Ecologie

Timothy Morton : « Pour la pensée écologique, l’aliénation ne vient pas du passé mais du futur »

Journaliste

L’entrée dans l’anthropocène exige de forger des nouveaux outils pour penser. C’est l’ambition du philosophe britannique Timothy Morton dans La Pensée écologique (Zulma), essai empli d’humour et d’inventions conceptuelles qui affirme que l’écologie n’a pas seulement pour objet le réchauffement climatique, le recyclage ou l’énergie solaire, mais aussi les relations entre humain et non-humains, l’amour, le désespoir et la compassion.

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Philosophe britannique, Timothy Morton est professeur à Rice University, au Texas. Paru il y a huit ans en version originale à Harvard University Press, La pensée écologique vient seulement d’être traduit en France par Cécile Wajsbrot, et publié aux éditions Zulma. C’est un livre ambitieux, qui poursuit l’entreprise de Timothy Morton depuis plusieurs années : débarrasser l’écologie du concept de nature. C’est aussi un penseur de l’anthropocène, qui nous invite à ne pas nous laisser tétaniser par l’ampleur des enjeux. Il veut même nous aider à les penser, à les concevoir au moyen d’inventions conceptuelles comme les « hyperobjets » — le réchauffement climatique, les déchets radioactifs — ou les « étranges étrangers » — animaux, objets industriels, virus informatiques. Rencontre avec un philosophe qui nous invite à penser grand pour relativiser la toute-puissance de l’homme sur Terre. RB

Le quotidien britannique The Guardian vous a baptisé « le philosophe prophète de l’anthropocène »…
Il faut peut-être commencer par définir ce qu’on entend par anthropocène, et à titre personnel je m’en tiendrai à la stricte définition scientifique. L’anthropocène signifie simplement qu’on retrouve dans la croute terrestre des matériaux d’origine humaine, et que cette couche n’a fait qu’augmenter depuis un certain temps. D’une certaine façon, parler d’anthropocène c’est admettre que les problèmes doivent être posés en termes géologiques. C’est aussi une façon plus précise, plus explicite de nommer notre période géologique, plutôt que de le faire à partir du nom de celui qui la découvre. Ce mot marque la catastrophe. Attention, j’emploie ce mot en ayant conscience que le fait que nous respirions de l’oxygène est le produit d’une catastrophe, celle qui touche les bactéries anaerobies qui ont commencé à relâcher de l’oxygène il y a quelques 3 milliards d’années. On pourrait dire que c’était le premier désastre écologique sur Terre, en tout cas pour ces bactéries pour qui l’oxygène est un gaz toxique. Ce qui s’est produit alors, tel qu’on l’imagine, c’est qu’un organisme unicellulaire a absorbé certaines de ces bactéries, ce qui les a sauvées, et cet organisme a commencé à évoluer pour devenir des cellules qui produisent de l’énergie et qui constituent les animaux, les plantes… Donc si l’on peut se parler aujourd’hui, au téléphone, c’est à cause de cette catastrophe qui continue d’avoir lieu. Ça se passe en ce moment, un moment qui représente 3 milliards d’années.
Pour moi, le temps n’est pas une série de points sur une ligne, comme on pourrait se le représenter facilement en regardant l’article « périodes géologiques » sur Wikipedia. J’en reviens donc à l’anthropocène, il faut imaginer que c’est le genre de catastrophe qui a des origines très diverses, précisément parce qu’elle se déroule maintenant, un maintenant qui remonte à 1945, ou peut-être à la révolution industrielle, aux mouvements de colonisation occidentaux, ou à l’invention du feu. Et toutes ces « origines » de l’anthropocène sont vraies, car le temps n’est pas une ligne, c’est plutôt une série d’explosions continues, toujours en mouvement. Un peu comme le Big Bang. Ce que permet l’anthropocène, c’est une façon très sophistiquée de penser le temps comme des poupées russes… il y a de nombreuses couches de temps qui se superposent.

Et qu’est-ce que cette notion d’anthropocène, cette catastrophe d’origine humaine qui affecte la planète, a changé à votre façon de penser l’écologie ?
Cela m’a amené à penser à nouveaux frais la question de ce que c’était qu’un être humain. La réponse peut sembler évidente, mais la dernière fois que la philosophie occidentale s’est penchée sur cette question, c’était au XVIIIe siècle, et si on gratte un peu la surface de la réponse qui a été donné alors, on trouve un homme blanc. Ce concept de l’Homme, avec un H majuscule, est un concept toxique, et évidemment parler d’anthropocène y renvoie. Certains chercheurs en sciences humaines s’en inquiètent à raison. Dire « nous avons fait cela » dois nécessairement interroger ce nous, et le concept d’anthropocène m’y aide. Mon idée, c’est qu’il renvoie à un immense conglomérat constitué de toutes sortes d’êtres vivants ou d’objets : comme des humains, des vaches, des rues, des moteurs à combustion interne ou des prothèses. Tous se superposent et interagissent. C’est surtout un concept qui aide à penser les êtres humains d’une manière non-raciste et non patriarcale. Il est amusant de noter que même si les trois premières syllabes du mot « anthropocène » sont affiliées au mot grec pour « homme », ce concept est d’une certaine façon le premier véritablement non-anthropocentrique car c’est le préalable indispensable pour accepter l’idée qu’on peut penser l’humain autrement que comme un sauveur ou un héros. Il s’est simplement accidentellement retrouvé acteur d’une histoire en train de se dérouler, et qui pourrait prendre toutes sortes de directions.

Dans La Pensée écologique vous proposez de penser ce qui est littéralement impensable, ces « hyperobjets » comme le capitalisme, le changement climatique, liés à l’anthropocène. C’est aussi une entreprise pour sortir d’une forme d’apathie, de sentiment d’impuissance. Et le préalable à tout cela, c’est selon vous de se débarrasser de l’idée de nature, pourquoi ?
Parce que certaines choses se contentent d’être, c’est le cas de la nature. L’ADN, les montagnes ou encore les rivières se contentent d’être, quand les humains, eux, agissent. La nature est un concept très problématique, parce que les choses ne se contentent pas d’exister autour de nous, elles nous affectent, ce qui signifie que l’espace social ne s’arrête pas aux abords de notre propre espace humain. L’idée de nature nous empêche de réaliser que nous sommes connectés à toutes ces choses, que l’espace social n’a jamais été totalement humain. Ça peut sembler évident mais il faut le rappeler : les oiseaux, les papillons ou les vaches subissent les conséquences de nos actions dans l’espace social. Dès que je pense en termes de nature, je pense de manière binaire, en terme de ce qui est dedans ou dehors, de ce qu’est « dedans » et de ce qu’est « dehors ». Paradoxalement, je souhaiterais me débarrasser du concept de nature parce que je crois sincèrement au corail et aux papillons. Les animaux ne sont évidemment pas humains, mais ils sont tout à fait réels et le mot de nature les rend moins importants à nos yeux.

« Hyperobjets » est un concept important de votre théorie : il peut aussi bien désigner la nature,  le réchauffement climatique, l’intelligence artificielle ou les déchets nucléaires, c’est-à-dire des objet tellement massifs qu’il sont incompréhensibles. Ce qui est moins pour vous une source de désespoir, qu’une invitation à accepter de perdre le contrôle.
Ce n’est peut être pas tant qu’ils sont trop grand pour être compris, mais plutôt que nous ne pouvons pas les saisir dans leur intégralité, en une seule fois, même avec des outils très puissants comme des ordinateurs. Au moment de terminer ce livre, je pensais à la manière de parler du polystyrène, de toutes ces choses qui durent éternellement.Tout le polystyrène utilisé pour faire des gobelets ou des assiettes et qui est ensuite jeté existe encore 500 ans plus tard, non plus pour servir d’assiette ou de gobelet mais comme refuge à insectes et bactéries. Ainsi, l’usage que l’homme fait du polystyrène n’est qu’une de ses qualités, et je me suis demandé s’il y avait un mot pour saisir tout cela, cet objet dans sa totalité. J’ai pensé, ça va au-delà de notre perception commune des choses, c’est donc « hyper ». Et, pour la première fois, j’ai pensé à ce qu’était des « hyper-objets ». Ça aide d’avoir un mot pour désigner cette chose immense et intimidante plutôt que de simplement la décrire à travers un processus qui est difficilement compréhensible.
Je voudrais partager ici une anecdote. J’étais à la radio nationale américaine, NBC, et le journaliste qui m’interviewait me dit à un moment que le changement climatique était trop compliqué pour qu’on puisse en parler à la télé. Ma première réaction, ça a été la surprise et l’incrédulité. Nous parlons des taux d’inflation, de chômage, alors pourquoi ne pourrait-on pas parler des taux des catastrophes météorologiques ? Parler d’hyperobjets c’est à mon sens permettre cela, encourager les gens à voir le réchauffement climatique, par exemple, comme une entité qui nous dépasse dans toutes les dimensions, parce qu’elle est constituée de toute sorte d’événements et de processus. Néanmoins, c’est une chose, ce n’est pas un raz de marée. Le réchauffement climatique est une chose que l’on peut décrire, penser et influencer.
L’autre élément à propos de ces « hyperobjets » est qu’ils sont très gros mais pas nécessairement éternels. Nous avons cette perception médiévale, mystique, selon laquelle les gros objets sont infinis et par conséquent omniscients, omniprésents et omnipotents. Quand nous pensons l’infini, nous l’associons toujours à l’idée d’éternité. En réalité, l’infini signifie que c’est innombrable, pour l’instant. Les hyperobjets s’apparentent plus aux titans de la Grèce antique qu’aux dieux, dans le sens où ils sont effrayants mais finis. Ils sont limités, ils ont différentes manières d’interagir, et ils ne sont pas complètement solides. Ils ne sont pas omnipotents. Nous existons à travers nombre d’entre eux, et ils se superposent. Je pense que c’est une vision très optimiste du monde. Il est grand et effrayant, mais pas sans espoir parce que nous partageons le monde ensemble et nous pouvons en faire quelque chose.

Cette idée d’interconnexion est aussi fondamentale dans la « pensée écologique » que vous chercher à théoriser et à mettre en œuvre. Mais il me semble qu’il ne serait pas inutile de donner d’autres exemples pour en saisir toute la portée.
Intéressons nous un instant aux êtres humains. Trop d’écologistes ont fini par les négliger, par ne plus leur prêter attention. On peut concevoir l’humanité comme une sorte d’hyperobjet : massivement distribuée sur la planète, composée d’êtres contradictoires mais aussi d’idées, de villes, de maisons, d’herbe, de bactéries ou encore d’ADN. Nous avons fait des découvertes incroyables ces 10 dernières années sur le biotope, ces trillions de bactéries dan et sur le corps humain qui nous permettent de vivre, de digérer. Elles forment comme un nuage qui se prolonge autour du corps et qui est partagé avec d’autres. Je voyage beaucoup à travers le monde et parfois je me demande si ce drôle de sentiment de sous-nutrition qu’on peut ressentir à certains endroits, lorsqu’on mange et que peu importe les quantités ingurgitées on demeure non rassasié, si cette sensation est dûe au fait que les bactéries de l’estomac cherchent une version d’elle-même à l’extérieur de votre corps. Il faudrait alors manger plus pour que bactéries puissent reconnaitre le nouvel environnement. C’est juste une hypothèse amusante et probablement totalement fausse, mais c’est une façon de penser la manière dont nous ne sommes pas isolés de notre environnement. Les êtres humains sont plus que simplement eux-même, ils conduisent à d’autres éléments comme les bactéries, le lit sur lequel je dormais, la manière dont je marche dans la rue et les différentes formes de vie que j’invite à prendre part à la mienne.

Ces bactéries, ces animaux, ces plantes qui interagissent vous les appelez des « étranges étrangers » (strange strangers). On a compris que c’était des objets importants pour vous, mais il faut aller plus loin. Est-ce qu’il ne doivent pas être considérés aussi comme des sujets politiques ?
Les « étranges étrangers » sont tout à fait des sujets politiques. En d’autres termes, quand j’emploie l’expression « étranges étrangers » ce que je met en évidence c’est l’étrangeté fondamentale, intrinsèque qui fait que plus vous en apprenez à son sujet, plus elle semble étrange. Prenez l’exemple du papillon. On ne sait certainement pas tout du papillon, et l’idée même de tout savoir est très problématique, très violente car tout savoir c’est refermer les futurs possiblrs. Je m’explique, quand je regarde un papillon, ce que j’aperçois correspond au passé, son apparence est l’expression de son ADN hérité de générations et de générations de papillons. Mais ce que je perçois relève du futur, c’est la potentialité du papillon, l’idée que j’en ai, incomplète, pleine de possibles. Prenons un autre exemple : celui des avions. Dans certains avions, il existe un programme qui vous fait plonger quand vous tirez trop sur le manche et que vous risquez de décrocher. Donc le passé, ce programme implanté dans l’appareil, s’il dysfonctionne, peut faire se crasher le futur, l’appareil que le pilote essaie de redresser, de maintenir comme une potentialité. Mon sentiment c’est que cette qualité de future, c’est l’essence de la chose.

C’est un peu ésotérique comme pensée…
Pour être concret, si on parle action politique, ce que devrait faire l’écologie c’est nous sortir d’un état d’aliénation, qui nous a complètement coupé de toute autre forme de vie, et coupé de nous-même. La question alors, c’est de savoir où se trouve cet état d’aliénation. Pour beaucoup de monde, il faut le chercher dans le passé, à cause sans doute de la religion qui est une façon toxique que la civilisation a trouvé pour s’expliquer à elle-même. La pensée écologique permet de réaliser que l’aliénation vient en réalité du futur. Nous sommes aliénés de trop explorer, jouir, exercer les superpouvoirs permis par l’automation. Il faut s’ouvrir aux futurs possibles, au fait que les choses pourraient être différentes et que ce serait formidable. Pour en revenir au papillon, je le considère déjà comme un sujet politique parce qu’il recèle un futur mystérieux qui échappe à l’humain. Ça ne veut pas dire que les êtres humains soient moins importants, plutôt que le reste l’est tout autant.

Comment est-ce que la question économique, et en particulier celle du capitalisme, intervient dans votre pensée écologique ?
Cela fait longtemps que je m’intéresse au capitalisme, mais j’ai dû faire un détour ces dernières années car je me suis rendu compte que mon logiciel avait des bugs. C’est comme pour l’anthropocène, le capitalisme est un objet trop massif pour être vraiment pensable. Ce qui effraie ici les gens, à mon sens, c’est ce côté presque « divin », omniprésent, omniscient et omnipotent qui nous paralyse. On le voit d’ailleurs sur le plan académique, la critique du capitalisme se résume souvent à dire aux gens qu’ils n’ont aucune marge de manœuvre, qu’ils ne peuvent rien faire. Ça ne peut qu’entrainer la reproduction infinie des choses. La pensée écologique veut dépasser ce problème. Par exemple, on connait les responsables du réchauffement climatique, il serait facile d’arrêter les patrons d’Exxon pour avoir menti depuis des décennies, et d’un côté je pense sincèrement que les gens devraient aller en prison pour ça, il devrait y avoir des actions radicales, transnationales, et on sait dans quelle direction regarder. Toutefois je ne peux m’empêcher de penser aussi que cette façon de désigner un coupable, le camp des méchants, participe aussi au désastre écologique en déresponsabilisant les accusateurs.

Il ne faudrait donc pas chercher les responsabilités ?
Il doit être possible de désigner des coupables, et de se sentir responsable dans le même temps. Car être responsable, ce n’est pas être l’auteur direct de tel ou tel événement. Si vous voyez quelqu’un tomber dans la rue, et qu’une voiture arrive au loin qui va l’écraser, c’est de votre responsabilité de la sauver. Il ne s’agit pas alors de prouver pendant une demi-heure que vous n’êtes pas à l’origine de la chute, ni au volant de la voiture, vous savez ce qui va se passer et ça suffit. Les êtres humains sont donc à la fois responsables de ce qui se passe, tout en étant parfaitement conscients de qui agit de la pire des façons, et qui est vertueux. Il est clair que les États-Unis, avec leurs raffineries de pétrole gigantesques, font figure de coupable idéal. Mais vous, vous êtes au courant de ce qui se passe même si vous ne participez pas à l’industrie pétrochimique. Le pétrole dont vous entendez qu’on trouve chaque jour de nouveaux gisements, l’air saturé de pollution que vous sentez, les usines que vous voyez… il y a une échelle des responsabilités, mais tout le monde est responsable. Et donc je n’ai pas le sentiment qu’il faille changer le monde, il n’est pas nécessaire de s’inquiéter pour le monde, mais plutôt pour notre façon de penser le monde. Parce que la IIIe guerre mondiale ne sera pas déclenchée par ce que vous pensez, mais par comment vous pensez. Or, si l’économie organise l’existence, le fonctionnement de la société, l’écologie en est la pensée. Et l’écologie de l’économie capitaliste est mauvaise, très mauvaise, car elle ne prend pas en compte les autres formes de vie, qui sont réduites au statut « d’externalités ».

J’aimerais évoquer maintenant vos liens avec les artistes contemporains, peut-être parce que ce sont eux justement qui nous aident à vivre avec cette idée d’imperfection, à accepter que plus aucune de nos actions n’est inoffensive sur le plan environemental. Vous avez travaillé avec Björk, Olafur Eliasson, qu’est-ce qui ce joue pour vous dans ces collaborations ?
Tout d’abord, je souhaiterais dire un mot de cette idée que vous avez évoquée selon laquelle plus aucune de nos actions n’est inoffensive. J’aime beaucoup cette idée, car elle me rappelle que je suis un être symbiotique. Je ne sais pas ce que c’est que d’être un organisme unicellulaire, et bien sûr je n’ai pas besoin de savoir s’ils peuvent penser ou ressentir. Mais imaginons que ce soit le cas, qu’il y ait des organismes unicellulaires se mouvant dans un liquide et que soudainement, ils se demandent « qu’est-ce que je viens d’avaler ? était-ce du poison ? est ce que je viens de m’empoisonner ? » et que trois milliards d’années plus tard, ils réalisent « Non, ce n’est pas le cas, j’ai avalé une bactérie et cela m’a procuré de l’énergie et je suis désormais une plante. Hourra ! ». La symbiose implique une forme d’hospitalité envers les autres êtres vivants, et c’est très radical parce que vous ne savez jamais si cet autre être ne pourrait pas vous tuer.

On en revient aux étranges étrangers…
L’art a quelque chose à voir avec la symbiose. La musique, l’architecture et la sculpture de manière imprédictible et ouverte intègrent la futurabilité, cette potentialité du futur, de tout ce qui reste à venir et que nous ne laissons pas se produire. D’une certaine manière, je sens que c’est mon rôle en tant que philosophe d’aider et de tenir ouverte la porte vers le futur, ou au moins de montrer où se trouve cette porte. C’est peut être ce que je fais quand je travaille et que je partage avec des gens qui font de l’art. Je viens d’écrire un opéra avec la compositrice Jennifer Walshe : j’ai écrit le livret et elle a composé la musique. Ça s’appelle Time, Time, Time, c’est comme vous l’avez deviné à propos du temps. Nous l’avons joué dans quelques villes européennes. C’est intéressant de participer à cette expérience, car en faire partie c’est ne pas saisir tout de suite ce que c’est. Je commence seulement à ressentir tout ce qui s’en dégage. Je monte aussi sur scène parce qu’à mon sens la personne qui écrit est juste un autre instrument de l’orchestre. Alors au lieu de rester dans les coulisses à tout gérer, je vais sur scène et je m’installe sur un coussin de méditation, pendant que tout le monde jouait. J’étais un autre instrument, l’instrument de la pensée, l’instrument de l’action. J’étais en même temps témoin et acteur. Et une autre chose importante, j’ai travaillé principalement avec des artistes femmes, et il y de fortes motivations féministes à cela.

Quel est le rapport pour vous entre le féminisme et l’écologie ?
Je souhaite très fortement travailler avec des femmes, parler du travail de femmes artistes, principalement parce que je pense qu’une des choses qui ne va clairement pas dans ce monde c’est le patriarcat. L’une des penseuses dont je me sens le plus proche est la philosophe et linguiste belge Luce Irigaray. Elle a écrit des choses incroyables. Quand j’étais à Oxford, la « religion » officielle à laquelle il fallait appartenir était le marxisme. Mais officieusement, les étudiants en master nous enseignaient le féminisme français pendant les pauses déjeuner. C’est, intellectuellement parlant, la meilleure partie de mes études à Oxford. J’ai toujours voulu trouver une façon d’articuler ce lignage avec mon travail parce que je trouve le féminisme français profondément écologiste. Ce qui est intéressant c’est qu’au même moment, au début des années 1970, apparaissent les éco-féministes américaines qui ne connaissait probablement pas le féminisme français. C’est Françoise d’Eaubonne, dans un essai intitulé Le féminisme ou la mort, qui invente le mot « d’éco-fémnisme » et c’est, il me semble, en 1974. Et, Carla Lonzi, une philosophe féministe italienne écrit dans son livre – qui a un titre drôle que j’aime beaucoup  Let’s spit on Hegel (Crachons sur Hegel) – que le mouvement féministe n’est pas simplement international, il est planétaire. C’est exactement le genre de pensée que je souhaiterais articuler à mon travail.

Vous allez même plus loin puisque vous estimez que la pensée écologique rejette les traits masculins d’une nature réaliste, et qu’à ce titre c’est une pensée queer.
Quand on se penche sur la biologie, on se rend compte que la reproduction hétérosexuelle est un aspect infime d’un vaste champ des possibles. Par exemple, les poissons ont un gène qui leur permet de changer de genre à tout moment. Et nous avons ce gène en nous, accompagné d’un autre qui l’inhibe en permanence. À tout moment, ce gène pourrait se réveiller, et changer le genre de n’importe qui. C’est génial non ? Cela veut dire que, comme le diraient les féministes classiques, le concept rigide de genre est un concept dangereux qui doit être détruit, ou radicalement métamorphosé – ce que clairement nous devons faire. Nous sommes profondément interconnectés tant à l’intérieur qu’à l’extérieur avec d’autres formes de vie, donc c’est un projet écologique.

 

Timothy Morton, La Pensée écologique, Zulma, 2019, (trad. Cécile Wajsbrot),

 


Raphaël Bourgois

Journaliste

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