Éric Vuillard : « Il n’existe pas d’écriture soustraite à la vie collective »

Journaliste

L’écrivain Éric Vuillard, prix Goncourt 2017, publie La guerre des pauvres (Acte Sud), un nouveau récit littéraire aux frontières de la fiction et de l’Histoire. Dans l’Europe incandescente du XVIe siècle, Thomas Müntzer, proche de Luther, conduit une révolte qui s’en prend aux puissants et demande plus d’égalité. Comme toujours dans le travail de Vuillard, l’ordre social se trouve interrogé par la littérature. Un bref texte qui résonne fort dans l’actualité.

C’est tout de même une drôle d’expérience, que seule la littérature permet avec autant de force : lire un texte sur une révolte populaire aux fondements religieux, dans le Saint-Empire germanique au XVIe siècle, et se retrouver à chaque page renvoyé à l’actualité des « gilets jaunes ». Prévue plus tard dans l’année, la publication de La Guerre des pauvres (Actes Sud) a été avancée au 4 janvier, et on comprend vite pourquoi tant les 80 pages ciselées par Éric Vuillard posent des questions actuelles : le soulèvement contre l’ordre social, contre les inégalités, la place de la violence, de la colère, la réponse du pouvoir entre dilution et réaction… Dans L’Ordre du jour, qui lui a valu le prix Goncourt 2017, l’écrivain montrait l’importance de la petitesse, des marchandages des industriels allemands dans la montée du nazisme. Ici, c’est Thomas Müntzer, prêtre itinérant, qui tient le rôle central et qui permet à « ceux qui ne sont rien » de faire sauter le verrou de l’ordre social… et, au final, d’être autant des sujets politiques que littéraires. RB

Vos personnages sont toujours plongés dans leur actualité, mais une actualité que seule l’écriture littéraire peut saisir dans toute sa complexité. Comment utilisez-vous la littérature pour interroger l’ordre social ?
La guerre des pauvres est avant tout le récit d’un mouvement au long cours. Il existe une résistance continue, endémique, à l’injustice, au pouvoir, qui laisse dans l’histoire une longue trainée de révoltes, de soulèvements. La Réforme est une date importante de cette histoire collective. Les hommes pensent être égaux et libres, ils se le disent comme ils peuvent, à chaque occasion, dans une langue qui est celle de leur temps. Au XVIe siècle, le christianisme est la seule idéologie qu’ils connaissent, et ils se soulèvent en son nom, au nom d’une lecture plus vivante et plus fidèle de la Bible. On voit que l’histoire des hommes, l’histoire de la pensée, l’histoire sociale est liée à la lecture, à l’écriture. C’est dire combien la littérature est prise dans tout ça. Mais pour raconter cet épisode, le soulèvement de l’homme ordinaire, pendant la Réforme, cette révolte de paysans, d’artisans, de petits commerçants, il faut épouser son effervescence, ne pas se tenir à distance, si l’on ne veut pas rater sa vigueur.

On sent chez vous un vrai intérêt pour le mouvement, son aspect désorganisé, hésitant quand on pourrait avoir tendance à toujours chercher le sens et donc un ordre des choses. C’est ce que vous cherchez, cette sorte de chaos aux effets réels et durables, et dont on va reconstruire le sens a posteriori ?
En 1525, au paroxysme du soulèvement, Müntzer écrit « Ce sont les seigneurs eux-mêmes qui font que le pauvre homme est leur ennemi. S’ils ne veulent pas supprimer les causes de l’émeute, comment cela pourrait-il s’arranger à la longue ? » On voit que la révolte trouve aussitôt son sens, et ce n’est pas moi qui le fixe. Mais ce n’est pas seulement Müntzer qui donne sa signification égalitaire au soulèvement, c’est le fait que cette phrase écrite il y a cinq siècles s’adresse encore à nous ; on dirait que l’homme ordinaire nous fait signe à travers le temps.

Vous le faites aussi en accordant une grande importance aux seconds rôles, à la façon dont l’aventure collective fait émerger des figures inattendues. Avec cette conviction que la littérature doit parler de pouvoir, une idée qui n’était plus vraiment en vogue.
Les rapports de la littérature à la vie sociale dépassent la conjoncture récente. Il n’existe pas d’écriture soustraite à la vie collective. L’histoire littéraire est même une histoire tangente à la vie réelle. Berlin Alexanderplatz, le grand roman d’Alfred Döblin, raconte la vie d’un pauvre-bougre, d’un petit voyou sous la République de Weimar, d’un second rôle en effet : et ce faisant, le roman est une critique des politiques pénales de son temps, de l’autorité carcérale, du partage inégal des richesses. Au fond, il me semble que la littérature, dans son courant majeur, a toujours été l’adversaire de ce qui encadre ou réprime.

Parlez-nous de Thomas Müntzer, le personnage principal de La guerre des pauvres : qu’est-ce qui a déclenché chez vous l’envie d’écrire sur lui, qu’est-ce qu’il représente ?
Thomas Müntzer est avant tout une voix, un ton. La lecture de Müntzer ne peut laisser un écrivain indifférent. Sa prose est habitée, vibrante, imagée, elle charrie une quantité inouïe de citations, morceaux de la Bible qu’elle recrache dans un pêle-mêle effarant. C’est cela écrire, emporter avec soi les textes du passé, les mettre en pièce, les reprendre, les faire siens. Et puis, Müntzer ouvre une séquence. Parmi ceux qui savent écrire, certains clercs se rangent enfin du côté du peuple. Il aura fallu attendre longtemps, la sujétion de l’écriture durait depuis son invention, à la fin du néolithique, depuis les scribes, les comptables de Babylone, les juristes d’Hammourabi. Avec les théologiens réformés, les maitres du langage, les savants, désertent en partie la scène du pouvoir, ils se mettent en rupture de ban.

En dehors de la question de la foi, de l’âme, qui n’est pas une mince affaire, on retrouve chez lui des accents de « gilet jaune ». Vous rappeliez à l’instant son «S’ils ne veulent pas supprimer les causes de l’émeute, comment cela pourrait-il s’arranger à la longue ?»… La guerre des pauvres, celle qui veut faire sauter le verrou de l’ordre social et avoir la peau des puissants est une guerre sans fin ?
Ce qu’écrit Müntzer dans cet extrait suppose qu’on peut supprimer les causes de l’émeute, ce qui rompt radicalement avec toute conception fataliste de l’histoire. La crainte d’une guerre sans fin n’entre pas dans ses perspectives, et, de ce point de vue, le millénarisme est plus moderne que les formes de pessimisme que nous connaissons. Une voie ordinaire de la modération, défendue par ceux qui nous dirigent, consiste à considérer que les choix politiques ne diffèrent en rien de l’administration des affaires, qu’il s’agit d’arbitrer entre des possibilités adjacentes ; tout le reste ne serait que vanité. Au fond, cette opinion, qui se présente comme étant sans alternative, exprime un penchant anti-démocratique ; elle s’appuie sur une conception restrictive de la liberté. Postuler que l’on peut avoir une influence sur le cours des choses rend possible une conception raisonnable de la liberté humaine, et ouvre des perspectives plus excitantes.

Ce qui pose la question de la violence, un thème récurrent dans vos livres. À force de la faire intervenir dans vos récits, quel rôle vous lui donnez ?
Prenez L’ordre du jour, c’est une galerie de scènes d’intérieur, des chefs d’entreprises et des hommes d’État dans un théâtre de boulevard ; pas une voie de fait, pas un coup de feu n’est tiré, c’est même le pire. Tout se négocie, le compromis est toujours possible. La violence est feutrée, planifiée, consentie. La mort des autres ne pèse pas lourd dans les calculs des hommes d’affaire et ne les empêche pas de dormir. La violence n’est pas dans les livres, elle est dans l’histoire, comme la misère n’est pas dans L’Assommoir, mais dans les rues de Paris. Pour prendre un autre exemple, les zones suburbaines des années vingt sont réellement sinistres, et pas seulement dans la prose de Simenon. D’ailleurs, jusque dans les années 60, le cinéma nous montre dans les banlieues une vie assez semblable à ce que décrit Simenon. La morosité de ses descriptions n’est donc pas seulement un attribut de son caractère. Il peint sur le motif.

On retrouve chez Müntzer, dans la façon que vous avez de le dépeindre, cette idée qui vous est chère de la puissance des mots. Vous l’écrivez : « Aux paysans le foin ! aux ouvriers le charbon ! aux terrassiers la poussière ! aux vagabonds la pièce ! et à nous les mots ! Les mots, qui sont une autre convulsion des choses ».
C’est une manière d’évoquer un certain rapport aux mots. Les mots ne sont pas un monde fermé, la littérature ne vit pas enclose dans son périmètre. A chaque fois que je relis le petit poème de Rimbaud, si clair et si énigmatique, à chaque fois que je retombe sur ce vers exalté, alarmant, Nous massacrerons les révoltes logiques, il me semble éprouver cette « autre convulsion des choses ».

La puissance des mots, des textes, comment la restituer dans un récit comme celui-ci ? Par le souffle, un rythme très saccadé, rapide de phrases courtes, une certaine oralité ?
Toute écriture est toujours un rapport entre plusieurs langues, un conflit entre l’oral et l’écrit, entre une langue académique, savante, et une langue vivante. La vocation première de la littérature est de restituer la comédie humaine, et cette comédie se joue avant tout en causant. Mais le degré d’oralité dans une langue dépend de nécessités contingentes, historiques. Ceux qui ont participé à la Commune de Paris, écrivant son histoire ne peuvent le faire dans une langue trop châtiée, il leur faut l’écrire dans une langue modeste, moderne, proche de la parole, afin de ne trahir ni la brusquerie des évènements, des décisions à prendre, ni les protagonistes de cet épisode populaire. La langue de Vallès était pour cela la langue idéale. L’insurgé est un témoignage de premier plan, et le livre est écrit dans une fidélité de forme avec l’événement qu’il relate. Bien sûr, ce ne sont pas des choses que l’on prémédite, c’est l’écriture qui décide, c’est elle qui sonne juste ou faux et qui nous indique si nous racontons l’événement comme il mérite de l’être. En tout cas, il m’a semblé que ce soulèvement de l’homme ordinaire ne pouvait être pris dans la glace d’un compte rendu.

Il faut parler de ce style, parfois familier et argotique, parfois soutenu… toujours avec une pointe de sourire et d’ironie. Face à la révolte de Muntzer, contemporain de Luther, qui veut dépouiller l’Église de ses fastes pour la remettre du côté des pauvres : « Alors il pleut des bulles. Le pape se fâche, et quand le pape se fâche il pleut des bulles ».
Pour évoquer cette guerre des pauvres, il ne fallait pas abdiquer toute écriture un peu altière, un peu haut-perchée. Après tout, il ne manquerait plus qu’on abandonne toute grandeur au moment de parler des petits. Quant au style familier, à l’humour, il fallait se caler sur la prose de Müntzer qui ne manque jamais de railler les puissants. Et après tout, chansonner le pape, se moquer de ses bulles absurdes, du schisme qu’il est incapable de conjurer, c’est prendre au sérieux les thèses de Luther, ces 95 thèses mordantes, et qui, à ce moment-là, sont l’expression la plus vive, la plus moderne de la vérité.

C’est aussi le recours à une écriture très visuelle, on a souvent parlé chez vous d’une écriture « cinématographique ». J’ajouterais volontiers sensorielle, il y a une approche de l’histoire par les sens, l’émotion ?
L’une des caractéristiques universellement revendiquées de l’écriture romanesque, c’est d’incarner des personnages, de les rendre vivants. Et ce n’est pas quelque chose de vulgaire, ce n’est pas juste un tour de passe-passe, un truc d’illusionniste. Une nécessité si générale, un phénomène si profondément inscrit dans la pratique littéraire doit bien avoir une justification sérieuse. C’est que l’émotion, les sensations sont une manière de ne pas se séparer du monde, de ne pas le tenir à distance. Là où l’analyse refroidit les silhouettes, éloigne l’action, la littérature rapproche, rend familier, accessible à tous, intime. Dans Le Sang noir de Guilloux, par exemple, on accompagne Cripure, on est tout près de lui, on voudrait lui crier « attention ! », et ainsi, pendant quelques heures, nous sommes un autre. Il y a là un apprentissage essentiel, un savoir neuf, celui de la prose. On y apprend que le langage est vivant et que la chair n’est pas triste.

Où plongent vos références littéraires ? Plutôt dans le XIXe siècle, on pense évidemment à Fabrice à Waterloo dans la Chartreuse de Parme, ou à Julien Sorel dans Le rouge et le noir précisément pour ce tiraillement de l’âme qui s’ancre dans les émotions et la question sociale ?
Le XIXe français est une séquence unique dans l’histoire littéraire et sociale, une succession d’œuvres capitales, dont l’influence fut universelle, mais aussi une succession de révoltes, de révolutions. L’histoire de la littérature au XIXe siècle est tout entière emportée par les événements extérieurs. Mais ce qui m’intéresse avant tout, ce n’est pas tel ou tel auteur, telle ou telle séquence historique, telle ou telle littérature, c’est le mouvement général. Ce dont on apprend le plus, c’est du pas qui va de Fantine, chez Hugo, à Rosanette, chez Flaubert, de Odette, chez Proust, au bordel, chez Joyce. On traverse ainsi, en suivant ces personnages de prostituées, plusieurs regards sur la vie sociale, on se dépouille lentement de la fable. Avec Hugo, la prostituée n’est plus un destin, mais une condition. Avec Joyce, la prostituée se détache de la courtisane, la chair apparaît, ce n’est plus une simple enveloppe, la sensualité, le ton des voix, les gestes se libèrent de la narration.
La question des émotions, de la vie subjective, intime, rejoint donc aussitôt la question sociale. Mais le mouvement ne s’arrête pas au XIXème siècle, il continue. Les tiraillements de Julien Sorel, ceux d’un jeune homme pauvre et ambitieux, on les retrouve sous une autre forme chez Henry James ou Edith Wharton ; leurs personnages sont tourmentés d’émotions engendrées par la vie sociale. La littérature tente d’éclaircir nos rapports, nos contradictions, de les rendre visibles. Les livres de Wharton ne sont pas de simples portraits de jeunes femmes mondaines, des croquis faits aux courses, comme une lecture trop rapide pourrait le faire croire. Dans Chez les heureux du monde, Lily Bart cherche un mari, ce n’est pas abstrait. C’est même une des grandes affaires de la littérature et de la vie. On nage dedans depuis Balzac. Cette histoire d’un personnage d’abord adulé par la haute société new-yorkaise, puis rejeté, est l’histoire d’une âme, bien sûr, mais c’est avant tout la satire d’une société inégalitaire, snob.

On voit des historiens s’interroger aujourd’hui sur le rôle de l’écriture comme outil de recherche, de connaissance. À l’inverse, quelle est votre relation en tant qu’écrivain à l’histoire comme science sociale, et donc d’une certaine façon à la question de la vérité ?
Lorsqu’Aragon décide d’écrire des poèmes en vers, après la défaire de juin 1940, il réinterprète toute la tradition littéraire ; c’est à la fois tenir compte sérieusement du désastre politique, chercher la voie d’une poésie qui puisse être partagée par tous, et trouver une issue subjective, la forme adéquate à l’expression de ce qu’il pense. Les sciences sociales sont soumises aux mêmes difficultés. Pour choisir un très beau livre, lorsque Malinowski écrit Les Argonautes du Pacifique occidental, il tient la distance critique pour une simple méthode, vierge de toute portée politique, et il néglige dans sa recherche tout le contexte colonial. La lecture de son journal est à ce titre édifiante. Or, le recul, la méthode ne sont pas un appareil stabilisé une fois pour toutes, et les anthropologues de l’époque héroïque des sciences sociales ont écrit dans le sillage de nos troupes. On pourrait dire, sans trop exagérer, que les Dieux d’eau de Marcel Griaule sont un peu l’ombre de nos soldats. Tout savoir est touché, froissé par la contingence, pris dans les rapports sociaux, impliqué. Tout savoir, outre ce qu’il étudie, témoigne de sa propre situation, emporte avec lui des éléments impurs. Ce sont avant tout ces éléments qui m’intéressent, cette contingence du savoir, y compris du savoir littéraire. Il n’existe pas de savoir sans linge sale.

« Les fantaisies sont une des voies de la vérité », vous le pensez vraiment ?
Il y a plus de vérité dans les premiers plans des Temps modernes de Chaplin que dans la plupart des analyses savantes sur la révolution industrielle. Et je ne crois pas être seul à le penser. Le succès universel et non démenti du film laisse envisager que les spectateurs y trouvent quelque vérité.

Revenons à la question centrale qui traverse votre œuvre jusqu’à ce dernier livre : l’inégalité. Vous le dites, un homme orgueilleux est un homme qui se juge l’égal des autres. Mais ça, ça ne devrait plus exister dans des démocraties comme les nôtres ?
Dans un contexte où l’on nous demande sans cesse de céder sur nos opinions, au nom d’un pragmatisme bien discutable, il est normal que l’orgueil revienne. Et ce n’est plus seulement un excès d’amour propre, mais une défense ; l’orgueil protège contre le renoncement. Nos démocraties sont si inégalitaires, si hiérarchisées, qu’il faut d’assez bonnes défenses pour ne pas jouer le jeu auquel les classements et les hiérarchies nous assignent. Il me semble qu’on pourrait interpréter le graffiti « Les Gilets jaunes triompheront » qui fut écrit sur l’Arc de triomphe, comme une marque d’orgueil légitime et salutaire.

Quand les puissants négocient avec les pauvres, c’est une technique de combat ?
En me promenant l’autre jour, à Bloomsbury, à Londres, je songeais au célèbre groupe d’écrivains, d’intellectuels qui se réunissaient là, dont les plus célèbres sont Virginia Woolf, E. M. Forster et John M. Keynes. Ces gens venaient tous de classes aisées, vivaient très agréablement, mais ils vivaient dans une sorte d’égoïsme tempéré, et ils estimaient qu’il fallait transiger avec les classes populaires. Il faut dire qu’au moment où le groupe se réunissait pour discuter d’opéra et commenter Howards End, Lénine était en exil à deux pas, dans le même quartier. C’est la menace communiste qui plaçait notre groupe d’esthètes dans cette position instable, car dans d’autres circonstances, on ne négocie pas. Rappelez-vous la célèbre formule de Tancrède dans le Guépard : « Si on veut que tout reste comme avant, il faut que tout change. » On voit ici de quoi il retourne. La littérature nous a laissé cette sentence terrible sur la négociation. Elle discrédite à jamais ce vieux fond lexical de la litanie du pouvoir.

Finalement la conclusion est plutôt pessimiste : on veut des histoires, mais les histoires vraies personne ne sait les raconter, et au final c’est la voix de l’ordre qui s’impose ?
Prenons Un enfant du pays de Richard Wright, ce grand roman m’a permis de comprendre vraiment les États-Unis. C’est un roman très impressionnant. Richard Wright ne nous fait aucun cadeau, il n’atténue rien. Lorsque le savoir se présente sous une forme analytique, sa tendance est à l’euphémisme, la distance adoucit. L’analyse prend alors la forme d’une périphrase, elle ne peut rendre compte de la ségrégation raciale, de la violence réelle. Mais le roman de Richard Wright, qui est une œuvre très personnelle, très subjective si l’on veut, ne vise ni à nous apaiser, ni à nous attendrir. Il ne vise que la vérité. Et l’écriture de Wright, dépouillée à la fois de toute distance et de toute compassion, nous permet de nous tenir au plus près de son personnage, celui d’un noir américain dans les années 30. C’est une expérience unique et rude. Alors, vous voyez, ce n’est pas la vérité qui flanche, et il y a une issue. Puisqu’il n’y a pas qu’une seule forme de savoir, puisqu’il n’y a pas de savoir impartial, cela ouvre les perspectives. La liberté y gagne, l’égalité y gagne, tout le monde y gagne ! Il existe une possibilité de s’en sortir, une solution collective.
D’ailleurs, l’histoire de la littérature nous le signale. Prenons la littérature française. Si l’on met à la file quelques noms comme des repères, Hugo, Vallès, Zola, Malraux, Aragon, Sartre, ce sont bien sûr des singularités à part entière, autant de romans, d’histoires, de points de vue affirmés. Mais ce qui me frappe, c’est combien cette série de noms épouse l’histoire politique et sociale. Hugo, c’est la lutte contre le second empire, Vallès, c’est la Commune, Zola, c’est l’affaire Dreyfus, les grèves de mineurs, Malraux, c’est la guerre d’Espagne, Aragon, c’est la deuxième guerre mondiale, le communisme, Sartre, c’est la guerre d’Algérie, mai 68. Ces noms d’écrivains signalent avant tout un mouvement. Ce sont les traces d’une vie collective. Cette histoire de l’émancipation n’est pas terminée, elle s’est même vivement rappelée à nous depuis dix semaines. Et pour le moment, ce n’est pas la voix de l’ordre qui s’impose.

 

Éric Vuillard, La Guerre des pauvres, Actes Sud


Raphaël Bourgois

Journaliste