Art Contemporain

Alain Bublex : « Penser la mobilité essentiellement comme la liberté du déplacement, c’est se fourvoyer »

Journaliste

Le samedi 15 décembre marque l’acte V de la mobilisation des Gilets Jaunes. Plus le mouvement avance, plus ce qui apparaissait d’abord comme une réaction à la cherté de l’essence se révèle plus largement lié à des enjeux de mobilité. Une question depuis toujours au cœur du travail de l’artiste contemporain Alain Bublex.

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Alain Bublex est artiste, plasticien mais il a la particularité d’avoir été, pendant 20 ans, designer pour l’industrie automobile. S’il a bifurqué, c’est comme il le dit joliment « parce qu’ils voulaient faire des bénéfices, alors que moi je voulais faire des voitures ». Depuis de nombreuses années, son travail interroge notre rapport à la mobilité, parcourt le périurbain, dessine des automobiles rétro-futuristes, explore l’utopie architecturale. On peut par exemple voir en ce moment à la Cité nationale de l’architecture à Paris sa série inspirée du Plan Voisin de Le Corbusier ; à la rentrée, il participera à l’exposition « Mobile/Immobile » proposée à partir du 16 janvier aux Archives Nationales. Alors que l’acte V de la mobilisation des Gilets Jaunes doit se tenir à Paris et ailleurs en France, les éléments déclencheurs du mouvement semblent un lointain souvenir. AOC y revient à travers le regard d’un artiste. RB

La mobilisation des Gilets Jaunes, qui a beaucoup évolué depuis son origine, part initialement d’une crise de la mobilité. C’est une question qui est au cœur de votre travail. Quel regard portez-vous sur ce mouvement ?
Je suis assez partagé, mais j’ai été surpris que ce mouvement démarre sur ces problématiques liées à la mobilité. La revendication de départ qui contestait le rattrapage de la taxation du diesel sur l’essence, me posait problème, car enfin il faudra bien quand même trouver un levier pour diminuer la part du diesel dans l’automobile, je ne me sentais pas du tout en phase avec ça. Jusqu’à ce que je comprenne qu’une autre solution aurait consisté à diminuer la taxation de l’essence jusqu’à ce qu’elle atteigne le niveau de celle du diesel, ce qui aurait le même résultat pour la part des carburants. En revanche, ce à quoi on est confronté aujourd’hui en France ne me surprend pas beaucoup. En dehors des questions de mobilité, et pour évoquer des enjeux de politique générale ou de politique économique, j’étais très sceptique sur les chances du gouvernement actuel de se maintenir longtemps, même si je ne m’imaginais pas, encore une fois, pareil phénomène de révolte. Le paradoxe est que si nous sommes autant soumis à des mouvements pendulaires c’est surtout qu’on refuse de se déplacer. Et ce que l’on a pris l’habitude de qualifier de mobilité cache en fait un fort désir d’immobilité. C’est parce que nous n’envisageons pas, ou ne pouvons pas, déménager pour nous rapprocher de notre lieu de travail que nous sommes confrontés à des déplacements quotidiens de plus en plus longs. L’obligation de prendre la voiture ou d’utiliser les transports en commun pour aller travailler provient d’un très fort ancrage au local. Des distances de 30, 40, 50 km sont fréquentes, ce qui nous aurait paru inimaginable il y a 40 ans. Mais, et il faut insister sur ce point, cette mobilité quotidienne est une conséquence désastreuse de l’illusion de l’ancrage, la croyance que le pays, la ville, le quartier et parfois même le pâté de maison dans lequel on vit aurait des qualités qu’on ne pourrait retrouver nulle part ailleurs.

Il y a une problématique qui émerge d’ailleurs à ce sujet, c’est la part du choix et de la contrainte dans le fait d’aller s’installer dans ces zones périurbaines où la contestation a éclaté.
C’est vrai qu’on a l’impression de faire un choix, celui de privilégier le cadre de vie quitte à compenser avec les déplacements. Et d’ailleurs, l’offre de déplacement augmente et se perfectionne sans cesse, nouveaux trains, nouvelles lignes de banlieues, nouveaux autoroutes, voitures plus confortables et silencieuses, tout va effectivement plus vite, mais on ne gagne pas de temps puisqu’on va aussi plus loin. La mobilité est associée à l’idée de liberté, mais assez rapidement, on constate que les contraintes, celles des horaires, des pannes et des embouteillages, mais aussi du coût de cette mobilité vient sérieusement réduire cette impression première de liberté, jusqu’à l’annihiler complètement, c’est ce qui arrive aujourd’hui. On est prisonnier du monde et des infrastructures qu’on a créés.

Comment faire œuvre à partir de ces constats ?
Les réflexions que je faisais ne sont pas le matériau d’une œuvre mais me sont inspirées par des choses que j’ai remarquées en travaillant sur les banlieues, et sur le Grand Paris plus particulièrement… Toutes ça repose plutôt sur le paysage en général, un domaine qui m’intéresse et me questionne depuis longtemps. Qu’est-ce que c’est que le paysage ? Dans quel environnement construit, artificiel, évolue-t-on ? Pourquoi l’environnement a-t-il ces formes ? Pourquoi en est-on les maîtres et les victimes. Plusieurs de mes travaux recoupent cet intérêt-là. J’avais suivi de près les résultats de la consultation du Grand Paris, une des choses qui m’avaient surprises c’est que l’on sentait bien qu’en définitive les architectes n’avaient aucune expérience des territoires qu’ils devaient étudier. Et j’ai réalisé que moi non plus, je n’avais aucune idée de ce qu’étaient les banlieues du Grand Paris. Je veux dire, j’en connaissais bien quelques parties, les endroits où je m’étais rendu pour diverses raisons, voir des expositions, ou des amis, mais je n’avais aucune vision d’ensemble. Pourtant, la plupart des noms m’étaient familiers depuis longtemps, parce que ce sont ceux du réseau de RER. Des noms souvent poétiques comme Sucy Bonneuil, Montfermeil ou Viroflay, ils devaient recouvrir des réalités bien différentes dont j’ignorais tout. L’idée de les inventorier s’est rapidement imposée à moi, matinée du désir de découvrir les paysages qui abritaient la vie de mes contemporains. Qu’est-ce que les gens voient, vivent, que je ne vis pas. Quand je voyage en train ou en voiture et que je traverse des petites localités je me demande toujours à quoi ressemble la vie là ? De quoi on vit, où on va… C’est cela qui me porte à aller voir.

Mais vous le faites à partir de dispositifs très précis, très contraints.
J’ai décidé , avec mon projet « Contributions » de prendre le RER et de m’arrêter dans chacune des stations pour en photographier les abords, j’ai toujours le sentiment que de devoir faire une sélection biaise la chose, la limite à des lieux communs. On irait par exemple plutôt visiter un quartier exemplaire en matière d’urbanisme, ou pittoresque. En suivant le plan du RER, je m’assurais d’aller nulle part en particulier et aussi un peu partout, de voir des paysages que personnes ne m’aurait recommandé en particulier. Mais aussi de voir un paysage commun et partagé par les millions de franciliens qui empruntent les trains chaque jour.  Le plan du RER était une contrainte, oui, mais il ouvrait aussi sur de nombreux paysages qui m’étaient inconnus. Il soulignait aussi les limites propres à tout inventaire. Une autre contribution du même genre s’appelle « Impression de France » et m’a été inspirée par le travail de Depardon sur la France des sous-préfectures. On sent chez lui poindre ce problème des sous-préfectures, des petites villes, de ces villes moyennes ou petites dans lesquelles les conditions de la modernité ne se résolvent pas de la même manière que dans les grandes villes. Disons que les avantages y apparaissent de façon moins évidente. Dans le travail de Depardon, Il y avait deux aspects qui m’avaient frappé et qui avaient trait à une apparente naïveté du protocole : il y a une surreprésentation des frontières dans les sites de prises de vue. Photographier ou filmer le bord de mer n’est pas si étonnant parce que les lieux sont photogéniques, mais ses sites forment une ligne qui court de la frontière belge jusqu’à la méditerranée. Certaines régions, aussi, étaient surreprésentées j’ai compris par la suite que Depardon avait obtenu des subventions de la part de certaines régions. Les autres sites forment des lignes qui vont de chez lui aux régions en question. Je me suis trouvé bien loin d’un inventaire sans programme, d’une errance dans la France de province.

En fait, on va de Paris aux régions commanditaires en laissant de côté de nombreux territoires. Mais la ligne de sites la plus continue reste celle de la frontière, comme si le photographe, tout en cherchant à représenter la France, cherchait aussi à la circonscrire. À marquer l’endroit où elle s’arrête. J’ai trouvé ça curieux. Pour reprendre le travail là où il l’interrompt et combler les trous de la campagne de Depardon, j’ai demandé au département géographie de l’université de Caen de définir une sorte de grille qui déterminerait des sites de prise de vue qui seraient régulièrement espacés. Comme pour donner une place égale à tous lieux. Je me suis rendu sur la plupart de ces points pour photographier à mon tour et dresser un portrait du paysage français, du paysage des sous-préfectures qui ne soit pas orienté de la même manière que celui de Depardon. Il y a des coins sans habitation, des villages, un arbre, un caillou, mais aussi une banlieue ou un centre-ville, de manière égale, tous sont également intéressants à mes yeux. Je ne crois pas comme lui qu’il y aurait une vérité plus grande de la France dans les sous-préfectures qu’ailleurs. D’ailleurs, la grille des géographes ne s’arrête pas aux frontières, et certains points se trouvent en dehors du territoire national, je me rends donc en Allemagne ou en Espagne voir où l’idée de la France dans le paysage s’arrêterait. Avant ou après la frontière ? Cela dit, le regard de Depardon sur les villes moyennes en France trouve un relief particulier ces derniers temps !

Ce qui se pose alors, c’est la question de la représentation, artistique évidemment mais aussi politique. Or c’est là aussi une question centrale dans le mouvement des Gilets Jaunes : se rendre visible parce qu’on ne se sent pas représenté et qu’on rejette même dans une certaine mesure l’idée de représentation.
Je n’y avais pas pensé en ces termes. J’ai le sentiment que le paysage nous représente, malgré nous. Pour moi, il a l’avantage de se détacher de manière évidente de la représentation humaine. Il embrasse large d’une certaine manière, on sort toujours un peu des expériences ou des vécus particuliers pour livrer un portrait plus collectif. Le paysage c’est un peu nous tous, pris collectivement. Le paysage repose sur une ambivalence des relations entre l’environnement, le regard et les images. Philippe Descola en fait une description très juste : on voit un paysage quand on retrouve dans un environnement la beauté d’une image, photographie ou peinture admirée précédemment. On reconnaît un paysage plutôt qu’on le découvre. On n’est moins touché par la beauté d’un lieu qu’on ne reconnaît en lui la beauté d’une image. Ça ouvre un champ d’action, faire des images, c’est aussi produire de nouveaux paysages, ouvrir de nouveaux champs au regard ou plutôt rendre différemment visible ce qui nous entoure. L’idée de photographier la France par exemple, ce n’est pas exposer la justesse ou la singularité de mon regard, mais c’est rendre visible le commun.

Vous vous intéressez aux paysages et à l’urbanisme. Vous avez par exemple proposé une série d’œuvres en référence au Plan Voisin imaginé par l’architecte Le Corbusier qui livre une vision bien spécifique du rapport entre le centre et la périphérie. Est-ce que vous pouvez nous parler de cette œuvre qu’on peut voir actuellement à la Cité nationale de l’architecture à Paris.
Pour moi le Plan Voisin est au carrefour de plusieurs éléments. Il représente d’abord un intérêt pour le Corbusier et en particulier pour son travail produit entre 1925 et 1940, qui m’intrigue par son côté iconoclaste et cette idée ancrée chez Le Corbusier de se situer dans la continuité de l’histoire de la production des grands sites parisiens, une histoire faite de grandeur, de violence, de destruction. Cette idée de la grandeur et de l’échelle nécessaire au monument dans son époque est bien rendue dans certains dessins du Moyen Âge qui révèlent que l’on n’hésitait pas à raser la moitié d’une ville pour bâtir une cathédrale. Le Corbusier se place dans le prolongement de ces politiques, les mêmes qui ont conduit au percement des avenues haussmanniennes, à l’érection des grands monuments, le Panthéon, le Sacré Cœur, la tour Eiffel… Pour Le Corbusier on devait poursuivre, et le vingtième siècle devait donner à Paris un monument aussi marquant que ceux des siècles précédents. D’où l’idée d’un nouveau centre des affaires et de nouvelles autoroutes qui traverseraient le centre de part en part. Ce qui m’intrigue entre-autre, c’est que quelle que soit l’époque, ces projets étaient difficilement admis et ont toujours rencontré une forte résistance. Assez rapidement, en m‘intéressant au Plan Voisin j’ai réalisé que son pendant était une sorte d’inversion et que Le Corbusier proposait de construire les grands ensembles dans le centre de la ville, donc d’inverser banlieue et périphérie. J’ai voulu le modéliser. Peu de temps avant, j’avais été consulté par des ateliers de Cergy Pontoise sur la question de la centralité de la ville nouvelle, où Pontoise, la ville ancienne, était censé devenir le centre-ville de la nouvelle agglomération, tout en étant un peu à l’écart. Évidemment, cela ne fonctionne pas du tout comme ainsi : la ville nouvelle n’a pas de centre. J’avais proposé de contourner le problème en prétendant que ce qui produit la centralité n’est peut-être pas une aire géographique mais, à l’ère de l’automobile et de la signalisation routière, la centralité serait produite par la densité des circulations. J’avais proposé aux de placer simplement des panneaux à tous les carrefours indiquant la même direction dans Pontoise. Sans autre travaux, le lieu, fatalement encombré, aurait toutes les caractéristiques d’un centre-ville.

Mais quel lien avec le Plan Voisin ?
Avec le Plan Voisin, l’idée m’était restée que ce qui produisait la centralité n’était pas un lieu, mais plutôt le signe d’une activité : les signaux lumineux, les marques, etc. Dans la ville aussi, dans Paris les quartiers qui nous semblent centraux ne sont pas forcément au centre. Le centre géographique est plutôt morne quand on y pense. L’Ile de la Cité, personne n’y met jamais les pieds en dehors des touristes. Je n’y suis pas allé depuis longtemps. On la traverse et on va de Saint-Michel à Châtelet qui sont décentrés mais où l’activité est bien attrayante. En modélisant le projet de Le Corbusier jusqu’à son terme, j’arrivais assez naturellement à une inversion : les Grands Ensembles occupaient le centre de la ville, chassant l’activité économique et commerciale vers la périphérie. Une centre ville périphérique, du point de vue de l’automobile, c’est tout à fait possible. Les images montrent le boulevard périphérique transformé en centre par la présence des enseignes commerciales qui témoignent de l’activité. Elles sont à la fois familières et étranges, toutes les enseignes sont bien parisiennes, mais l’atmosphère fait penser à n’importe qu’elle ville construite au vingtième siècle. J’aimais bien arriver aussi à un résultat paradoxal : la pensée la plus normative en termes de projection urbaine – très ascétique ou quasi-religieux chez Le Corbusier, comme s’il était le maitre d’un ordre religieux où l’on serait tous amenés à vivre un jour – cette pensée normative, si on dépliait les choses un peu lentement et si on acceptait l’histoire du siècle, aboutissait à quelque chose qui n’est rien de plus que le réel de toutes les autres villes. Comme s’il y avait toujours une usure de l’histoire : les pensées les plus normatives ne résistent pas à l’épreuve du réel ; comme si l’on faisait la même chose partout et tout le temps. Le monde meilleur du Corbusier aboutissait quand même à quelque chose qui ressemblait à Tokyo.

Pour vous, le centre est défini par les voitures et les embouteillages. En tant qu’ancien designer automobile, quel regard portez-vous sur la place qu’a la voiture aujourd’hui ? Comme potentiel de liberté, mais aussi comme contrainte et aliénation – ce dont témoignent les gilets Jaunes en manifestant ?
C’est un objet physique et un domaine économique très paradoxal en fait. Tout le monde ou presque ressent bien l’absurdité de cet objet, mais il est encore plus absurde quand on pense à ce qu’il pourrait être. La fracture de l’absurdité apparait très clairement dans l’actualité récente : les automobiles comme objets physiques ne sont pas du tout conçues pour répondre aux besoins de la société, y compris dans ses besoins de mobilité. Les constructeurs automobiles, leurs milliers d’employés, sont souvent des passionnés d’automobile. Mais ils produisent des objets obsolètes, mélancoliques et nostalgiques qui renvoient à l’automobile de leur enfance, celle des années 60, ce monde encore moderne dans lequel la performance, la dimension, la qualité des galbes, les reflets d’une peinture métallisée, la brillance des chromes ou que sais-je… véhiculaient quelque que chose d’exceptionnel, qui surpassait le savoir-faire par ses qualités esthétiques, par sa finition. Comme un objet d’art, au sens d’artisanat. Tous ces constructeurs, animés par ce désir mélancolique, produisent des objets qui n’ont plus de sens aujourd’hui. Ce décalage me fascine, parce qu’on n’est plus dans la question politique, sociale ou économique, mais vraiment dans ce qui me concerne moi, la production des objets. Comme artiste, comme plasticien, les formes me parlent et la forme des voitures me dit quelque chose du monde qui les produit, mais aussi du monde qui les reçoit. Et là il y a des antagonismes et des disproportions très fortes, d’une immense absurdité. À grands renforts de publicité et de communication, on arrive à maintenir de manière très artificielle un modèle économique totalement inadapté. Je le regrette parce que la voiture comme objet abstrait est tout à fait incroyable quand on y pense. Cette micro-architecture, qui se met en mouvement et nous transporte, a quelque chose de l’expérience physique de l’espace et de l’être qui est juste inimaginable et magique. Mais qui n’a rien à voir avec les gros machins chromés, bruyants et polluants qui nous encombrent.

Cela me fait penser au Futur n’existe pas, que vous avez publié avec Elie During chez B42. Le futur est une représentation dans le passé et tombe toujours à plat.
Oui, cette représentation ne se révèle jamais. Le futur n’existe pas et c’est pour ça qu’il est intéressant. Le futur c’est de la projection, ce n’est pas du présent qui va arriver. Mais ce qui va arriver dépend de la manière dont on réagit à cette projection.

La voiture relève autant de la mobilité géographique que de la mobilité sociale – une mobilité totale. Ou est-ce une utopie de se le représenter ainsi ?
Pour moi, la voiture c’est un peu comme le paysage, c’est un objet qui me permet de nous comprendre. Je n’ai pas d’affect particulier pour les voitures, je ne suis pas un passionné. Je connais les marques parce que j’ai travaillé dans l’industrie automobile. Elles m’intriguent plutôt, c’est un sujet d’étude. Cela crée des quiproquos avec les passionnés d’automobile et ses détracteurs. On me prend tantôt pour un passionné, tantôt on s’étonne de la désinvolture avec laquelle je parle des marques. C’est parce que je n’ai pas d’idée a priori de l’automobile : je regarde l’objet et l’objet me parle de nous. Et en effet, elle porte autant la mobilité sociale que la mobilité géographique. Quand on regarde les nouvelles voitures dans la rue, l’effet de représentation fonctionne toujours étonnamment bien. Pourtant il s’agit d’un objet dont on pourrait penser qu’il est obscène et décrié depuis au moins 40 ans. On pourrait penser que depuis les années 70, la société dans son ensemble devrait se départir de la voiture, mais force est de constater que ce n’est pas le cas. C’est astronomique le nombre de voitures vendues dans le monde, c’est sidérant. Il y a au moins 3 ou 4 constructeurs qui en vendent plus de 10 millions par an, ce qui est colossal. On se demande comment il peut y avoir 30 ou 40 millions de voitures nouvelles vendues par an, surtout quand soi-même on n’en a pas. C’est une étrangeté.

Comment allez-vous justement explorer cette étrangeté par la forme ?
Pour le moment je ne sais pas si je le mets en forme dans mon travail. C’est peut-être le cas mais je ne le fais pas de manière intentionnelle. Mais le paysage animé par les mouvements qui le parcourent est effectivement au centre de mon travail. Cela révèle peut-être quelque chose que j’ai dit, mais je ne l’ai pas encore pensé moi-même. Je ne pense pas à ce que mon travail dit. Mon travail est une production de formes, qui s’appuie sur des centres d’intérêt mais dont je suis le premier public. C’est une fois que le travail est fait, sur la base d’intuitions, de conjonctions, de trajectoires, de carrefours… qu’il m’apparait comme une évidence. C’est une fois qu’il est réalisé et exposé que j’en comprends la signification.

Mais comment s’opèrent les choix de formes ou même de médiums (la peinture, la photographie, etc.). Ces choix s’imposent à vous ?
D’une certaine manière, oui. Il y a des médiums que je connais déjà et auxquels je pense depuis longtemps, mais je n’ai pas l’impression qu’il y ait des intentions programmatiques, pré-établies. Il y a des habitudes qui s’avèrent fondées par le résultat, que je reproduis plutôt, quelque chose comme ça. Il y a moins de programme qu’on ne l’imagine.

Il y a quand même cette volonté de dessiner des utopies, ou de pousser la logique du réel pour voir ce que ça donne.
Effectivement, et pousser jusqu’au bout les intentions, non pas pour voir ce qu’elles donnent mais à quel point elles donnent du réel. C’est à la rencontre du design, que j’ai pratiqué professionnellement pendant 20 ans, et du travail d’artiste : la certitude que tous les objets, toutes les formes, sont des projets qui s’incarnent. Des projets de table, de vélo, de vie, etc. L’habitude que j’ai acquise au fil du temps de toujours voir le projet derrière l’objet. De quel projet, de quelle idée, l’objet est né ? Et je crois que les objets naissent souvent d’idées généreuses, assez maladroites, qui aboutissent souvent à l’inverse de ce qui était prévu, mais généreuses quand même. On a tendance à voir les projets en termes de contrôle mais il me semble que c’est assez rare. Au final, ce sont certaines activités économiques rendant le projet possible qui produisent le cynisme et le contrôle. Il y a une phrase que j’ai souvent prononcée et qui résume bien cela : « J’ai quitté Renault parce qu’ils voulaient faire des bénéfices, mais moi je voulais faire des voitures. » Je n’étais évidemment pas le seul à vouloir faire des voitures chez Renault, même si je suis l’un des rares à être parti pour cette raison-là. Mais il y a là quelque chose de très différent et les déboires du président de Renault le montrent bien. Il y a quelque chose d’obscène et indécent dans sa stratégie. Si l’objectif de son entreprise est de dégager un maximum de bénéfices en produisant un maximum d’objets, alors qu’on sait bien que cela va contre les intérêts de la collectivité, il y a quelque chose d’irrationnel auquel on ne peut adhérer. Alors qu’en soi, produire des automobiles, ce n’est pas forcément dégager de la marge, c’est à dire voler. C’est leurrer les gens que de leur vendre le plus cher possible quelque chose qu’on a produit le moins cher possible.

L’objectivité, au sens de rapport dépassionné aux choses, est impossible ?
Oui, probablement. On peut parfois se forcer à certaines formes d’objectivité. Je ne doute pas que certains d’entre nous, par l’effort et l’exigence intellectuelle, parviennent à un regard relativement objectif sur ce qui nous occupe. Mais je pense que généralement le regard qu’on porte sur les choses n’est pas très objectif non. C’est même tout l’inverse. Et c’est à la fois démoralisant et passionnant, car je ne crois pas que la subjectivité ait miné l’entreprise humaine. Le monde dans lequel on vit est le résultat de multiples subjectivités, de conflits dans les subjectivités. Ça le rend assez attendrissant, ce monceau d’erreurs, de fausses voies, de voies en perdition. Le philosophe Elie During dit assez bellement que les villes ne sont pas le résultat de tout ce qu’on a construit mais plutôt de tout ce qu’on n’a pas réussi à faire. Je suis souvent animé par la mélancolie du monde, cette espèce de ratage permanent entre l’espoir qu’on place dans les choses et la réalité de ce qu’on arrive à faire.


Raphaël Bourgois

Journaliste

Rayonnages

Arts plastiques