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Lounes Guemache : « En Algérie, l’homme fort, c’est le peuple »

Journaliste

En février dernier, l’Algérie s’est soulevée pour dire son opposition à un cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika. Au fil des semaines, la contestation à l’ampleur inédite qui en a résulté, ne s’est ni essoufflée ni départie de son caractère pacifique. A la différence de la couverture médiatique des « printemps arabes » de 2011, principalement assurée par les médias étrangers, la révolution algérienne est véritablement suivie par des médias locaux. Parmi lesquels, le site internet indépendant Tout sur l’Algérie, point d’observation privilégié et précis de l’évolution du mouvement. Entretien rare avec son fondateur et directeur Lounes Guemache.

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Après le départ d’Abdelaziz Bouteflika, une nouvelle élection doit avoir lieu le 4 juillet. Mais les hommes de l’ancien président demeurent en place, et la mobilisation des Algériens ne se dément pas. Bloquage institutionnel, répression de la presse et des manifestants… Premier média du pays avec 20 millions de visites par mois, Tout sur l’Algérie (TSA), site internet financé par la publicité privée et dont l’audience a été multipliée par trois depuis le début des manifestations, constitue un point d’observation privilégié et précis de l’évolution du mouvement algérien. Face à la position ambiguë des acteurs institutionnels, et en particulier du chef d’État-major, Ahmed Gaïd Salah, le fondateur en 2007 de TSA et actuel directeur du journal, Lounes Guemache, ne croit pas à un futur coup de force militaire. Entretien. P.P.

Au centre des débats, l’armée algérienne apparaît désormais comme l’acteur principal de la scène politique en Algérie. Quelle est selon vous la réalité des rapports de forces que se livrent les autorités algériennes ?
C’est un peu compliqué. On a l’impression que l’armée a effectivement « la main », mais le clan présidentiel, dont le président et son frère, sont toujours là et résistent. Ils ont la Constitution de leur côté. En Algérie, dans les textes, c’est le président qui a le pouvoir. Il peut agir par décret et relever les gens de leur fonction. Avant de partir, Abdelaziz Bouteflika a miné le système, avec une Constitution taillée sur mesure pour le servir, et pour empêcher qu’il y ait un coup de force contre lui avec le déclenchement du fameux article 102 – relatif à l’empêchement du président en fonction de son état de santé. Bouteflika a démissionné, certes, mais il laisse derrière lui ses hommes à tous les postes décisifs de la transition actuelle. D’un côté, on a donc ces hommes de Bouteflika qui gèrent cette transition, et de l’autre, l’armée qui joue un jeu qui n’est pas très clair. Un jour, le chef d’État-major Gaid Salah déclare que les manifestations doivent cesser parce que l’Algérie ne peut pas continuer comme cela et que l’on ne peut pas sortir de la Constitution. Le jour suivant, il tient un discours presque à l’opposé, en déclarant « Nous sommes avec le peuple, et nous allons le soutenir jusqu’à l’aboutissement de toutes ses revendications ». L’armée joue sa partition, fait de la politique. Mais une fois qu’elle aura emporté la victoire, restera-t-elle du côté du peuple ? Personne ne le sait. Le clan présidentiel essaie de la pousser à la faute, c’est-à-dire à sortir de la Constitution. Mais si l’armée prend réellement la main et effectue, entre guillemet, un « coup d’État », en annonçant par exemple à la télévision que le pays sort du processus constitutionnel, elle sera en première ligne et cela va être compliqué pour elle de gérer la suite des évènements. Voilà pour la lutte des clans au sommet de l’État algérien.
Dans cette situation inédite en Algérie, il y a quand même un élément fondamental, c’est le peuple. C’est l’homme fort de la situation. Les Algériens sont déterminés. Malgré des tentatives de répression, ils sont dans la rue, défient la police et restent pacifiques. C’est d’ailleurs ce qui fait leur force, parce qu’ils ne donnent pas d’arguments au pouvoir pour réprimer, pour tirer, pour tuer. Les Algériens sortent dans la rue pour dire « non » au pouvoir actuel, mais aussi « non » à la transition qui est proposée dans le cadre de la Constitution.

Dont l’élection présidentielle, annoncée pour le 4 juillet.
Oui, la population demande à ce que l’on arrête d’appliquer la Constitution avec les hommes de l’ancien président. Il y a eu aussi des phénomènes de désobéissance civile. Les maires de Bejaia, Tizi Ouzou, Bouira, Tipaza… ont refusé de réviser, comme c’est l’usage, les listes des votants en vue de la prochaine élection présidentielle. Plus important encore que les maires, la défiance des magistrats. Les juges ont toujours été l’instrument utilisé par le pouvoir pour réprimer, emprisonner les opposants, faire pression sur les adversaires et valider certaines décisions politiques contestées. Aujourd’hui, une partie des magistrats dit publiquement qu’ils n’assureront pas l’encadrement de l’élection présidentielle. On ne voit pas d’ailleurs comment cette élection va se tenir. Personne n’est officiellement candidat au sein de l’opposition.
Ce qui se dit aujourd’hui, c’est que l’on va finir par sortir de la Constitution pour aller vers une présidence collégiale de plusieurs personnalités pour administrer une période de transition délimitée, avec des objectifs bien définis.
Dans tous les cas, les Algériens ont aujourd’hui leur mot à dire, ils ne veulent pas laisser les résidus du système voler leur révolution comme cela s’est fait dans les années 1990, et l’armée ne peut pas les ignorer.

L’armée algérienne a tenté de brouiller les cartes, en communiquant notamment sur la menace que ferait peser Toufik Médiène, le général à la retraite et ancien directeur des renseignements, sur la transition démocratique. Quelle est la réalité de cette menace ? Fait-elle selon vous figure d’épouvantail, à l’image d’un hypothétique complot venu de l’étranger déjà brandit par Gaïd Salah ?
Gaïd Salah a, dans un récent discours, accusé Médiène de comploter contre sa personne. Cela montre à quel point les rapports de force demeurent tendus au sommet de l’État. Rien n’est encore résolu. On sait que Médiène, même s’il est officiellement à la retraite, est resté actif, il dispose encore de ses réseaux. Il a rencontré l’ancien président Liamine Zeroual (de 1994 à 1999) et lui a proposé de gérer la transition, ce que Zeroual a refusé. Tout cela est public. Toufik a donc été impliqué dans la recherche d’une solution parallèle au blocage actuel. Mais il est sûr qu’en désignant ainsi Toufik, Gaïd Salah dit au peuple : « Attention, il y a cet ennemi commun qui est toujours actif, nous sommes avec vous, mais ce n’est pas le cas de tout le monde, et il faut faire attention. » Il cherche ainsi à renforcer sa crédibilité, et se permet au passage de régler des comptes face à un ancien adversaire avec lequel les relations ont été conflictuelles pendant de longues années.

Le scénario d’un coup d’État militaire est-il toujours possible ?
Je ne le crois pas. Les Algériens ont, il est vrai, une mauvaise expérience avec la parole de l’armée, qui a interrompu les élections en 1992 parce qu’officiellement, il y avait un danger islamiste, mais n’a jamais mis en place la transition promise, a confisqué la démocratie, puis a imposé Bouteflika, et l’a soutenu. Les Algériens ont de la mémoire, et se méfient des généraux. Aujourd’hui, ils demandent, dans leur immense majorité, un changement, et manifestent pacifiquement. Il n’y a donc aucun prétexte, aucun argument politique pour effectuer un coup d’État. Les Algériens n’ont pas appelé l’armée à intervenir contre Boutelfika, ils l’ont appelé à respecter la volonté du peuple.
Si l’armée algérienne sortait du cadre constitutionnel, ce serait la catastrophe pour tout le monde. Et en premier lieu, pour l’armée elle-même : aujourd’hui, elle se trouve dans une situation confortable, dispose d’un budget annuel important de 12 millards de dollars. Les militaires se nourrissent bien, sont bien équipés, partent en vacances, voyagent. L’armée se modernise. Si elle sortait de la Constitution, elle se verrait imposer des sanctions internationales, qui menacerait de détruire tout ce que l’armée a construit durant ces vingt dernières années. Qui dit sanctions, dit difficultés d’approvisionnement en pièces détachées pour les équipements, pas de voyages, etc. Si l’armée se lance dans ce processus, c’est qu’elle est dans une optique d’auto-destruction. Et je ne vois pas pourquoi elle ferait cela.
Un argument, en partie juste, consiste à dire que certains généraux freinent la transition démocratique car ils sont eux-mêmes coupables de corruption. C’est une réalité que personne ne nie : il y a des généraux qui ont fait et font des affaires. Mais je ne pense pas que cet argument pèserait beaucoup face aux conséquences potentielles d’un coup d’État. Des risques d’une violence terrible tout d’abord, face aux millions de manifestants. Les sanctions internationales, les embargos… tout cela, l’armée algérienne l’a connu dans les années 1990. À cette époque, les militaires ne parvenaient pas parfois à soigner correctement leurs blessés, tellement l’image de l’armée était dégradée ! C’était la crise, il n’y avait plus de médicaments… Je ne pense donc pas que les décideurs de l’armée aient l’ambition de retourner dans une pareille situation. À moins qu’ils soient pris d’un coup de folie. Et à notre connaissance, il n’y a pas de « faucons » sanguinaires aujourd’hui au sommet de l’armée. Nous ne sommes pas dans les années 1990, où l’on savait qu’un certain nombre de généraux, comme Nezzar ou Lamari, étaient prêts à tout pour préserver le pouvoir. Et par leurs décisions, ils ont provoqué des milliers de morts. Aujourd’hui, Gaïd Salah ne peut pas faire ce que ces généraux ont fait en 1992.

L’absence de figure d’opposition ne constitue-t-elle pas un handicap pour le mouvement de contestation ?
Au contraire, c’est tout à fait normal. La population algérienne doit encore se débarrasser du pouvoir. Le clan de Bouteflika est toujours là, aux affaires. Récemment, nous avons révélé que le nouveau ministre de la communication fait passer des messages à la presse en disant : « je vais vous donner de la publicité, un peu d’argent, mais il faut être gentil avec nous ». C’est en fait le neveu du président du Conseil constitutionnel, qui est un fidèle de Bouteflika.
Les mêmes pratiques ont toujours cours, rien n’est encore gagné. Ce n’est que lorsque nous entamerons une véritable transition que les débats sur les personnes et la représentation vont devenir plus sérieux. Aujourd’hui, personne n’est audible en Algérie.

Comment faites-vous pour travailler, dans un tel contexte d’opacité des affaires publiques ?
Pour la presse, ce n’est pas facile. Il y a clairement une reprise en main. Le chef du bureau de l’AFP s’est fait expulser au début du mois, on ne lui a pas renouvelé son permis. Les autorités ont donné très peu de visas aux journalistes étrangers (l’auteur de cet article n’a d’ailleurs pas eu de réponse favorable à sa demande, NDLR). De notre côté, on essaie de naviguer dans ce contexte hostile. On vérifie toujours ce que l’on publie, notamment le communiqué de Toufik suite à la fameuse réunion avec Liamine Zeroual que nous avons évoqué. Nous avons les moyens de le faire. Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est qu’il s’agit du premier mouvement du printemps arabe qui soit véritablement suivi par des médias locaux. Al Jazeera, Al Arabia et les médias étrangers ont un rôle bien moindre qu’en 2011, au moment de la révolution tunisienne. Les Algériens s’organisent sur les réseaux sociaux, et viennent lire l’information chez nous, et dans leurs propres médias. Des médias algériens. C’est important, parce que nous connaissons les acteurs et les forces en présence. À TSA, nous travaillons sur la vie politique algérienne depuis 12 ans, et nous donnons la parole à tous les acteurs importants. On sait qui est représentatif ou non, qui est avec le pouvoir ou non. Quand on ouvre nos colonnes, on sait à qui l’on donne la parole. C’est essentiel, dans un moment où il y a énormément de fake news et de manipulation dans la presse.
Face au pouvoir actuel, nous demeurons particulièrement méfiants. Il y a un an et demi, l’accès à notre site a été coupé pendant deux mois. Désormais, le pouvoir doit comprendre que censurer les médias ne mène à rien. On le répète depuis des années : les Algériens sont sur les réseaux sociaux, l’information circule, Facebook fait plus d’audience que tous les médias algériens réunis. Le pouvoir, lui, s’applique depuis depuis des années à affaiblir les médias. Que va-t-il se passer ? Il va se trouver dans un face-à-face avec les réseaux sociaux. Et là, il sera inaudible. Ce n’est l’intérêt de personne aujourd’hui de nuire à la presse.


Pierre Puchot

Journaliste, spécialiste du Moyen-Orient

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