Rediffusion

David Samuels : « Les réseaux sociaux ont totalement détruit la presse comme institution »

Journaliste

Reporter littéraire pour les plus grands magazines américains depuis 25 ans, David Samuels a vu s’effondrer un monde : celui d’une démocratie américaine qui reposait en grande partie sur le quatrième pouvoir. A la vitesse d’un tweet, l’espace public civilisé fut remplacé par une véritable guerre civile de l’information. De ce chaos, une littérature ne manquera sans doute pas de renaître. Rediffusion d’hiver

Lorsqu’au tournant du siècle, à New York,  j’ai rencontré David Samuels la première fois, internet babillait, nos téléphones étaient des Nokia, Trump qu’une tour – et il n’avait pas publié de livre. Il était déjà ce qu’on appelle writer pour de vénérables magazines, objets de nos rêves de journalisme : le New Yorker, Harper’s, Atlantic Monthly… La narrative-non fiction n’existant pas encore, ou plutôt l’étiquette n’ayant pas vu le jour, il ne pouvait logiquement pas en apparaître comme l’une des grandes figures. Ce qui, de fait, était pourtant déjà le cas. David Samuels fait partie, avec David Grann pour ne citer qu’un seul autre nom, de cette génération d’écrivains apparus dans les années 90 via leurs productions journalistiques au long cours, reportages littéraires qui s’inscrivaient dans le sillage d’une Joan Didion ou d’un Tom Wolfe. Ce qu’on ne savait pas à ce moment-là, alors que Facebook et Twitter n’existaient pas, c’est que cette génération serait la dernière à profiter du système des magazines pour vivre assez jeune de la littérature. Alors qu’a paru en français une anthologie de ses reportages – Seul l’amour peut te briser le cœur – retour avec David Samuels sur les profondes mutations qui secouent les médias, la démocratie et la littérature américaine. SB

Vu de France, nous avons parfois l’impression qu’aux Etats-Unis la narrative non-fiction a désormais supplanté la fiction. Qu’en pensez-vous ? N’est-ce qu’une mode ? Une illusion ?
Ce qu’on appelle aujourd’hui narrative non-fiction est, en fait, la seule forme littéraire américaine indigène. Toute les autres formes littéraires auxquelles les américains ont eu recours viennent d’Europe. Si vous vous débarrassez de tous les romans américains, de toutes les pièces de théâtre américaines, de tous les poèmes américains, il manquerait certes des œuvres fabuleuses, de grands auteurs, mais cela n’aurait pas d’impact formel sur ce qu’est la littérature. Ce serait même vrai de Moby Dick, le plus grand livre américain. Je suis certain qu’il existe un très bon roman norvégien qui traite de la chasse à la baleine, que l’on pourrait lire à la place de Moby Dick. Tout cela ne serait pas dramatique sauf si c’est la narrative non-fiction qui vous intéresse. Cette forme littéraire a été inventée en Amérique par les Américains, pour répondre à des questions que seuls les Américains se posent : qui sommes-nous ? Où est la Californie ? Qu’est-ce que les gens font là-bas ? Et qu’est-ce que cela enseigne de l’Amérique ? Je suis américain, qu’est-ce que cela veut dire ? Qui suis-je ? Ces interrogations ressurgissaient quand les auteurs, quelque part, devaient poser les questions les plus bêtes qui soient pour savoir qui ils étaient, où ils étaient, de quoi faisaient -ils partie puisque le pays n’était pas encore délimité, que tout y était possible, qu’on y mettait le cap vers une direction qui n’était pas encore en vue et où on ne savait pas ce qu’on allait trouver… C’était d’abord l’Océan Pacifique avant d’être un ailleurs abstrait.

La narrative non-fiction était une forme littéraire américaine conçue pour répondre à des problématiques américaines, ce qui en fait le fondement de la littérature américaine et de la pensée américaine. Les écrivains empruntèrent exactement cette voie, Hermann Melville étant allé dans la zone la plus lointaine, celle qui représente l’acmé de l’imaginaire américain, le Pacifique sud, où il écrivit de la non-fiction : Taïpi et Omoo, ses premiers livres, dont l’ambition était de décrire littéralement ce que Melville avait trouvé dans son voyage.  Dans une certaine mesure, cette énergie – qu’il fallait retranscrire dans un livre puisqu’il n’y avait pas encore de magazines – est devenue en fait de la fiction, ce qui conduisit à cette apothéose qu’est Moby Dick. Mais on pourrait en dire autant de Walt Whitman, qui était reporter pour un journal, qui sortait de son bureau pour écrire des reportages, qui prenait le ferry de Manhattan à Brooklyn et s’y promenait pour écrire des articles de presse qui, d’une certaine façon, devinrent des poèmes. Tout ceci est également vrai d’Ernest Hemingway. Mais l’essentiel eut lieu au XIXème siècle, moment d’une réflexion fondatrice sur le procédé d’exploration qui démarre par la découverte de quelque chose, se poursuit par la transmission des informations recueillies dans l’ailleurs lointain et enfin la compréhension que l’auteur participe de la création de cet ailleurs. Cette voix-là, c’est la voix américaine. Elle est la contribution américaine à la littérature. Et elle a toujours su trouver une forme nouvelle.

Et ce sont les supports disponibles à certains moments pour les auteurs qui ont fourni les formes ?
Le problème a toujours été de savoir dans quel format la narrative non-fiction pourrait élire domicile. Pendant un moment il y eut une tentative avec le roman, le roman réaliste, le roman réaliste américain … Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? C’était la tentative de proposer une forme capable de retenir l’énergie et ces questionnements dans leur dimension sociale comme dans leur dimension individuelles. Dans les années 1960, les magazines sont arrivés à maturité et pouvaient donc porter cette énergie, et je pense que l’essentiel des grands écrits américains des années 1960 sont parus dans des magazines : l’œuvre de Tom Wolfe, de Joan Didion, de Joseph Mitchell pour les années 1950, transitaient dans les magazines, et les magazines offraient beaucoup d’avantages par rapport au roman, surtout pour des écrivains américains et une audience américaine. D’abord parce que le processus de publication d’un livre aux États-Unis est très lent, très formel, qu’il est très fréquent de finir le livre, de l’avoir édité mais que l’étape de publication prenne un an et demi, voire deux ans … Ce qui ne convient pas à ceux qui ont quelque chose d’urgent à dire. Par ailleurs, l’Amérique est un grand pays et le lectorat des romans, surtout avant le livre de poche, est plus faible que le lectorat d’un bon magazine. Mettez-vous à la place d’un jeune écrivain qui se demande quelle forme l’énergie de la voix américaine pourrait-elle prendre, vous faites face à une forme qui vous offre exactement les lecteurs que vous voulez, qui a suffisamment de crédit pour capter leur attention, et vous savez que votre travail atteindra ces lecteurs trois mois après la livraison du manuscrit. Cette promptitude à laquelle s’ajoute la légitimité de la forme et l’audience captive qui vous est offerte, tous ces arguments étaient irrésistibles pour moi, c’était comme être une rock star et c’est pourquoi tout le monde aimait cela. Les années soixante étaient une époque de forte tension sociale, de dislocation du corps social, les gens pensaient qu’il fallait des réponses à leurs questions car ce qui arrivait à leurs enfants, ce qui survenait dans leurs existences, ce que devenait la musique supposait des changement radicaux… et les magazines étaient alors une forme suffisamment mature pour répondre à ces questionnements. Ils perdirent du terrain dans les années 1980 et 1990, mais avec du talent on pouvait toujours s’en sortir. David Foster Wallace reprenait cette tradition et travaillait chez Harper’s, là où j’ai commencé d’écrire.

Ou William Vollmann pour citer un autre écrivain apparu ainsi…
Oui. Certains écrivains ne se dirigeaient pas vers la magazines. Mais si vous aviez une certaine énergie, il était impossible de vous en passer. Donc je dirais que l’esprit américain, qui a toujours été l’esprit littéraire américain, la seule chose vraiment spécifiquement américain, cette chose que l’Amérique a apporté à la littérature, la voix américaine a trouvé substance dans les magazines de la fin des années 1950 jusqu’à il y a dix ans environ. Cela aura été une aventure de 50 ans. Internet a détruit les fondements de la presse écrite américaine, les journaux, les magazines, mais même sans ses soubassements, l’édifice tenait toujours debout. Ses piliers étaient chancelants, il n’y avait pas d’argent, mais pas non plus de système alternatif valable faisant autorité dans le monde culturel. La façade avait toujours de l’allure, les éditeurs y travaillaient, les écrivains étaient prêt à renoncer à la moitié de leur traitement pour que l’édifice tienne, et le lectorat qui voyait tout cela de l’extérieur, parce qu’il y avait toujours du contenu à lire et aucun produit de remplacement, continuait à fréquenter la presse, même diminuée.

Vous parlez au passé : ce n’est plus le cas ?
Non, ces derniers temps tout est allé très vite, je parle des cinq dernières années même si l’on n’a vraiment pris la mesure du changement qu’avec l’élection de Donald Trump, qui amena à comprendre que les réseaux sociaux avaient complètement détruit la presse comme institution et que plus personne désormais ne regarde la façade du New Yorkerou du New York Times. Facebook , Twitter et Google étaient devenus la nouvelle autorité et ces plateformes technologiques se sont révélées être propriétaires de tous les mécanismes par lesquelsb l’information était distribuée. Les magazines sont morts.

Et avec eux cette forme littéraire spécifique dont vous parliez ?
Non, cette forme demeure la voix américaine, elle est la littérature américaine, elle répond à des questions américaines et elles trouvera, comme elle l’a fait dans le passé, un format dans lequel se fondre. Des formes parallèles sont apparues déjà, qui lui permette de épanouir, à commencer par la télévision, ce qui explique pourquoi ont émergé de grandes séries américaines comme les Sopranos, The Wire, DeadWood, The Americans, … toutes ces séries récupèrent l’énergie des magazines faite œuvre dans un nouveau médium, qui est celui de la série télé, racontant l’histoire d’un lieu et d’un ensemble de personnes, mais qui est aussi notre histoire sous une peau neuve, une forme qui a ses propres atouts, ses règles et ses contraintes… Et l’autre lieu qui recueille cette fameuse énergie c’est tout simplement le livre. J’anticipe là ce que vous verrez apparaître bientôt : une vague de grands auteurs américains de fiction, qui viendra nous submerger dans les dix prochaines années puisque les auteurs auxquels ne convient pas l’écriture collective et l’écriture de séries, qui est une forme très structurée en elle-même, feront leur chemin grâce aux livres, qu’ils les appellent livre de non-fiction, romans ou quoi que ce soit d’autre. C’est la même énergie originelle, qui est maintenant appelée à retourner dans les livres, de la même d’où elle est issue.

Mais comment ces livres vont-ils pouvoir apparaître ?
Le problème est en effet l’édition américaine. Elle est maintenant coincée entre deux monolithes technologiques : d’un côté le seul distributeur de tous les livres, Amazon, qui règne sans partage sur le marché du livre. Les librairies sont mortes, Amazon distribue 75% des livres et ce chiffre est si élevé que cela signifie qu’il contrôle l’entièreté du marché. Si ce n’est pas vendu sur Amazon, ce n’est vendu nulle part ailleurs. L’autre monolithe c’est l’ensemble des réseaux sociaux qui a remplacé la presse : ils sont d’une toute autre espèce, puisque c’est la foule qui y décide. Les éditeurs se trouvaient à distance de leur lecteurs, et entre les deux ensembles on trouvait les journaux, les critiques, les magazines, mais maintenant l’audience forme une foule sur les réseaux sociaux qui vous attend au premier tournant… Si une ligne, dans un livre ne convient pas, si quelqu’un commet le crime de représenter un personnage qui ne lui ressemble pas personnellement, qui est d’une autre origine, d’une autre couleur de peau, alors les éditeurs sont paralysés car ils ne savent comment atteindre le lectorat et le lectorat tel qu’il s’exprime dans les foules de Twitter est hostile à la création de fiction et de littérature. Les éditeurs n’ont pas encore digéré l’idée que les gens qui passent leur vie sur Twitter ne lisent pas de livres… qu’ils sont d’une autre espèce. Comment parler au lectorat ? Comment leur mettre des livres entre les mains ? Les éditeurs sont coincés.

Vous entrevoyez une solution ?
C’est un problème majeur, mais je pense qu’il sera résolu. Nous verrons quel éditeur comprend tout cela et n’en est pas effrayé, et ce qu’il publiera et créera ce sera le mécanisme grâce auquel apparaitra une forme de samizdat, avec des livres d’auteurs qui souhaitent parler franchement, dans une voix que n’étrangle pas la peur des foules. Et je crois que la littérature alors sera merveilleuse parce qu’il y a beaucoup d’écrivains très brillants et que l’Amérique est une société bloquée par beaucoup de stress ces derniers-temps, et cela représente une ressource pour ceux qui sont capables de s’accommoder de ce stress et de cette pression. Le point important, pour plusieurs institutions, est de faire un pas en avant de sorte que les individus se sentent moins isolés et aient moins peur pour eux, ce qui leur donnera davantage de stabilité. Quelqu’un s’en chargera un jour.

Si la littérature a déserté les magazines n’est-ce pas aussi en raison d’une forme de professionalisation du journalisme, d’une recherche mécanique et rituelle de ce que, dans le métier, on appelle « objectivité» ? Pour beaucoup de journalistes, la fiction c’est le diable…
Je doute que ceux qui considèrent ainsi la fiction soient de fervents lecteurs… Pourquoi la fiction dérange-t-elle tant ? En Amérique, la profession de journaliste a été détruite et ceux qui aurait pu autrefois s’engager dans cette critique sont désormais au chômage… Twitter et les réseaux sociaux sont les instruments d’une gigantesque fiction, du comportement et de la pensée moutonniers. L’idée que cela représente un challenge pour la fiction est illusoire et alimentée par un groupe de personnes médiocres. Cela se donne à voir dans la politique américaine là où deux théories du complot s’affrontent pour le contrôle de toutes les âmes : celle qui accuse Trump d’intelligence avec la Russie et celle des partisans de Trump selon laquelle un conspiration gigantesque des élites va les emporter, eux et leur héros, et les priver de leurs droits et libertés. Et ces deux théories sont complotistes, elles séduisent deux audiences différentes, qui ont différents niveaux d’éducation. Mais ces théories du complots ont en commun d’être toutes deux très grossières.

En ce sens, le problème de l’objectivité est devenu un vieux problème : quelle est l’autorité qui décide aujourd’hui les règles de l’objectivité : Facebook ? Twitter ? la twittosphère ? La plus grande menace que je puisse imaginer est la révolte contre l’idée de fiction, l’idée qu’il n’y a rien que du réel, que du littéral, que la fiction n’est pas bonne. Alors, une écrivaine blanche hétérosexuelle ne pourrait mettre en scène dans un livre une femme lesbienne ? Si vous vous en tenez à cette logique implacable,  personne ne pourrait écrire de fiction, puisque la fiction est le problème, tout ne devrait être qu’autobiographie. C’est une façon de penser qui, je pense, est très présente sur les réseaux sociaux et qui est très hostile à toute forme de création littéraire, qu’il s’agisse ou non de fiction, c’est une exigence à tout prendre à la lettre.

Comment considérez-vous les expériences littéraires produites en réaction au storytelling, tous ces efforts pour produire une littérature qui cherche à s’émanciper des histoires ?
Dans quelle mesure les poètes ont-ils une influence cachée sur le monde ? Je ne sais pas, mais je ne sais pas non plus si quelque poète que ce soit ait un jour fait du mal à qui que ce soit… sauf peut-être Mao… ou Staline, qui était poète également. Le fait est que je crois que l’idée d’un reflux d’ensemble des écrivains dans des formes littéraires qui ne sont que pures formes et qui sont ainsi abstraites de tous les questionnements sociétaux n’a produit que de la littérature stérile. En Amérique, certaines formes d’écriture, vu comme elles sont produites, sont devenues captives des universités qui les ont suscitées au départ, et sont devenues des exercices académiques qui visent à faire reconnaître l’excellence, oubliant du même coup l’idée d’histoire, d’audience ou que sais-je… Si le storytelling est devenu une si puissante technologie de pouvoir c’est que les gens en ont besoin pour survivre. Et à mon sens, le fait d’avoir des raconteurs d’histoires se comportant comme tels à la Maison-Blanche et manipulant le public grâce à des histoires est un indice de la nécessité et de la centralité du storytelling. Il faut se demander qui raconte ces histoires, pour dire quoi, dans quel but ? Je pense qu’il y a aujourd’hui une très grosse pression qui pousse la fiction à servir de technologie de gouvernement ou d’instrument d’ingénierie sociale et nous avons vu qu’auparavant l’Union Soviétique l’avait utilisé pendant des décennies, via le réalisme socialiste ; l’image de l’écrivain pris dans sa datcha comme membre de l’union des écrivains était destinée à formuler une image positive de la révolution socialiste. Combien de ces écrivains lisons-nous encore désormais ? Aucun. Nous lisons les livres qui circulaient dans le samizdat, qui se passaient de la main à la main qu’il s’agisse de Boulgakov ou de Soljenitsyne. Et j’ai utilisé plus tôt dans l’entretien le mot samizdatà dessein : je pense que nous connaîtrons une époque – c’est assez facile de le concevoir dans mon esprit à la manière de Don DeLillo – où des textes seront mis en circulation par des romanciers et des écrivains, que ces textes aient ou non la forme du roman ou la forme de la narrative non-fiction, qu’en tout cas dans ces textes s’épancheront ces idées interdites, et que le langage y sera une révolte contre la langue agréée et les représentations plébiscitées.

Ces œuvres auront du mal à se tailler une place dans le marché mais elles pourvoiront à un besoin humain fondamental qui permettra aux personnes de les utiliser pour donner sens à leur vie et pour comprendre les connexions à autrui, leur gouvernement, la société dans laquelle ils vivent et de comprendre ce qu’ils ressentent même si leurs sentiments et pensées subissent les pressions des histoires officielles. Pour moi, l’importance des écrivains, des histoires et des raconteurs est capitale. Et tout particulièrement les écrivains qui ne sont pas assujettis à l’État et qui ne se comportent pas comme se comportaient les représentants du réalisme socialiste et qui souhaitent montrer les contradictions, la douleur, l’humour et la nature transgressive de leur personnalité. Je pense que nous vivons une époque terriblement excitante pour les écrivains puisque je crois que la porte est ouverte à l’écriture plus qu’à la composition de marchandises et de performances élitistes, pour redevenir vraiment vivant.  Quand on essaye de faire taire les écrivains, de les assassiner ou quoi que ce soit d’autre, ce sont les moments où vous savez que ce que vous faites est particulièrement important.

Quels liens établissez-vous entre la politique de Trump, et le récit que vous venez de faire ? Trump est-il un produit de ces évoluions et accélère-t-il le processus que vous venez de décrire ?
Les deux. Selon moi, Trump a inventé une nouvelle technologie de pouvoir qui est entièrement rendue possible par les nouvelles techniques et par les besoins que ces techniques ont générés.  En d’autres termes : le moyen de communication principal de Trump est Twitter, mais pas Twitter seul. Twitter et les meetings politiques. Pourquoi donc ? Parce que les réseaux sociaux isolent les personnes, les font se sentir seules, et leur donnent l’illusion de la communauté sauf qu’il n’y a aucune humanité, aucun contact humain sur Twitter, et que tout cela n’est qu’un jeu de masques.

Et il y avait la télévision…
Oui, Trump a construit son personnage, son rôle, grâce à la télévision. La télévision est entrée en ligne de compte comme un support : la technologie de pouvoir de Trump en appelle à deux éléments, le premier est Twitter et les réseaux sociaux, le second est le rassemblement politique. Ainsi Trump répond au problème de l’isolement de l’audience atteinte sur internet, il ne dit pas seulement « je vais communiquer avec vous sur Twitter », ce qui n’aurait fait que approfondir l’isolement des personnes et les faire se sentir démunies, Trump aurait perdu leur soutien, et elles sombreraient dans la dépression. Mais offrez à ces personnes la possibilité de retrouver 40 000 autres personnes dans un stade qui se comportent et pensent pareil, alors tout à coup vous avez rompu l’isolement et vous avez prodigué l’humanité et la ferveur dont tous ces gens avaient besoin. Bien sûr, ce rassemblement nous semble un retour en arrière et nous effraie, c’est un meeting présidé par une figure semi autoritaire qui jacte et rabâche son racisme.

Twitter et les meetings bondés : chacun corrige les manquements de l’autre. La diffusion des meetings à la télévision en accroît la réception et rend l’expérience partageable par 10, 20, 50 fois plus de personnes qui peuvent s’y connecter et le voir. Et peu importe ce que les commentateurs ajoutent avant ou après le meeting. Ce qui compte est que vous vous soyez connectés, que vous ayez vu le meeting et que vous vous laissiez devenir un membre de la foule qui était physiquement présente et qui est montrée à la télévision. Je considère Donald Trump comme la première personne, et qui ne sera pas la dernière, à reprendre à son compte ces technologies, leur potentiel émotionnel et la façon de les utiliser.

Les personnes qui dirigeaient la campagne de Hilary Clinton étaient des technocrates, ils considéraient les technologies comme des moyens de communication à usage simple, pour découper finement l’audience et viser proprement ses différentes parties. En fin de compte, les cibles de cette communication ne se déplaçaient pas dans les meetings, parce que la communication par les nouvelles technologies est froide, et qu’elle met à distance du candidat communiquant. Même au sein des électeurs de Hillary Clinton, elle n’était pas la candidate des primaires qui inspirait la sympathie, comme l’était Bernie Sanders. Elle n’était que la favorite de 20% des électeurs. Trump était le candidat favori de 40 ou 45% de son électorat. De ce point de vue-là, le résultat électoral fut décevant : Trump était de loin le candidat le plus populaire dans cette élection. S’il s’était agi d’une élection parlementaire on aurait vu Trump remporter 40 ou 45% des voix, Hillary entre 17 et 20% , et Bernie Sanders remporter 20 ou 25% du vote.

Trump a été entièrement rendu possible par la destruction de la presse et par l’émergence des réseaux sociaux à la place de la presse. Il comprit l’importance de Twitter, mais aussi le vide émotionnel que cette technologie laissait derrière elle et comment le combler. Pour cela, on peut dire que Trump est un génie de la politique et était bien en avance dans la compréhension des implications de ce changement technologique et de la façon d’en tirer les avantages nécessaires pour remporter l’élection.

Que dire de Trump, en tant que président ?
Ce que je viens d’évoquer est une technologie politique, mais ce n’est pas une technologie de gouvernement, et c’est là que le bât blesse. Donald Trump s’est dressé contre le Parti Républicain avec une offensive très franche envers la corruption du parti. Il appelait les électeurs à s’opposer à l’élite du parti pour le choisir lui, un outsider, à leur place. Cela a fonctionné. Désormais, il est aux commandes de l’exécutif, sans avoir eu un parti pour le soutenir au préalable. Maintenant, les deux tiers du Parti Républicain sont en faveur de Trump, et le dernier tiers lui est hostile. Le Parti Démocrate est, évidemment, foncièrement opposé à Trump. Cela rendit crucial et évident le manque de personnes pour honorer toutes les fonctions de gouvernement. Donc Trump a trouvé un groupe d’opportunistes, de bandits, de ratés et consorts, et à cause de cela sa propre branche de gouvernement n’est pas entièrement acquise à sa cause parce qu’elle ne sait pas véritablement qui il est. Le gouvernement américain est quelque chose d’étrange. Il faut un millier de personnes pour disposer des postes au gouvernement, ce qui explique pourquoi les candidats sont supportés par des partis, qui doivent ensuite fournir l’appareil gouvernant : comment être président sans loyaux collègues avec qui travailler et qui sont prêts à suivre vos ordres ? Aujourd’hui, il y a quelque chose de chaotique qui s’est insinué dans toutes les branches du gouvernement. Commet Trump gouverne-t-il ? II essaye de gouvernement en parlant par-dessus la tête des classes supérieures pour s’adresser aux 45% du pays qui le soutient.

Trump peut être aussi vulgaire qu’il veut, et le spectacle qu’il représente peut être aussi effrayant que possible, il le sera toujours moins que n’est la perspective d’une prise de pouvoir sur toutes les institutions de cette nouvelle identité politique américaine, conduisant une révolution abjecte au nom de principes nauséabonds que je refuse que mes enfants connaissent.

La gauche et le centre du Parti Démocrate ont lancé une campagne dans les médias qu’ils contrôlent toujours pour descendre Trump et pour susciter chez lui une réaction démesurée. Le but est d’amener une certaine frange de l’électorat à penser que Trump est tellement hors de contrôle qu’il faut tout faire pour le stopper quitte à ce que la gauche accède au pouvoir.  C’est cela la politique aujourd’hui en Amérique, et tous les partis ont leur théorie du chaos qui a essaimé sur les réseaux sociaux. Le récit de Trump est qu’il existe une conspiration massive des élites pour le détruire et en même temps détruire le pays en en faisant une terre d’accueil pour les immigrés du tiers monde, en délocalisant les emplois en Chine, et en changeant tous les enfants en travestis ; et cela se tourne contre Trump puisque l’élite dénoncée est si corrompue et si profiteuse qu’elle ne reculera devant rien pour contrôler le gouvernement à nouveau, sans respecter le processus électoral.

La théorie du complot à gauche postule que Trump est un agent de Poutine et que la seule explication de sa victoire à l’élection est une conspiration secrète par laquelle les Russes ont incité à voter pour Trump et non pour Hillary Clinton. C’est une folie.

Et c’est, en vérité, ridicule. Si vous exposez cette théorie à mon fils de 13 ans il la réfute immédiatement. Et ils ont réussi à constituer un appareil légal fait d’anciens directeurs des agences de renseignements à la télévision, pour propager cette théorie. Ils savent pourtant bien tout cela est absurde.

Il y a donc une crise. Avec du recul, cela souligne une faillite profonde des institutions aux États-Unis qui a été rendue possible par le fait que, tout à coup, la presse considérée depuis toujours comme le quatrième pouvoir, cet organe non élu du gouvernement, ce mécanisme de distribution des informations et de mise en récit central pour la société, a été détruit et qu’à sa place un nouveau mécanisme qui ne remplit aucune de ses missions ou qui le fait très différemment lui a été substitué. La destruction de la presse a conduit à une crise sociale et institutionnelle qui n’est pas près de se terminer.

Comment avez-vous reçu la récente tribune anonyme qu’un membre de l’AdministrationTrump a fait paraître das le New York Times pour à la fois alerter sur la folie de Trump mais aussi sur le fait que nombre de personnes autour de lui veillent à limiter les dégâts ?
C’est un nouvel épisode, assez anodin, dans la guerre à l’information que se livrent très consciemment les deux camps. Autrefois ce type de guerre relevait de la propagande et visait d’autres pays, d’autres sociétés. Désormais cette guerre prend place au cœur de la société américaine. C’est une guerre civile. Une guerre qui prend la forme de ce type d’échanges de coups, qui s’inscrivent dans les cadre narratifs généraux plutôt vulgaires de théories du complot distinctes. Voilà comment comprendre cette tribune : un nouveau coup. Mais elle pointait néanmoins une réalité : beaucoup de gens qui travaillent au cœur de l’administration Trump ne sont vraiment pas à l’aise avec Donald Trump tout simplement parce qu’il ne représente rien. Il n’est pas membre du Parti Républicain. Il ne dispose d’aucune assise institutionnelle. D’où l’absence de loyauté à son égard. L’auteur de cette tribune ne saurait donc être considéré déloyal, son n’est que le symptôme du chaos général qui règne désormais.

C’est la première fois dans l’histoire du pays ?
De cette manière singulière oui, du fait du rôle désormais joué par ces nouvelles technologies politiques. Mais pour bien saisir ce qu’il se passe, il faut remettre les choses en perspectives et relever que c’est Barack Obama qui le premier a compris ces technologies et les a utilisées comme moyen de gouvernement. C’est l’administration Obama qui, la première, a été confrontée à l’effondrement de la presse. Obama et ses équipes ont réalisé qu’un manque était apparu, et qu’il leur fallait le combler. Ils ont donc utilisé ses nouvelles technologies de communications pour le remplir et vendre directement leurs politiques publiques. En fait, ce qui se passe aujourd’hui avec Trump c’est la version cauchemardesque de ce qu’Obama et ses équipes ont d’abord mis en place. Je suis évidemment très proche culturellement d’Obama et de son gouvernement alors que Trump et le sien sont totalement répulsifs pour moi mais je ne peux pas ignorer qu’il y a un continuum, et que ce qui se passe ne peut pas être expliqué par les personnalités d’Obama et de Trump.

Vous voulez dire qu’il s’agit plutôt d’un changement historique structurel profond ?
D’une révolution même. La révolution du smartphone, un objet qui nous permet de réunir dans notre main deux fonctionnalités qui ont joué un rôle majeur dans l’histoire depuis des siècles et sont à l’origine de changements sociaux considérables : l’imprimerie et le miroir. Il faut se rappeler que la révolution de l’imprimerie apportée par Gutenberg s’est doublée d’une autre révolution, celle de l’invention du miroir de poche : à compter de ce moment là les gens ont pu s’exprimer, lire les pensées des autres mais aussi voir leur reflet sur un objet qu’ils transportaient constamment sur eux. Aujourd’hui ce sont les smartphones que nous trimballons toujours avec nous, des objets technologiques qui pour la première fois permettent de réunir ces deux fonctionnalité. Un smartphone est un miroir, il suffit de voir le nombre de selfie que prennent les gens. C’est aussi bien sûr une petite imprimerie personnelle, qui permet à chacun de publier directement. Vous avez remarqué dans les concerts le nombre de gens qui préfèrent regarder la scène à travers l’écran de leur portable ? C’est pour s’assurer que l’expérience qu’ils sont en train de vivre est bien réelle, ils ont besoin de voir à travers le cadre pour le vérifier parce que c’est désormais dans cet objet qu’ils vivent tous. Et la différence cruciale avec l’époque Gutenberg ne tient pas seulement au fait que les deux fonctionnalité sont réunies dans un même unique objet mais surtout au fait que ces objets sont interconnectés. La révolution ne tient donc pas seulement au fait que tout le monde dispose d’une imprimerie et d’un miroir de poche mais que tout le monde est potentiellement en relation avec tout le monde grâce à des plateformes. Ce que cela signifie pour les sociétés humaines, je serais incapable de le dire. Mais ce que je sais déjà c’est que c’est un énorme changement. Une révolution qui vient de se produire sous nos yeux dans les cinq dernières années seulement. Que sait-on des révolutions de ce type, comme celle provoquées par l’invention de Gutenberg et du miroir de poche ? Qu’elles ne sont pas pour rien dans la survenue d’événements historiques et politiques majeurs… Evidemment l’invention de l’imprimerie a permis la circulation des textes de Shakespeare mais elle a aussi provoqué des chaos institutionnels majeurs, elle a généré des coûts humains et sociaux considérables. Il me semble que nous vivons le début de temps assez comparable.

 

David Samuels, Seul l’amour peut te briser le cœur, éditions du sous-sol, traduit de l’anglais par Louis Armengaud Wurmser, Johan-Frederik Hel Guedj et Mikaël Gomez Guthart, 464 pages


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC