Littérature

Daniel Galera : « C’est un véritable Far West qui s’instaure aujourd’hui au Brésil »

Journaliste

C’est l’une des voix brésiliennes les plus importantes de sa génération, l’écrivain Daniel Galera était de passage en France à l’occasion des Assises du Roman qui se sont déroulées à Lyon. Alors que le Brésil ne connait pas une semaine sans une mobilisation de la population, encore récemment les étudiants contre les projets de coupes budgétaires voulues par Jair Bolsonaro, le romancier de Porto Alegre nous parle politique et littérature.

Daniel Galera appartient à une génération très impressionnante d’écrivains venus de Porto Alegre. Cette ville du grand Sud brésilien est plus connue en France pour son Forum Social Mondial qui réunit les altermondialistes du monde entier, mais elle a aussi donné au pays des auteurs aussi importants que la poète Angelica Freitas ou le journaliste et écrivain Michel Laub. Daniel Galera est un jeune romancier, qui travaille le réel et se rapproche de l’autofiction – même s’il se défend d’en faire – comme récemment dans Minuit Vingt (Albin Michel, 2018) dans lequel il revenait sur le contextes des manifestations sociales ayant secoué le pays en 2013. La question de la violence, inévitable au Brésil, irrigue toute son œuvre sans la réduire à de simples chroniques d’un pays en crise. Cet enfant d’Internet a accepté de revenir sur la situation éditoriale du Brésil, sur sa conception de la littérature et sa fonction dans un pays dirigé par l’extrême droite de Jair Bolsonaro. RB

Comment êtes-vous devenu écrivain ?
Je suis venu à l’écriture par la lecture, comme la plupart des écrivains j’imagine. Je me suis intéressé aux livres assez naturellement, dès mon plus jeune âge, car mes parents étaient tous les deux de bons lecteurs et il y avait une bibliothèque bien fournie à la maison. J’ai donc grandi en lisant beaucoup, de la fiction en tout genre, brésilienne et internationale. Mais l’idée que je pourrai écrire à mon tour a mis beaucoup plus de temps à s’imposer. J’ai commencé à écrire de façon sérieuse à 18 ans, au moment de mon entrée à l’université. J’étudiais alors la publicité, mais il y avait aussi dans l’université des workshops de creative writing où j’ai pu rencontrer d’autres aspirants écrivains. Ça a été comme une révélation, j’ai compris que c’était ce que je voulais faire, que c’était possible et que j’avais quelques dispositions pour ça. Il faut dire que dans le même temps, j’avais pris en horreur la publicité que j’étais venu étudier. Donc au tout début de mes études à l’université, j’ai décidé de me consacrer à l’écriture, à raconter des histoires. J’ai par la suite gagné un atelier d’écriture très important à Porto Alegre, j’avais 19 ans et ça a définitivement lancé ma carrière d’écrivain. Ça, et l’apparition d’Internet. Cette année-là, 1999, correspond en effet au moment où Internet a commencé à se répandre au Brésil. Contrairement à ce que c’est devenu aujourd’hui, il fallait tout créer à partir de rien, jusqu’aux plateformes qui permettaient de s’auto-publier. C’est comme ça que j’ai commencé, en créant différents magazines, des sites web consacrés à la littérature. Pour moi, Internet a été une véritable invitation à publier car ça m’a donné un accès immédiat aux lecteurs, et donc la possibilité de contourner l’obligation de sortir un livre pour être lu.

Vous êtes aujourd’hui publié chez un éditeur très important au Brésil, Companhia das Letras, qu’est-ce que ça change ?
Pendant longtemps, je n’ai publié que sur Internet, et quand j’ai décidé en 2001 de sortir mon premier livre, un recueil de nouvelles rassemblées sous le titre Dentes Guardados (Ndlr. non traduit), j’ai créé ma propre maison d’édition appelée Livros do Mal. J’ai donc continué à m’auto-éditer et ça a plutôt bien marché, pour autant qu’un livre auto-édité puisse marcher. Ça a même été un petit succès puisque j’ai vendu tous les exemplaires imprimés. J’ai par la suite publié chez Livros do Mal mon deuxième livre, qui était aussi mon premier roman, Até o dia em que o cão morreu (Ndlr. non traduit). À cette époque, j’avais le sentiment que je n’avais pas besoin d’un éditeur. Mais mon travail commençait à circuler, et alors que j’étais invité comme jeune auteur à l’un des festivals littéraires les plus importants du Brésil, le FLIP (Festa Literária Internacional de Paraty), j’ai été approché par celui qui allait devenir mon éditeur à la Companhia das Letras. Il m’avait connu grâce aux différents sites sur lesquels je publiais, et m’a demandé si je travaillais alors sur quelque chose. Il se trouve que les premiers chapitres de ce qui allait devenir mon deuxième roman, Paluche (Gallimard, 2010, publié initialement en 2006 sous le titre orginal Mãos de Cavalo) étaient écrits. Je lui ai donc envoyé, et quelques jours plus tard je signais mon premier contrat avec une maison d’édition. J’ai eu beaucoup de chance, car je n’ai pas dû comme tous les jeunes écrivains envoyer mes manuscrits à des dizaines d’éditeurs, mais aussi parce que c’est sans doute l’un des meilleurs éditeurs au Brésil. Ce qui a changé, ce sont surtout les conditions matérielles d’écriture : j’ai désormais une équipe de relecteurs, de correcteurs, des gens qui font la couverture du livre, d’autres qui font la distribution, les relations avec la presse… Mais d’un point de vue créatif, ça n’a rien changé. J’ai continué à faire ce que j’aurais fait de toute façon, et je n’ai pas ressenti le besoin d’écrire différemment, ni même d’attentes nouvelles concernant mon travail.

Internet a créé un nouveau contexte éditorial à la fin des années 90, mais il y a aussi un nouveau contexte littéraire avec une génération d’écrivains qui se démarque des précédentes en prenant résolument en charge le réel, de façon directe.
Je n’ai jamais cru que la littérature devait absolument prendre en charge le réel, la « vraie vie », mais c’est la seule matière que je parviens à travailler en tant qu’écrivain. C’est sur ce terreau que poussent les formes, le langage qui m’intéressent, ça ne veut pas dire que j’estime que toute la littérature doivent s’en saisir. À mes débuts en tant qu’écrivain, il y avait plusieurs courants au Brésil, mais le plus important était sans doute le réalisme littéraire, dans le sillage de Rubem Fonseca, qui traitait de la violence dans les grandes villes. Mais il y avait aussi dans cette période des années 1990-2000 un courant très fort d’écrivains de fictions fantastiques dans la veine d’un Borges, même si le réalisme magique était déjà un peu démodé. Pour revenir à mes livres, je suis sans doute limité au réalisme, c’est sous cette forme que me viennent les histoires, je n’y peux rien. Toutefois, je ne m’intéresse pas particulièrement non plus aux violences urbaines, ni aux problèmes sociaux qui sont liés. Ce qui m’intéresse, ce sont les personnages, étudier des personnalités comme dans mon dernier roman, Minuit Vingt. Je mets en scène la jeune bourgeoisie brésilienne, à Porto Alegre, non pas parce que c’est ce qui m’intéresse le plus, mais plutôt parce que c’est ce que je connais le mieux. C’est mon expérience personnelle. Je me suis rendu compte que ce que j’écrivais était plus puissant si je mettais un peu de moi, ce qui ne veut pas dire pour autant que mes livres soient auto-biographiques.

Mais la violence n’est pas non plus absente de vos livres… Minuit Vingt comme La Barbe ensanglantée commencent par un meurtre…
Oui mais mon rapport à la violence en tant qu’écrivain reste, dans mes cinq romans, une relation essentiellement esthétique. S’il y a toujours de la violence dans mes livres, elle est moins abordée dans un sens politique ou social que comme une représentation graphique d’actes de violence. J’ai grandi en regardant des films américains très violents, en jouant à des jeux vidéos, ça fait partie de ma formation ce rapport esthétique avec la violence qui, dans certains cas, peut exercer une forme de séduction. Le Brésil est un pays très violent, presque un état de guerre : depuis janvier, et jusqu’à mai, plus de 6000 personnes ont été tuées par arme à feu. C’est un niveau de violence qui rappelle un temps de guerre, mais auquel malheureusement la population brésilienne s’est habituée. L’arrivée de l’extrême droite et de Bolsonaro a encore fait monter d’un cran cette violence qui n’est plus simplement sociale mais aussi politique. Ce n’est plus simplement un changement de degré, mais un changement de nature. Le président veut armer les gens comme si c’était une solution, et les « citoyens de bien » comme dirait le gouvernement sont transformés en exécutants chargés de tuer les bandits. C’est un véritable Far West qui s’instaure aujourd’hui au Brésil et contre lequel il faut lutter. C’est un moment délicat, une partie de la société tente de s’y opposer, on voit des manifestations d’écrivains, de journalistes… C’est devenu difficile pour moi d’écrire comme avant. Je ne sais pas ce qui va sortir de cette période, mais je sais que quelque chose va changer.

Cette question de l’esthétisation de la violence, c’est un écueil ou une opportunité?
On pourrait penser que c’est obscène, que c’est un manque de sensibilité que de chercher à trouver une représentation de la violence qui soit belle. Pourtant, je crois que cette recherche de la beauté est un chemin très prometteur pour la littérature, si elle le fait de manière rénovée. La littérature prend en charge tous ces conflits, toute cette violence, mais elle reste incomplète si elle fait l’impasse sur l’espoir et la beauté. La fonction de l’écriture c’est à mon sens d’élargir de plus en plus notre sensibilité aux autres, à la nature, aux objets… on ne peut pas vraiment mettre de limites sans quoi il n’y a pas de solidarité possible. Or, elle est plus que jamais nécessaire. La solidarité, ce n’est pas se sacrifier pour aider l’autre, c’est une expérience à plusieurs – personnes ou créatures – , elle doit avoir du sens pour celui qui la reçoit mais aussi pour celui qui l’exécute. Et il me semble difficile de pratiquer la solidarité sans se préoccuper de la beauté. C’est un chemin auquel je pense pour l’écriture, prendre un tournant plus documentaire mais le faire vivre avec d’autres styles, d’autres genres.

Votre dernier roman, Minuit Vingt marque une évolution puisque le contexte social et politique devient un élément important de l’histoire. Qu’est ce qui a provoqué ce changement ?
C’est vrai, dans mes autres livres le contexte social et politique sert de toile de fond, j’y mets des détails sur la vie au Brésil, mais les personnages sont plus solitaires et la narration tourne plutôt autour de leur voyage intérieur. Dans ce dernier livre, il y a un effort plus important pour faire remonter cette toile de fond politico-sociale au premier plan. C’était, je crois, inévitable car j’étais à l’époque de son écriture très anxieux et préoccupé par ce qui se passait dans mon pays. L’intrigue se déroule en effet au début de 2014, peu de temps après les manifestations monstres qui ont secoué le Brésil en 2013 et qu’on appelle « Jornadas de Junho », les journées de juin. Ça a commencé comme des manifestations contre l’augmentation du prix des tickets de bus pour amener finalement à la démission de Dilma Roussef de son poste de présidente. Mon histoire se déroule juste à cette période incandescente, quand le mouvement social commençait à prendre de l’ampleur mais qu’on ne savait pas encore sur quoi il allait déboucher. Mon idée, c’était de commencer le livre en janvier 2014, un mois important à Porto Alegre où je vis et où l’action se déroule, car la ville a été touchée par une canicule tout à fait inhabituelle. Ajoutée à la grève des conducteurs des transports publics, la ville a été plongée dans un chaos sans précédent. C’était vraiment effrayant. La violence est présente évidemment à Porto Alegre comme partout ailleurs au Brésil, mais là ça dépassait tout ce que j’ai pu connaître. Mon inquiétude était telle que je me suis rendu compte que je ne pouvais pas penser une histoire en dehors de cette situation.

Je n’osais pas sortir de chez moi à l’époque, j’avais peur de mourir. Aujourd’hui ça va mieux, mais je ne peux pas m’empêcher de m’interroger sur les raisons de cette amélioration : un renforcement de la présence policière. Ces politiciens répriment la violence dans les beaux quartiers où j’habite, mais ça n’a fait que déplacer le problème vers des quartiers moins protégés. C’est la même police qui me protège et qui peut exécuter sans jugement quelqu’un dans la rue parce qu’il a une tête de bandit, parce qu’il est noir, porte un certain type d’habits… En sachant cela, comment accepter cette protection sans porter un regard critique? Comment ne pas penser au coût de cette sécurité ? Ce type de pensée est aussi une forme de solidarité qui permet de dépasser notre égo, nos intérêts, d’aller au-delà du cercle de notre famille, de nos amis… encore une fois, il n’y a pas de limite à ce cercle de la solidarité. C’est peut-être un peu utopique, mais je pense que c’est la meilleure réponse à la violence.

Ce mouvement social que vous décrivez, qui a commencé par une révolte contre la vie chère, puis contre la corruption, a finalement débouché sur la victoire de l’extrême droite et l’élection de Jair Bolsonaro. Comment l’expliquez-vous ?
Quand j’ai commencé à écrire ce roman, je n’avais évidemment pas imaginé qu’on pourrait avoir un président comme Bolsonaro. C’était imprévisible ! Les observateurs attentifs pouvaient toutefois clairement voir que ces mouvements de contestation, qui s’étaient formés sur des revendications de gauche, étaient peu à peu noyautés par des groupes et des partis de droite et d’extrême droite. Mais le plus important, c’est qu’on a commencé à voir se développer une méfiance générale, une disqualification de la classe politique, du fait de la corruption massive qui a été révélée à cette époque avec l’opération Lava Jato. C’est finalement devenu un rejet de la vie politique comme un tout. Il me semble que la montée en puissance de l’extrême droite à laquelle on assiste vient de cette insatisfaction générale, et de la déception face au gouvernement de Dilma Roussef. Le Parti des Travailleurs et la figure iconique de Lula ont été très durement touchés par les affaires de corruption, ils sont donc rejetés par ceux-là même qui ont pourtant bénéficié de leur politique ces dernières années. Ça peut sembler irrationnel vu de l’extérieur, mais plusieurs forces politiques se nourrissent de cette irrationalité. Le Brésil fait face à d’importants problèmes sociaux, c’est toujours un pays très pauvre et les électeurs sont tentés de se tourner vers les politiciens qui proposent des solutions magiques, même si elles sont violentes, et ceci d’autant plus qu’ils proposent un retour aux valeurs morales et religieuses. D’où selon moi l’élection de Bolsonaro. C’est facile évidemment de faire cette analyse a posteriori, il y avait tout de même quelques personnes pour nous alerter à l’époque, mais on ne les a pas écoutées.

Est-ce que, dans ce contexte, la littérature permet de mettre à distance cette violence ?
Si nous voulons connaitre la violence, la comprendre pour la combattre, comment le faire sans nous y soumettre. C’est un dilemme fondamental pour l’écrivain que je suis. Il faut savoir créer les conditions de cette distanciation avec les expériences perturbantes et violentes, c’est même une des définitions possibles de la littérature et du récit. L’écriture est comme un simulateur qui prend un rôle essentiel en temps de crise. Il existe comme un pacte entre l’écrivain et le lecteur qui fait que la fiction est un lieu où on peut placer des idées, des messages, des mots qui dans d’autres sphères de la vie sociale ne seraient pas acceptés. Il existe des choses qu’on ne peut pas dire en famille, face à un enseignant ou un policier… mais elles ont toute leur place dans la littérature. Dans Minuit Vingt, il y a une scène qui se déroule pendant ces fameuses manifestations de juin 2013 contre le prix des transports, qui se sont étendues à des protestations contre la corruption et la coupe du monde. Il fallait que ces manifestations apparaissent dans mon livre, le contraire était impossible, mais comment en parler en tant qu’écrivain sans répéter ce qui se disait dans les journaux, sur les plateaux télé ou Internet. Que peut apporter la fiction de plus intéressant ? J’ai choisi d’adopter le point de vue d’Antero, mon personnage qui est quelqu’un de cultivé, qui travaille dans la publicité, mais qui est aussi très arrogant, cynique. Il est présent dans la manifestation non pas par conviction, mais comme il le dit au lecteur parce que les consommateurs de demain sont ceux qui manifestent aujourd’hui. Il est donc pris dans la manifestation, la violence, il se déguise en casseur… Seulement à un moment, les manifestants commencent à casser une boutique qui était la toute première boutique de son grand-père, devenue une chaine avec laquelle sa famille a fait fortune. Un déclic se fait alors dans sa tête. C’est ça que je peux faire dans mes livres, donner ce point de vue qui n’est pas relayé, pour faire comprendre que les détenteurs du capital sont toujours à l’affut de ce qui se passe pour pouvoir réagir et s’assurer que leurs bénéfices continueront à croître quels que soient les changements. Antero est un symbole de cette perspective néolibérale des manifestations. J’aurais pu imaginer une scène où des militants de gauche protègent quelqu’un contre l’assaut de la police, ça aurait été très beau, mais ça aurait été moins fort littérairement car je n’aurais fait que confirmer des sensibilités, des idées. Un livre peut être militant, mais tenter de persuader le lecteur a toujours moins de chance de réussir que de le faire sortir des visions binaires, apporter un point de vue étrange et décalé. Faire comprendre l’événement d’une autre façon.

Quelle place reste-t-il à l’imagination dans un contexte aussi violent ?
Il me semble que les victimes des pires violences perdent aussi la possibilité d’avoir recours à l’imagination, de la travailler, tant leurs besoins urgents sont ailleurs. Mais les gens comme moi qui voient la violence tout en étant rarement touchés, parce que j’appartiens à la classe moyenne, nous avons le temps d’y réfléchir, de faire travailler notre imaginaire. C’est même une nécessité pour maintenir en vie la possibilité de l’imagination, qui reste la meilleure arme contre les dérives autoritaires que nous vivons actuellement. Donc, à moins d’en être empêché parce que vous êtes en prison, vous êtes censuré, vous faites face à tellement de stress, de violence, de menace qu’il vous manque le temps et la santé mentale pour écrire, cette situation est une invitation à continuer à imaginer. Parce que la fiction nous permet d’adopter différents points de vue, et peut donc nous aider à imaginer des solutions qui n’apparaissent pas quand on est totalement immergé dans les besoins quotidiens. Face au flot d’informations, à Internet, la fiction peut nous aider à percevoir de nouvelles approches et peut-être même à améliorer un peu les choses… en tout cas elle nous permet au minimum de rester des être humain décents tout au long du processus.

Mais vous évoquez le flux continue de l’information, des images… là encore, quelle place reste-t-il à l’imagination ?
J’ai écrit récemment un article à ce sujet, il me parait très clair que l’accès à de plus en plus d’information, à de plus en plus d’images constitue une menace pour l’imaginaire. C’est évidemment la conséquence de l’arrivée d’Internet, mais aussi de toute sortes d’appareils, de possibilités techniques d’enregistrer et de diffuser des images. Rien d’insurmontable, mais ça nous oblige à travailler différemment notre imagination, à éviter tous ces espaces qui sont désormais occupés, remplis d’images numériques. Dans mon article, je prenais pour exemple des images du tsunami de 2011 au Japon, cette vague qui n’était accessible que par les mythes, que par l’imagination, son image est maintenant accessible en un clic sur Internet. Le fait de voir le tsunami tue le mythe, notre perception est profondément altérée. Autre exemple, très récemment la rupture du barrage de Brumadinho, qui n’est qu’un épisode d’une série de catastrophes minières de ce genre au Brésil, a donné des images à la fois étranges et éprouvantes. Elles sont venues remplir l’espace qui était avant laissé à l’imagination quand on entendait parler d’une catastrophe de ce genre, une gigantesque coulée de boue. Elles sont disponibles sous différentes formes, depuis la télévision jusqu’aux salles de cinéma en passant bien sûr par Internet. Ces catastrophes ne sont donc plus disponibles pour la littérature, on n’a plus besoin d’elle pour les rendre concevables, pour les imaginer. La littérature est démunie, incapable de concurrencer la diffusion en haute définition et en simultané, partout sur la planète, de ces images. La question qui reste, c’est donc où loger son imagination dans un tel monde ? C’est le plus grand défi des écrivains aujourd’hui.

Et vous avez une réponse ? Qu’est-ce qui fait que la littérature garde toute force, qu’est-ce qui rend l’écriture encore nécessaire face à l’inflation des images ?
Ma réponse ce serait de dire que nous devons chercher ce qui est encore invisible. Je ne suis pas sûr de savoir ce que c’est, mais je suis convaincu que cela existe car la vie a plus d’imagination que la télévision ou Internet. Donc pour répondre à votre question, la force de l’écriture aujourd’hui c’est de pouvoir décrire par les mots ce dont on ne parle jamais sur Internet. J’ai l’impression que la façon que nous avons d’utiliser les réseaux sociaux en ce moment épuise littéralement les débats et les réflexions. Je ne peux évidemment pas en dire beaucoup plus, apporter une réponse définitive car je suis en train de murir cette idée. Si je veux pouvoir continuer à faire mon travail, j’ai le sentiment que je dois au préalable trouver ce qui mérite d’être explorer et pour lequel la littérature, la fiction, feront une vraie différence, sans être redondantes ou même moins impressionnantes que ce qu’on peut voir sur Internet.

Pour trouver, est-ce qu’il faut selon vous s’attacher à « re-localiser » la littérature ? C’est la proposition de l’écrivain et universitaire brésilien Godofredo de Oliveira Neto qui relève qu’au Brésil, les écrivains se sont recentrés sur leurs villes, leurs communautés, plutôt que d’essayer de parler du pays comme un tout. Il y a une évolution de la littérature brésilienne dans ce sens ces dernières années ?
Oui on voit émerger ces derniers temps une littérature qui vient de ces communautés qui jusque-là étaient marginalisées dans la société brésilienne : les Indiens, les Noirs, les Homosexuels, les habitants des favélas… Tous ces gens qui continuent d’être persécutés pour ce qu’ils sont. Il y a par exemple une domination très forte des églises chrétiennes évangéliques en ce moment, et les gens qui veulent par exemple suivre des religions d’origine africaine comme le Candomblé sont persécutés. C’est l’une des raisons pour lesquelles la littérature est toujours très importante, pour comprendre ces vies différentes. Comment vit-on dans une favela de Porto Alegre ? Je ne peux pas répondre à cette question, et je n’ai pas l’impression non plus que la multiplication des image me permette de me le représenter. C’est pour ça qu’il est important de faire de la place pour ces autres voix qui essaient de toute urgence d’être entendues. Mon point de vue est différent, mais je suis un écrivain, je dois écrire et trouver ce qui m’intéresse et intéresse mes lecteurs. Il existe une littérature « régionale » comme on dit au Brésil, moins urbaine malgré l’exode rural qu’a connu le pays ces dernières années. Mais il y a toujours un problème d’éducation dans des parties importantes du pays qui sont laissées à l’abandon par les gouvernements. On constate tout de même un effort du monde littéraire pour trouver ces nouvelles voix et leur donner une résonance. L’un des succès les plus important récemment au Brésil, c’est l’écrivain Geovani Martins qui a grandi et vit encore dans une favela de Rio. Il écrit de l’intérieur, avec une langue qui n’appartient qu’aux favelas. On voit aussi progressivement publiés des livres écrits par des Indiens. Ça reste timide, mais c’est mieux qu’il y a encore quelques années.


Raphaël Bourgois

Journaliste

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