une sorte de partenariat que j’appellerais « SVP » pour Savoir-Vouloir-Pouvoir. Ce n’est évidemment plus la même sphère que celle de Montesquieu. La séparation des pouvoirs visait les pouvoirs étatiques, ce qui n’a pas beaucoup de sens à l’échelle mondiale où les pouvoirs exécutifs et législatifs sont exercés par les États. En revanche, ce qui pourrait apporter un peu de démocratie à travers des contre-pouvoirs, c’est ce partenariat entre savoir, vouloir et pouvoir. Pour le climat par exemple, l’alerte a été lancée par les scientifiques, climatologues et économistes. Le relais a très vite été pris par les citoyens, ONG, syndicats le cas échéant. Et puis, ce qui a rendu le mouvement plus puissant, à défaut d’être irréversible, c’est le ralliement des opérateurs économiques (Entreprises, investisseurs). À partir de là, les États se sont mis à bouger. Il y a un point d’ailleurs qui a été trop peu relevé et qui vient illustrer ce que je viens de dire : même le retrait des États-Unis des accords de Paris, qui aurait pu complètement bloquer l’effort écologique, n’a pas eu tellement de conséquences. Le mouvement est enclenché, et il est relayé jusqu’au niveau local. Le soutien affirmé par la Chine à cet accord y est pour beaucoup, mais on constate aussi que même le retrait de la première puissance économique mondiale n’a pas inversé un mouvement enclenché par tout un ensemble d’acteurs qui fond le poids quand on pense aux acteurs économiques, aux collectivités territoriales (états fédérés américains, régions, grandes métropoles). Peut-être pourrait-on s’inspirer de cette méthode pour les migrations : on peut citer l’initiative des Villes refuges créées il y a quelques années. Peut-être serait-il intéressant pour les défenseurs des droits de l’homme, forts de cet exemple, de réfléchir plus systématiquement sur cette gouvernance appuyée sur le triptyque Savoir, Vouloir et Pouvoir. À condition que les vouloirs soient correctement informés. C’est le problème actuel.

Vous faites d’ailleurs une proposition en ce sens dans le domaine des migrations…
S’agissant de l’immigration nous sommes quelques-uns à avoir suggéré qu’il serait opportun d’ajouter un « principe universel d’hospitalité » pour reprendre la formule de Kant. Les principes existants de liberté de circulation, de dignité et de fraternité humaine ne sont pas suffisants pour traiter la question à l’heure actuelle. La raison étant à la fois l’accroissement des interdépendances qui rend impossible pour un seul État, fût-il une superpuissance, de réguler les mouvements migratoires et le désastre humanitaire actuel.

Juridiquement l’hospitalité ne peut être conçue comme un principe « absolu et inconditionnel » car les États, pris entre sécurité et libertés, ne peuvent ni exclure tous les migrants, ni les intégrer tous. L’hospitalité est un principe « régulateur » qui ne supprime pas les tensions, mais favorise une dynamique des contraires : de même que le principe de « développement durable » n’a pas supprimé les tensions entre développement et environnement, mais tenté de les équilibrer ; de même l’hospitalité permettrait d’équilibrer sécurité/libertés, exclusion/intégration. On est loin des discours assimilant le droit international des migrations à l’invasion des pays occidentaux par des populations « de remplacement » imposées aux État sous le contrôle de l’ONU !

Ce serait une façon de répondre à l’élection de Trump, Bolsonaro, Orbán… ces dirigeants populistes qui se font élire sur des projets à rebours de ce que vous préconisez, en particulier sur les deux grands thèmes que sont le climat et l’immigration. Ces élections vous inquiètent-elles ?
Oui. Ce qui m’inquiète, en matière de droits de l’homme, c’est qu’on a découvert quelque chose que peu de gens imaginaient au moment de la Déclaration. On savait que celle-ci était incomplète, on la savait inachevée, mais on ne l’imaginait pas réversible. On pensait que le mouvement de renforcement et de judiciarisation des droits de l’homme était un mouvement linéaire, peut être lent, mais irréversible. Or ce qu’on découvre avec consternation c’est que ce n’est pas le cas. C’est aussi ce qu’on a découvert pour l’UE au moment du Brexit : la construction européenne s’est, elle aussi, avérée réversible. Pour rester sur le terrain des droits de l’homme, les courants nationalistes peuvent faire beaucoup de dégâts en retirant la signature de leur pays de traités ou d’accords internationaux. La Grande-Bretagne a d’ailleurs initié le mouvement en annonçant vouloir se retirer de la Convention européenne des droits de l’homme en privilégiant l’adaptation de leur propre Bill of Rights. La situation américaine est aussi significative, même si elle est différente puisque ce pays n’a jamais ratifié le pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté à l’ONU en 1966. Ce qui s’y passe n’est pas moins inquiétant. Il faut à mon sens remonter aux attentats du 11 septembre 2001 qui marquent un tournant, c’est un moment clé où un pays qui se disait défenseur des droits de l’homme dans le monde, qui en faisait une marque et un symbole, a brutalement changé de cap. Je pense évidemment à l’adoption du Patriot Act qui amenait cette vieille démocratie à renoncer à l’État de droit en transférant tous les pouvoirs au président. D’un point de vue purement juridique, il s’agissait aussi de renoncer à un droit fondamental comme le droit indérogeable à l’égale dignité des êtres humains. Du coup on a vu ces traitements inhumains et dégradants à Abu Ghraib ou à Guantanamo. On a entendu certains responsables officiels légitimer la torture au nom de la défense contre les terroristes. En somme on a découvert que tout cet ensemble très subtil et très fragile de normes universelles et plurielles et d’institutions chargées de les appliquer, tout cela pouvait être annihilé par la montée des extrémismes. Après les États-Unis, la découverte s’est propagée à beaucoup de démocraties, y compris la France au moment des attentats de Paris en 2015 et un peu partout dans le monde occidental et dans cette Europe que l’on croyait attaché à des droits de l’homme qui figurent dans les traités.

Puisqu’on évoque ce travail de construction internationale d’une gouvernance, concernant les migrations il y a ce «pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières», un projet d’entente entre les pays membres de l’ONU qui doit être adopté lors d’une conférence à Marrakech les 10 et 11 décembre. Ce document s’appuie sur un corpus de nombreux textes internationaux consacrant les droits de l’homme et agite toutes les résistances des partis de droite et d’extrême droite dans les pays occidentaux.
Oui la force des résistances politiques témoigne de l’importance d’une telle avancée si l’on parvenait à donner une effectivité à ce pacte. Qu’est-ce qu’il dit ? Que les migrations doivent être sûres, ordonnées et régulières. Ce sont les termes employés : sûres cela signifie ne pas mettre en danger les migrants ou les populations d’accueil ; ordonnées pour que les critères de l’accueil, les droits et les devoirs des pays hôtes comme des personnes accueillies soient précisés. Les migrations doivent enfin être régulières dans le temps pour éviter les effets déstabilisants : il est plus facile d’intégrer des populations immigrées si l’on évite les arrivées massives. A partir de ces objectifs définis en commun, on va retrouver la pluralité des pratiques nationales. En effet on ne peut pas imposer les mêmes contraintes dans les pays d’accueil, de transit et d’origine ; on ne peut pas non plus faire abstraction des contextes nationaux (économiques, politiques, historiques, culturels, sociaux). Là aussi on retrouve la nécessité d’une gouvernance commune, car aucun État ne peut à lui seul traiter la question qui est de nature globale. En revanche ces « responsabilités communes » sont aussi « différenciées ». C’est une formule qui n’est pas toujours très bien comprise, alors qu’elle est très utile pour construire une gouvernance mondiale. Ce qui est commun ce sont les objectifs sur lesquels les États se mettent d’accord. Sur le plan climatique ce sont les objectifs quantitatifs et qualitatifs définis par l’accord de Paris. Mais dans leur mise en œuvre on retrouve l’idée d’une contextualisation à l’échelle universelle. C’est une formule qui pourrait aussi être transposée aux migrations, même si ce principe de responsabilité commune mais différenciée n’a pas été inscrit dans le pacte de Marrakech, on retrouvera un jour ou l’autre la nécessité de cette technique juridique qui permet à la fois d’avoir des normes universelles et des pratiques diversifiées. Mais pas n’importe comment, car le terme « différencié » suppose qu’on établisse des critères de différenciation liés à chaque contexte national.

Pour terminer revenons en France. Vous avez évoqué les conséquences des attentats en matière de libertés publiques, et là, à la faveur de la crise des Gilets Jaunes, nous revoyons émerger l’idée d’instaurer l’état d’urgence. C’est ce que vous dénoncez comme une forme de normalisation de la justice d’exception ?
C’est devenu un réflexe. Mais je suis très consciente que ces propos raisonnables mais complexes sont inaudibles quand les émotions submergent toute raison. Il y a une telle accumulation de malentendus sur les questions liées à la mondialisation que nous sommes entrés dans un domaine qui relève plus des émotions et des automatismes liés aux émotions que de la raison. Le terroriste répand la terreur (c’est sa raison d’être) et les Gilets jaunes sont des gens en colère. La colère et la terreur nous placent dans le domaine des pulsions et non dans celui des raisonnements logiques. On a l’impression d’un dialogues de sourds entre ceux qui s’expriment par les émotions et ceux qui répondent par un discours rationnel. Brandir l’état d’urgence comme solution à tous les problèmes actuels, qui sont d’abord économiques et sociaux, c’est évidemment absurde. D’autant que ces difficultés sociales sont de plus en plus difficiles à combattre puisque nous sommes dans un monde interdépendant. C’est ce que je développais dans mon livre Aux quatre vents du monde : Petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation (Seuil). Les problèmes qui apparaissent d’abord comme nationaux dépendent en réalité le plus souvent de la configuration mondiale. Les États traditionnels ont une autonomie de plus en plus étroite. Dans la plupart des domaines sensibles les problèmes sont déjà interdépendants c’est-à-dire transnationaux, alors que les décisions restent pour l’essentiel au niveau national. Il y a une dissociation entre le système international et des États-Nations, États souverains, solitaires, autonomes, indépendants. Car dans la pratique, l’interdépendance s’impose, ce qui devrait non pas abolir la souveraineté mais la rendre solidaire… solidaire plutôt que solitaire. Chaque État devrait prendre en charge une part des intérêts communs de l’humanité. C’est ainsi que les Chinois ont intégré dans le préambule de leur constitution modifiée en 2018 l’idée que l’État chinois contribue à « bâtir un destin commun pour l’humanité ». Il serait souhaitable que la Chine ne soit pas la seule à consacrer cette communauté de destin dans sa constitution.

Vous avez signé en mai un appel à réformer les institutions en France. Est-ce bien à ce niveau que cela se joue, notamment s’agissant de la crise de la légitimité et de la représentation que connaît aujourd’hui le pouvoir ?
Je ne crois pas qu’une réforme de la constitution règlera tous les problèmes internes, d’autant que l’enjeu ce ne devrait pas être seulement l’efficacité, mais aussi le respect de l’État de droit. Bien sûr que la constitution est amendable, elle l’a déjà été à de nombreuses reprises notamment par un renforcement bienvenu des pouvoirs et des compétences du Conseil constitutionnel, un rééquilibrage utile. À mon sens ce qui devrait être ajouté – mais ce n’est pas la priorité actuelle –, c’est la prise en compte d’une partie des intérêts communs de l’humanité. La France est un État souverain mais elle a vocation à être solidaire à l’échelle mondiale dans des domaines comme l’environnement et le climat. Et même au-delà de l’environnement et du climat, il faut intégrer dans la constitution l’ambition de la France à participer à la protection des biens communs de l’humanité. Mais il est probable que telle n’est pas la priorité actuelle en France.


Raphaël Bourgois

Journaliste