Cinéma

Nadav Lapid : « Dans un pays qui suffoque, l’urgence est d’abord de hurler »

Critique

Fort de l’Ours d’or reçu en février à Berlin, le nouveau long-métrage de Nadav Lapid, sort ce mercredi en salles. Troisième film du plus français des cinéastes israéliens, Synonyme dessine le portrait d’un jeune en colère, Yoav, débarquant à Paris et hanté par une idée fixe : renier Israël, devenir Français. L’occasion de parler de cinéma, de service militaire, de société « malade ». Et de la manière de crier sur tous les tons.

À l’occasion de la sortie en salle de Synonymes mercredi, rencontre avec le plus français des cinéastes israéliens, Nadav Lapid, dont le film vient de recevoir l’Ours d’or lors de la Berlinale, en février dernier.tra Troisième long-métrage du réalisateur, connu déjà pour ces films percutants, Le Policier et L’Institutrice, qui dissèquent les problématiques d’une société qu’il qualifie sans fard de « malade », Synonymes traite de l’histoire d’un jeune Israélien en colère, Yoav, débarquant à Paris et hanté par une idée fixe : renier Israël, devenir français. Mais tout le ramène à cette identité, et l’écart entre le rêve et la réalité se creuse alors que la France ne tient pas ses promesses… Au moment de notre entretien, Nadav Lapid, comme le personnage principal du film, vient de se faire voler son portefeuille, et ce n’est pas le seul point commun qu’il entretient avec Yoav. Rencontre avec un artiste affamé. YS.

Avec Synonymes, vous tournez pour la première fois en dehors d’Israël, en France, un pays qui était déjà présent dans votre film de fin d’études, La Petite Amie d’Émile, avec lequel on peut percevoir de nombreux échos. Pourriez-vous revenir sur la genèse de ce projet ?
J’entretiens une relation privilégiée avec la France, ou disons plutôt Paris, où j’ai vécu pendant deux ans après mon service militaire. Au départ, je pensais que c’était plutôt mes années à l’armée qui avaient été décisives, mais ma période parisienne a été tout aussi constitutive : en moi, la figure du rebelle, qui souhaitait rompre avec Israël, a commencé à faire face à celle du bon soldat émérite, et cette tension perdure jusqu’à aujourd’hui. La Petite Amie d’Émile s’intéressait au moment du retour en Israël, alors que Synonymes part du cri, parle de la crise originelle qui m’a poussé à quitter mon pays pendant un moment. Pourquoi la France ? J’avais développé une fascination pour la culture, l’histoire françaises, et je crois que la France, tout comme Israël mais de manière différente, ont en commun d’incarner des choses qui les dépassent : ce sont des symboles, et donc des entités propices aux fantasmes.

Vous jouez d’ailleurs avec cette image rêvée, et le film reprend à sa façon des topoï du roman balzacien et romantique, tout en les sapant : un homme, jeune et beau, Yoav, arrive à Paris, vit dans une mansarde, fréquente un milieu cultivé germanopratin… Cependant, s’il enfile des habits bourgeois, il n’arrive pas à changer de peau.
Yoav traverse Paris tête baissé, comme enragé, parce qu’il est en réalité profondément inadapté, à la société israélienne tout d’abord, et finalement aussi à la française, car « sa » France n’existe pas. Il veut être un Français lambda, mais en même temps il y a quelque chose de bonapartiste dans son attitude, une volonté d’accéder à une gloire aujourd’hui perdue. À la fin, il déclare « la République sombre, je suis venu, Français, je suis venu pour vous sauver ! ». Selon la légende, Napoléon Bonaparte aurait dit cela, chemise ouverte, lorsque, revenu de Sainte-Hélène, il a dû faire face aux gardes républicains et à leurs fusils. Les soldats se seraient alors mis à pleurer. De même, quand Yoav hurle La Marseillaise, il voudrait la chanter avec Rouget de l’Isle, à une époque où cette chanson transmettait un message, où cela faisait encore vibrer les âmes. Mais plus généralement, je pense que Synonymes témoigne tout autant d’une fascination pour la France qu’un appel au duel. Comment filmer Paris, retourner la carte postale ? En me concentrant sur ses trottoirs. Qui prendre comme comédiens pour jouer le couple qui recueille Yoav ? Deux très jeunes acteurs, qui ont joué pour des réalisateurs représentant la quintessence du cinéma français d’auteur, Arnaud Desplechin et Philippe Garrel. Ils semblent d’ailleurs sortir tout droit d’un film français, dans Synonymes… Mais il s’agissait justement de les faire danser sur une autre mélodie, dans un autre registre.

Déjà, la Française de La Petite Amie d’Émile dénonçait le passé pétainiste de sa famille, mais alors que l’on observe un regain d’actes antisémites en France, et que l’attentat de l’Hyper-Casher de Vincennes, en 2015, est mentionné dans Synonymes, il semble bien à contre-courant de présenter un Israélien désirant si furieusement devenir français…
Je souhaite toujours maintenir une ambiguïté dans mes films, qui mettent en scène toutes sortes de choses opposées, pour parler du présent : il s’agit de créer des tensions entre différentes personnes qui ont tous tort et tous raison à la fois. Par exemple, il y a cette scène où un Israélien sous stéroïdes, celui qui dénonce justement l’attaque terroriste et l’antisémitisme, hurle à la face des gens l’hymne israélien dans le métro. Cela représente la perversion du nationalisme israélien, qui confine à la paranoïa et produit une distinction inflexible entre nous et les autres, les autres étant compris comme tous ceux qui ne sont pas entièrement fidèles au pays, qui croient que rien n’a changé, que Pétain et Hitler sont toujours là, mais avec d’autres noms, sous d’autres masques. Mais en regard de cela, il y a aussi les cours d’intégration pour devenir français : deux formes, même si différentes, d’aliénation, de nationalisme, se confrontent.

Vous avez dit que votre service militaire a été un moment capital dans votre vie. Vos films, notamment Le Policier mais aussi Synonymes, montrent un attachement pour la figure du combattant, et témoignent de l’obsession pour l’armée et une virilité outrancière en Israël. Alors que les sciences sociales s’intéressent de plus en plus à la « fabrique des hommes », aux injonctions virilistes, voit-on une évolution en Israël sur ces questions ?
Pas tellement. Je dirais, d’abord, parce que le service militaire commence à quatre ans et, ensuite, qu’on ne le termine jamais véritablement. Et puis, officiellement, trois ans c’est déjà beaucoup, surtout à un moment où l’on construit sa personnalité, où l’on doit se réaliser. De quoi dois-je me munir pour exceller ? L’armée apporte toute une série de réponses, qui sont les siennes. Il y a des vertus, notamment la création d’un collectif, le fait d’aller au bout de soi, mais aussi beaucoup de défauts : l’absence de doute, le fait de nier toute forme de fragilité, de tendresse. Dans mes films, je m’attache à montrer aussi ces facettes : dans Le Policier, le soldat d’élite est très prévenant avec sa femme ; dans Synonymes, Yoav et Émile pleurent en écoutant de la musique classique. Cependant, il est vrai que ces années de formation créent une hiérarchie de valeurs, et je pense que je n’en aurai jamais fini avec cela : même si mes opinions politiques, sûrement attendues, me situent à gauche, je continue d’avoir une fascination esthétique pour l’uniforme, pour la camaraderie militaire, ce que mes films révèlent aussi. J’en perçois la beauté, tout en étant en désaccord avec le militarisme.

D’où votre amour pour la figure d’Hector, qui revient à plusieurs reprises dans Synonymes ?
Ces passages du film, comme beaucoup d’autres, ont une dimension très autobiographique. Mes parents me lisaient L’Iliade, et je me suis entiché de ce personnage. Et à mesure que cet intérêt grandissait, mes parents s’inquiétaient car ils connaissaient la triste fin, tragique, du personnage. Alors, pour éviter de m’annoncer la mort d’Hector, ils ont caché le livre… Mais ce que je trouve intéressant, ce n’est évidemment pas l’anecdote, mais parce qu’Hector est une figure subversive, d’un point de vue israélien : il incarne le bon perdant, or je viens d’un pays qui est obsédé par la victoire. Vous, en France, vous avez perdu de nombreuses guerres et vous êtes pourtant toujours là, avec nous, et malgré tous vos problèmes, vous tenez bon… En Israël, on pourra avoir bien des victoires, la crainte demeure toujours de perdre un jour, et alors ce sera pour nous la fin du monde. Sur ce point-là, je crois qu’on ne peut pas vraiment nous en vouloir, l’histoire terrible du XXe justifie probablement une telle attitude.
Pendant longtemps, j’ai été le bon soldat, le premier à courir avec un sac à dos rempli de pierres, j’ai adoré tirer, et mourir, tuer… tout cela paraissait être des moments très beaux dans la vie d’un homme. J’étais sûrement un peu fou ! Comment s’est produite cette prise de conscience ? J’ai du mal à l’expliquer, mais quelques mois après le service militaire, j’ai failli mourir sur l’autoroute, à cause d’un camion. Je me suis arrêté sur le bas-côté, un peu sonné. Et j’ai réalisé : en fait, pendant trois ans j’aurais pu mourir… Et une sorte de prise de conscience, j’oserais dire heideggérienne, de mon être-pour-la-mort, considéré d’un point de vue métaphysique et non plus héroïque, comme mort sous les drapeaux, a opéré un changement, et j’ai pu me tourner vers une autre forme d’authenticité. Alors il m’a fallu fuir à toute vitesse.

On observe une évolution entre Le Policier et Synonymes : le premier met en scène un groupe de jeunes bourgeois décidés à commettre des actes terroristes pour dénoncer les inégalités de la société israélienne, et certains ont rétrospectivement considéré le film comme prophétique, car peu de temps après sa sortie, en 2011, de grandes manifestations, des mouvements sociaux se sont déroulés dans tout le pays. Mais avec Synonymes, c’est comme si la seule solution était désormais la fuite. Le combat politique, collectif, n’est donc plus possible selon vous en Israël ?
La situation ne cesse d’empirer, et le film pose les questions suivantes : peut-on être encore israélien au moment où l’on ne peut plus l’être ? Ou, encore plus précisément : comment ne pas l’être, in fine ? D’une certaine manière, Yoav fait ce que l’on aurait dû tous faire : partir, arrêter de parler en hébreu, car la maladie est profonde, et elle contamine tout : les mots, la langue, les esprits. La seule rébellion qui demeure, c’est alors la rébellion personnelle. Dans le film, Yoav arrive en sorte de nouveau Candide, pensant que la France pourrait être le meilleur des mondes possibles. Mais vient naturellement le temps des désillusions, et il en voit au fur et à mesure aussi la vacuité, l’étroitesse, la violence. Néanmoins en Israël, une échelle de valeurs a gagné. Je fais désormais partie de la liste des gens que les journalistes politiques français viennent interroger quand ils viennent à Tel Aviv. Ils me disent : « Netanyahou fait ceci, fait cela… » Mais moi je leur réplique : c’est l’âme qui est malade. Je tiens évidemment à préciser que je ne suis pas un analyste, pas un spécialiste, mais je pense que cette maladie est présente depuis le début. Ce qui se passe aujourd’hui est tout à la fois logique et tragique, et c’est pour cela que des individus comme Netanyahou vont continuer à gagner, probablement aux prochaines élections encore. En réalité, c’était déjà ce que je montrais avec Le Policier, qui se termine par deux plans figés, avec l’homme vivant qui regarde la femme qui meurt. Car aucun changement, aucun mouvement n’est possible d’après moi.

Voilà qui sonne comme une fatalité peu réjouissante. Une autre forme de condamnation pour vous est aussi, peut-être, celle d’être devenu, si je peux me permettre, le représentant d’Israël dans les médias français. Synonymes pourrait alors être une métaphore de votre position : vous cherchez vous aussi à vous détacher d’Israël, mais finalement, on – et moi en ce moment-même –, ne vous cesse de vous y ramener, et vous faites de cette obsession la matière de votre travail.
C’est très juste. Mais il s’agit de répondre aux attentes tout en les jetant à la Seine ! Dans le film, il y a cet échange entre Émile, le grand bourgeois cultivé, élégant, et Yoav : ce dernier offre ces histoires en échange de sommes d’argent. Parfois, c’est un peu la situation dans laquelle je suis. En Israël, il y a cette critique classique, que l’on m’a souvent infligée : les cinéastes flatteraient les Européens pour obtenir des prix, des financements. Mais Israël est un pays dans une crise terrible, au-delà des crises politiques, qui l’enfonce dans la vulgarité et l’abrutissement. Alors on a de moins en moins d’interlocuteurs, donc on tourne le regard ailleurs. Et la France, c’est comme le soleil pour un réalisateur comme moi, car on y trouve à la fois les moyens, la culture, le langage pour accueillir des films. En Israël, il n’y a pas de mot pour « mise en scène ». Comment voulez-vous alors que l’on fasse des films correctement dans ce pays ! Mais en France ce que je peux donner, à l’inverse, ce sont des récits urgents, dont vous manquez peut-être. Disons que j’apporte mes désastres, j’apporte des « cadavres sur les rochers », comme il est dit dans Synonymes. Et je pense que mes films ont quelque chose de profondément israélien non seulement du fait de cette sorte de mélodie existentielle, mais aussi par leur forme : comme les Israéliens que je représente, ma mise en scène est agressive, directe, frontale, insolite.

Le cinéma israélien a pu néanmoins par le passé être utilisé comme un instrument de soft-power, pour donner une autre image du pays. Je pense notamment à certaines politiques menées par Ariel Sharon. La liberté d’expression des artistes a été cependant inquiétée, à l’automne dernier, avec la volonté de faire signer une clause de « loyauté » aux cinéastes, clause qui finalement a été rejetée pour le moment… Vu le ton très critique de votre film, comment celui-ci a-t-il été accueilli en Israël ?
Le film est sorti il y a 3 semaines, et il a reçu un bel accueil de la part des critiques comme des spectateurs, même si évidemment je suis aussi inondé de messages d’anonymes qui veulent me tuer et brûler ma maison. Ce qui est très drôle, c’est la façon dont mon Ours d’or a été fêté en Israël : cela a déclenché, ô paradoxe, une sorte d’hystérie nationale ! Au début, j’étais comme cette chanteuse revenue victorieuse de l’Eurovision, ou un chef d’état-major qui vient de gagner une grande bataille… Les chaînes de TV ont interrompu leur programme pour annoncer le prix, avec des titres comme : « entre fierté israélienne et héros israélien ». Bon, ensuite, les gens ont commencé à comprendre de quoi il était question… Et je pense que cette clause va un jour ou l’autre être votée, car comme je l’ai déjà dit cela dérive de quelque chose de profond : si demain, on demandait à la population s’il faut jeter en prison les cinéastes qui insultent le pays dans leur film, ou guillotiner ceux qui contredisent les valeurs israéliennes, il y aurait un vrai soutien. Mais ce que je trouve intéressant, et plus encore émouvant, c’est surtout la quantité énorme de déclarations que je reçois de la part de gens de ma génération, ou de personnes plus jeunes, qui s’identifient au personnage principal : comme lui, ils se sentent perdus, égarés en Israël, et en même temps ils ressentent une forte intimité avec ce pays. Cela crée un immense désarroi, car c’est avoir une intimité avec son propre désastre, et tu ne te sens finalement adapté nulle part : tu vas à l’étranger, puis tu reviens, ou si tu y restes cela induit aussi une autre forme d’aliénation ; ou alors tu te demandes pourquoi tu ne pars pas… C’est infini.

Que peut-on alors exiger du cinéma ?
D’être fidèle à lui-même : que celui qui veut faire du cinéma engagé fasse du cinéma engagé. Je pense que ces distinctions entre le politique et l’intime sont inopérantes, peut-être partout dans le monde, mais particulièrement ici, et d’abord à cause de ce creuset qu’est le service militaire, encore une fois. Alors que tu découvres ta sexualité, tes goûts esthétiques, tes valeurs, tu es aussi soldat ! Tout est déjà confus. Je n’exige rien des autres réalisateurs, mais je crois que si l’on veut être fidèle à ce qui se passe autour de nous, dans un pays fondé sur un trauma, où sévit une peur et une angoisse parfois justifiées, cette conjonction entre le personnel et le politique doit être là, et il faut traiter sinon la maladie, du moins avec elle. Sans cela, c’est comme faire un film sur un papillon alors qu’on est en plein tsunami. Peut-être que l’on a moins d’interlocuteurs ici, mais dans un pays qui suffoque, l’urgence est d’abord de hurler.

Mais au conquérant Napoléon ne se substitue pas alors une autre figure, que je sais vous appréciez également, celle de Don Quichotte ?
On hurle peut-être dans le vide, en effet, et on se heurte à des portes fermées, mais cela a au moins le mérite de nous rendre très réactifs : entre un désespoir silencieux et mélancolique et une certaine inertie, c’est vibrant de se battre contre des moulins qui rendent fous, de batailler contre cette machine d’abrutissement si efficace, qui pourrit tout. C’est peut-être un acte inefficace, peut-être inutile, mais respectable.

Synonymes se clôt d’ailleurs sur une porte fermée, image d’une France qui se refuse, mais pour vous, la France a été aussi la porte ouverte pour rentrer dans le pays du cinéma.
Avec le pays du cinéma, il est possible de tourner en France sans passer par une classe d’intégration ! En ce sens, la France m’a fait deux grandes faveurs : la découverte du cinéma, et mon refus à la Fémis. Cela a été en effet une porte fermée qui m’en a ouvert une autre, et ces deux choses ensemble ont formé le cinéaste que je suis aujourd’hui, me permettant de brouiller les lignes, de naviguer entre l’intérieur et l’extérieur, et surtout d’être toujours affamé.

Avant cette découverte du cinéma, vous étiez plutôt versé dans l’écriture, et vous avez d’ailleurs publié un recueil de nouvelles, Danse encore. Les mots tiennent toujours une place importante dans vos films, tributaires peut-être de votre goût pour le cinéma français, et L’Institutrice s’intéresse ainsi à un enfant poète. Qu’avez-vous trouvé dans le cinéma qui vous manquait dans la littérature ?
Cela peut vous sembler être un détour, mais je dirais d’abord que je suis un énorme admirateur du présent. Je ne suis pas nostalgique du passé, car le présent, c’est la seule chose qui est là, c’est lui qui a gagné. Être contre le présent, c’est être contre l’existence, or l’existence me fascine. Et, à un moment, j’ai senti que, pour moi, le cinéma est la manière la plus entière de toucher la vérité absolue du présent, et d’amener tous ces ingrédients, ces goûts, ces contradictions qui le constituent. C’est aussi toute sa puissance dialectique qui me touche, avec laquelle j’aime travailler : je suis un adorateur des mots, mais j’adore pouvoir faire entendre de longues tirades, et dans le même temps faire passer un scooter qui va couvrir la moitié de la phrase, et ainsi créer des écarts, des frictions.

Votre cinéma est aussi nourri de poésie : littéralement, comme dans L’Institutrice, avec la figure de l’enfant-poète, mais aussi par un travail formel plus spécifiquement cinématographique, avec le montage. En regardant Synonymes, je songeais notamment à cette note de Bresson, dont on perçoit l’influence dans vos films : « Ne cours pas après la poésie, elle pénètre toute seule dans les jointures. »
La poésie naît en effet du rapprochement, et donc dans les jointures. Ce qui m’attire toujours dans la poésie, c’est que l’on utilise des mots que tout le monde prononce, mais en les associant d’une manière particulière, dans un certain ordre, rythme, registre, ils s’en retrouvent transformés, étrangéisés. Et cela me guide aussi dans mon travail au cinéma. J’essaie de faire naître la poésie avec des choses qu’on qualifierait d’ordinaire, tout en gardant du cru, du brut. Une nouvelle fois, cela peut se sentir dans la façon de filmer les trottoirs dans Synonymes, de les opposer aux intérieurs bourgeois distingués.

Vous avez un penchant pour les listes, dont Prévert a pu montrer aussi toute la poésie, et sans surprise pour les synonymes, qui sont égrenés dans votre film. Vos films pourraient-ils d’ailleurs être vus comme des synonymes, qui ne cessent de tourner autour de mêmes problématiques pour chercher à mieux les cerner ?
Quand j’habitais à Paris, comme dans le film, les synonymes étaient pour moi une façon efficace d’apprendre le français, et comme j’avais peu d’amis, dès que je rencontrais quelqu’un je le submergeais de mots. En un sens, c’est être laconique et obsessionnel dans un même mouvement : laconique, car finalement ce n’est qu’un seul mot, et obsessionnel car c’est une sorte de répétition compulsive. Les synonymes, c’est répéter toujours la même chose mais n’être jamais satisfait ; c’est dire la même chose, mais pas tout à fait. De mon côté, je veux crier le même cri, mais différemment… alors je trouve un synonyme, et encore un autre synonyme. On prononce un mot, mais on est toujours affamé, alors on continue la quête.

Alors j’imagine que vous avez un projet de film à venir ?
Tout ce que je peux dire, et c’est ouvert à toutes les interprétations, c’est que ce n’est pas le film de quelqu’un qui a gagné l’Ours d’or…

 

Synonymes de Nadav Lapid sort en salles mercredi 27 mars.


Ysé Sorel

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