Art Contemporain

Douglas Gordon : « Je balayais le sol de la galerie quand on m’a proposé ma première grande exposition »

Journaliste

Enfant génial du Brit Art des années 90, Douglas Gordon a bâti au fil des ans une œuvre solide et cohérente, moins spectaculaire mais plus profonde sans doute que celle de Damien Hirst, l’autre grande figure du mouvement. Il revient à Paris avec une exposition de rêves et de souvenirs, pleine de cinéma évidemment. L’occasion d’un long retour sur son parcours.

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La première fois que j’ai rencontré Douglas Gordon c’était en 1997 pour sa première exposition en France, à la galerie Yvon Lambert.  Il venait juste, à la surprise de tous, de remporter le prestigieux Turner Prize avec 24 Hour Psycho, une œuvre devenue classique de l’art contemporain, un rapt du Psychose d’Hitchcock qu’il avait ralenti pour qu’il dure une journée entière.  Une œuvre qui ne cesse depuis de hanter ses spectateurs.

La dernière fois que j’avais rencontré Douglas Gordon, avant cet entretien, c’était en 2010, au moment de la parution française de Point Omega, un roman de Don DeLillo qui s’ouvre au MoMA de New York dans une salle où est exposée le 24 Hour Psycho de Douglas Gordon. C’était à Paris, et les deux m’annonçaient en cœur que Douglas allait adapter au cinéma ce roman, manière de boucler la boucle. Près de dix ans plus tard toujours rien, et la présence de Douglas Gordon s’est faite plus discrète dans le monde de l’art. L’exposition qui vient d’ouvrir à la galerie Kamel Mennour à Paris offre l’occasion d’un long retour sur le parcours d’un des artistes les plus importants de sa génération. SB

Où en est votre projet d’adaptation de Point Omega, le roman de Don DeLillo ?
Il est un peu en stand-by, je n’ai pas vu Don DeLillo depuis plus d’un an… Mais oui ! C’est drôle avec Don, il a exactement le même âge que mon père et il se comporte comme lui. La première fois que nous nous sommes vus, j’avais une minute de retard et au moment où je suis sorti de l’ascenseur, il y avait ce type, qui ne me regardais même pas, qui regardait juste derrière moi, et qui me dit : il va falloir qu’on parle… J’avais juste une minute de retard ! C’est le genre de truc que fait mon père. Mais on s’est incroyablement bien entendu avec Don. Et j’avais très envie de faire ce film parce qu’Hitchcock s’est emparé de l’histoire d’Ed Gein, qu’il en fait Psychose, que j’ai ensuite kidnappé Hitchcock et son film avec 24 Hour Psycho, puis que Don a kidnappé mon installation dans son roman… J’ai tout de suite dit à DeLillo que je trouvais étrange que personne n’ait adapté ses romans, c’était avant la sortie au cinéma de Cosmopolis. Et il m’a répondu qu’il n’était pas le genre de type dont on adapte les romans au cinéma : sauf David Cronenberg et moi. Alors j’ai toujours les droits du roman. Ça prend beaucoup de temps, le projet est toujours vivant. Mais c’est vrai que plus on lit Don DeLillo plus on réalise combien il est difficile de l’adapter.

Qu’avez-vous fait alors ces derniers temps ? J’ai cru comprendre que vous vous étiez installé à Paris…
Moitié moitié Berlin et Paris où j’ai emménagé avec mon amie, l’artiste Morgane Tschiember. Mais Berlin demeure le lieu principal, c’est là que nous avons l’atelier. Et, à vrai dire, nous sommes actuellement en train de négocier avec la ville pour construire un immeuble, en plein centre. Ce qui serait impossible à Paris. J’ai eu la chance d’acheter deux immeubles et du terrain il y a très longtemps, au bon moment. Si je suis malin, on devrait pouvoir commencer la construction à la fin de cette année. Tout est déjà conçu. J’ai travaillé avec un architecte berlinois. On aura deux ateliers, des bureaux, des archives, deux appartements et un jardin japonais en terrasse. Sans oublier un monte-charge capable de transporter un piano à queue. On est passé du rock classique au piano classique. Voilà à quoi je me suis occupé ces derniers temps. Je me suis un peu éloigné de la réalisation de films, sauf pour ceux que je montre dans cette exposition parisienne, mais disons éloigné des longs métrages. Je n’ai rien fait depuis le documentaire sur Jonas Mekas, sorti il y a deux ans mais qui m’en a pris quatre ou cinq. C’est difficile de me concentrer sur un long métrage et de faire des expositions. Et puis je lance un projet de T-shirts cette semaine. Il y a un lieu formidable à Glasgow qui s’appelle le SWG3, il y a des studios d’artistes mais aussi des groupes qui s’y produisent, LCD Soundsystem  joue une semaine et Sasha la suivante par exemple et ce sont les concerts qui permettent de financer les ateliers pour les artistes. Et parce que c’est toujours important pour moi de faire des choses à Glasgow, c’est là que nous allons implanter cette compagnie de T-shirts qu’on a appelée HeadGirl, ce qui veut dire la tête de classe, la bonne élève mais qui renvoie aussi au nom qu’avaient pris Motorhead et Girlschool quand ils ont joué ensemble au début des années 80. On va donc lancer discrètement la chose à la foire de Bâle et faire une fête à Glasgow fin juin. A part ça, j’ai une grande expo à Aarhus au Danemark en septembre, une autre dans une galerie à New York à l’automne…

Paris et Berlin donc, mais la relation à Glasgow demeure forte…
Jusqu’à il y a peu ma maison là-bas était aussi le siège de Common Guild, cette institution artistique que dirige Katrina Brown. Elle occupait trois pièces de ma maison depuis dix ans avant de décider qu’il était temps de déménager, que les projets artistiques très liés à ce lieu avaient besoin d’air, de changement. Alors, à mesure que je vieillis, je vais peu à peu transformer ce lieu en quelque chose comme une maison de famille… La vue est super. Mais Glasgow c’est donc aussi ce projet de T-shirts au SWG3 et puis nous allons y implanter la petite société d’édition que nous avons créée avec Jonathan Monk, Little and Large. Nous avons déjà produit une quinzaine d’éditions, avec des artistes comme John Baldessari, David Shrigley, Martin Boyce… Pour l’instant on le fait depuis Berlin mais comme nous n’y avons pas de lieu pour les montrer nous allons l’installer à Glasgow.

Et Paris alors dans tout ça ?
Hier je suis allé me promener dans les environs de la galerie, je suis arrivé au croisement des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, et j’ai repensé que c’est dans ce quartier que je séjournais quand je suis venu pour la première fois à Paris en 1984, j’allais au café Cluny qui a disparu pour devenir une espèce de pizzeria ou je ne sais trop quoi… J’avais fait ce voyage à Paris grâce à un couple de profs que j’avais à l’école à Glasgow, que j’ai rencontré quand j’avais 11 ans. Jim Spence, un tout petit homme avec une grosse barbe et des dents en or. Je ne sais pas dans quelle mesure il m’a influencé (Douglas Gordon a également une grosse barbe et des dents en or). Et sa femme, Ann Paterson, immense. Il fallait les voir arriver à l’école en voiture, lui dépassait à peine du volant. Ils habitaient à la campagne et passaient devant ma cité le matin sur le chemin de l’école. On aurait dit la Famille Adams. C’est eux qui m’ont appris à dessiner. Et quand j’avais 16 ans, ils m’ont dit que si je voulais devenir artiste il fallait que j’aille à Paris. Alors j’ai pris un petit boulot dans un supermarché pour gagner un peu d’argent. Et puis j’ai pris un train de nuit pour Londres. C’est la première fois que je sortais d’Ecosse. Je suis arrivé à sept heures du matin à la gare à Londres et j’ai directement pris le métro pour la Tate. C’était fermé, j’ai tapé à la porte, plusieurs fois, attendu. Et ce jour-là, j’étais le premier à entrer dans le musée. Ce fut un incroyable choc. A peine les portes passées, je suis tombé sur une exposition Francis Bacon, je n’avais jamais rien vu de tel. Puis j’ai découvert les préraphaélites, William Blake dont je voyais le travail pour la première fois. Trois nuits plus tard, je reprenais le train pour Douvres, un ferry et direction Paris. Mes profs m’avaient conseillé de réserver une chambre à l’Hôtel de Nesle, c’est là qu’ils avaient passé leur lune de miel. J’ai écrit à l’hôtel, mais je n’ai jamais reçu de réponse. Et quand j’ai commencé à travailler avec Kamel Menour, je suis venu visiter ses galeries dans le quartier, notamment rue Saint-André-des-Arts, ce que j’ai pris pour un clin d’œil, Saint Andrew étant le patron de l’Ecosse, et puis je suis tombé sur la rue de Nesle ! En plus, il pleuvait comme vache qui pisse, tout ça me donnait vraiment l’impression d’être à la maison. Je n’y croyais pas. Et je me suis dit que d’une certaine façon, j’avais mis du temps, mais j’avais enfin atterri.

Cette exposition se fait l’écho de ces souvenirs. Le corbeau par exemple (il saisit une tête de corbeau empaillée qui traîne sur le bureau devant lui). Ces profs, ils m’ont appris à graver, à peindre, à faire de la photo, plein de choses… Quand ils roulaient pour venir à l’école depuis leur campagne, il leur arrivait fréquemment de heurter un faisan ou un corbeau, alors ils s’arrêtaient, le ramassaient et nous demandaient en classe de le dessiner. Ça puait. Je me souviens de leur technique : ils prenaient un crayon et l’enfonçaient dans le cul de l’oiseau ou sa gorge pour le faire tenir droit. Et nous, l’hiver, dans une salle de classe surchauffée, on devait s’appliquer à faire des aquarelles de ce truc puant. Aujourd’hui, j’ai 52 ans et je fais toujours des aquarelles de la même manière…

L’exposition s’est donc construite avec des souvenirs ?
C’est la tonalité de l’expo. Ce n’est pas nostalgique, plutôt une sorte d’explication du désir. Ce sont ces deux personnes qui, en Ecosse, m’ont incité à venir à Paris. Mais ils ont déclenché quelque chose dont je n’avais pas conscience et qui était déjà là. Le Ballon rouge par exemple. J’ai vu ce film pour la première fois quand j’avais six ou sept ans. Je me souviens que c’était en noir et blanc parce que c’était à la télé, alors il fallait imaginer que le ballon était rouge – ce qui est une très belle idée. Je l’ai revu plein de fois ce film. Et la dernière fois, c’était il y a deux ans dans l’appartement qu’avec Morgane nous venions d’acheter à Paris. Et là, surprise : j’ai découvert que nous étions à deux pas de l’endroit où Pascal prend le bus dans le film, à Ménilmontant… L’une des pièces créées pour cette exposition parisienne prend la forme d’un ballon rouge suspendu au-dessus de la verrière de la galerie, à l’extérieur.

C’est une exposition très parisienne alors ?
Parisienne et française. J’ai commencé par réfléchir à des cartes postales. Pour moi le cinéma c’est comme des cartes postales animées. J’ai toujours voulu voir un ballon rouge danser dans le ciel de Paris. Et voilà, je l’ai. J’ai aussi créé une pièce en écho au Dernier Tango à Paris. C’est un film que je voulais absolument voir quand j’étais jeune, parce qu’il était scandaleux et que j’étais un garçon sage. En fait, j’ai progressivement réalisé que ce n’était même pas érotique, que c’était aussi sombre qu’Apocalypse Now. D’ailleurs, c’est incroyable cette façon qu’a Brando d’être, de film en film, toujours la même personne à travers les différents personnages, de Kowalski dans Un Tramway nommé désir jusqu’à la fin, toujours le même type brutal. C’est comme un continuum. C’est ce que j’ai voulu explorer. Et puis j’ai toujours été fan du beurre, enfin moins maintenant après avoir dû faire cinq prises de cette vidéo ! Au début, j’utilisais les deux mains, avant de réaliser qu’une main suffisait et que l’autre me permettait de tenir la caméra. Ma main gauche enregistrait ce que faisait ma main droite, ce qui rendait la chose encore un peu plus pervers. J’ai trouvé l’idée de ces cartes postales en restant allongé sur mon lit, les yeux fermés, sans dormir, essayant de me souvenir. J’aurais pu faire quelque chose avec Le Samouraï aussi, mais ce film a été tellement influent pour le Zidane que nous avons fait avec Philippe Parreno que j’ai éliminé Melville. Et puis il y a Clouzot, et Le Corbeau. Je n’ai vu ce film qu’à la fin de mon adolescence mais il m’a marqué. Et, c’est drôle, j’ai trouvé une tête de corbeau en rangeant mon studio récemment, j’avais dû l’acheter il y a longtemps, je ne m’en souvenais plus. Je suis passé d’un souvenir à l’autre. C’est le souvenir de ces vieux profs de Glasgow qui m’a remis à l’aquarelle. C’est une autre temporalité la peinture, il faut attendre, attendre que ça sèche. L’atmosphère a changé dans l’atelier de Berlin. En lieu et place des pistolets, des animaux morts, de la pornographie et de la musique à fond, on est passé aux tasses de thé, à la musique classique impressionniste… Très calme. Tout le monde était un peu choqué.

Quelle en est la raison ? Le fait de vieillir ?
Je suis sûr que des jours plus rock vont revenir. C’est le contraire d’une mid-life crisis en fait : une sorte de mid-life happiness. Celui que je peux éprouver en regardant depuis les quais de Seine ce ballon rouge flotter dans le ciel de Paris.  C’est incroyable qu’un peu d’air capturé puisse produire un tel effet. Dès qu’on l’a repéré, on ne peut pas en détacher les yeux.

La première fois que nous nous sommes rencontrés, c’était pour votre première exposition personnelle en France, à la galerie Yvon Lambert, au début de l’année 1997.  Vous veniez juste de recevoir le très prestigieux Turner Prize…
Oui c’était le début du chapitre 2 de ma carrière en quelque sorte.  À l’école d’art de Glasgow et pendant les années qui ont suivi, j’ai fait beaucoup de performances, je voyageais, passais d’un festival à l’autre avant de m’installer à Londres où le manque d’espace m’a éloigné de la performance. Quand je suis revenu à Glasgow après deux ans, j’ai réalisé combien c’était loin de tout. À l’époque, il s’y passait des trucs mais rien à voir avec toute l’activité qui s’y déploie aujourd’hui. C’est cette distance qui m’a conduit à créer des pièces avec du texte, du mail art que j’envoyais aux gens. Ce travail a été repéré, du coup cela m’a permis de voyager de nouveau. Et puis il y a eu le choc et l’effroi du Turner Prize.

Pourquoi l’effroi ?
Pour les Britanniques du sud ce fut un vrai choc. En douze ans d’existence, personne hors de Londres n’avait jamais remporté ce prix. Et là un type débarque d’Ecosse et repart avec le chèque… C’est un choix qui a fait couler beaucoup d’encre à l’époque. Je me souviens avoir vu dans l’avion du retour vers Glasgow ma photo à la Une du Scotsman sous ce titre : « Braveheart Steals Londoner Prize »… J’étais très fier et j’ai compris qu’il me fallait vite déguerpir. Ce que j’ai pu faire grâce à l’un des juges du Turner qui m’a donné un autre prix en Allemagne, à la suite duquel je suis parti pour Hanovre puis Berlin où j’ai reçu encore un prix à Cologne. C’est à ce moment que j’ai pris mes distances avec Glasgow. J’avais abandonné la performance mais je performais encore pour la caméra, je faisais notamment des vidéos avec mes mains. Et puis j’en ai eu marre de mes mains et j’ai commencé à utiliser les images d’autres personnes. 24 Psycho, Star Trek, The Searchers… Je me suis souvent plaint mais en fait j’ai eu beaucoup de chance.

Quelle genre de chance ?
Par exemple, lorsqu’on m’a proposé ma première grande exposition, je balayais le sol de la galerie. J’avais arrêté les boulots dans les supermarchés mais je vivais de petits jobs dans des galeries, des musées. Et là je travaillais au Tramway, à Glasgow, je passais le balai quand la directrice du lieu m’a demandé si je saurais me débrouiller de l’espace pour une expo. Un artiste avait annulé son expo, il fallait en programmer une à la place. J’ai immédiatement répondu que oui, bien sûr. On était à l’été 1992 et l’expo devait avoir lieu en mai 1993. L’espace était immense. J’ai tout de suite pensé qu’il faudrait trouver une astuce pour le réduire. Eteindre la lumière, c’est ce qui m’est immédiatement venu à l’esprit.

C’est ainsi qu’est né 24 Hour Psycho donc ?
Oui, et en décembre 92 je n’avais toujours pas la moindre idée de ce que j’allais faire. Je savais juste ce que j’avais pensé d’emblée : qu’il fallait que cela soit dans le noir. Je suis allé chez mes parents pour Noël. J’étais encore une sorte d’étudiant attardé qui n’avait pas de télé chez lui ou alors un vague truc portatif mais chez mes parents tous les enfants avaient des écrans, des télés et des consoles de jeux. Mon petit frère David avait même un magnétoscope dans sa chambre. Un jour, il s’était endormi et je m’ennuyais, les pubs fermaient encore tôt à cette époque, j’ai regardé les films qu’il avait enregistré à la télé et je suis tombé sur Psychose. J’ai commencé à le regarder et je m’endormais par moments, alors je revenais en arrière mais je ne savais plus très bien si j’avais déjà vu ou non la scène, je me demandais à moi-même, intérieurement, si j’avais déjà vu ça, je la repassais, au ralenti parfois, ce que j’ai commencé à vraiment apprécier. A la Slade School, à Londres, j’avais suivi un cours sur la théorie du cinéma, des trucs post-structuralistes qui nous expliquaient qu’en isolant les détails d’une image on pouvait reconstituer la vérité. Comme dans Blow Up ou Peeping Tom. Et, au bout de dix minutes à regarder Psychose lentement, je me suis rendu compte qu’on pouvait séparer les micro-récits. J’ai vraiment aimé ça. Et ça s’est produit sur le plancher de la chambre à coucher de mon petit frère David. Voilà comment je suis entré dans le chapitre 2.

Chapitre 3 alors…
C’est quand j’ai déménagé à New York. Ma mère avait habité à New York lorsqu’elle était jeune, avant qu’elle rencontre mon père, elle y travaillait comme au pair. Elle était très curieuse, très religieuse aussi, même si elle ne l’a sans doute pas toujours été. Je me souviens qu’un jour elle est entrée dans ma chambre alors que j’écoutais un disque du Velvet Underground, le live au Max Kansas City. Elle m’a demandé :« C’est qui ça ? » Je lui ai répondu : « C’est Lou Reed ». « Ah oui, la Factory… J’y allais au Max Kansas City.» Je ne savais pas si je devais applaudir ou avoir honte. J’ai toujours eu le fantasme que ma mère avait croisé Warhol ou Jonas Mekas. Elle connaissait beaucoup mieux ces trucs que je l’imaginais. Alors quand j’ai déménagé à New York, je suis allé voir où elle habitait à l’époque. Et c’est là que j’ai commencé à produire toutes ces petites pièces qui sont plus qu’influencées par Warhol, qui l’utilisent en fait.

Le chapitre 3, c’est la parenthèse New York donc. Et le 4 ?
Le 4, ce serait quand j’ai arrêté de fabriquer des choses en utilisant des éléments d’autres personnes pour basculer vers les longs métrages. Le travail avec Philippe Parreno sur Zidane, par exemple. Mais d’abord Feature Film, le long métrage que j’ai réalisé avec le chef d’orchestre James Conlon. C’était la première fois que je réalisais un film en fait. Je m’y connais beaucoup plus en musique classique aujourd’hui qu’à ce moment-là ! J’avais fait un casting pour trouver le bon chef, et j’ai choisi Conlon, non pas en raison de son style de conduite d’orchestre, mais parce que sa tête m’était familière, en fait, il ressemblait à l’un de mes oncles. On s’est vu la première fois à la Bastille le 28 juin 1998. Je m’en souviens précisément parce que c’est le jour où l’Ecosse affrontait le Brésil au Stade de France pour la Coupe du Monde, et qu’Yvon Lambert m’avait trouvé une place. J’avais rendez-vous à 13h avec Conlon et le match débutait à 15h. J’ai tenté d’être très efficace et professionnel pour le convaincre le plus rapidement possible de faire ce film avec moi avant de lui dire que je ne voulais pas prendre plus de son précieux temps. Ce à quoi il a répondu qu’il avait plaisir à cette conversation… J’avais le ticket du match dans ma poche et j’étais comme un fou, je m’en serais voulu à vie de ne pas l’utiliser. Finalement j’ai pu sauter dans le métro à Bastille et arriver pour le coup d’envoi. Et l’Ecosse a perdu au terme d’un match minable. Mais ce fut une belle expérience de travailler avec Conlon, de faire ce premier vrai film. Pour le montage, j’ai pu bénéficier, grâce à Christine Van Assche, des équipements du Centre Pompidou, c’était formidable.

Et comment est né le projet du film avec Philippe Parreno sur Zidane ?
Lors d’un voyage a Jérusalem pour un exposition organisée par Ami Barak, dans un parking sous un stade. Avec Philippe, on jouait au foot, on s’échangeait la balle et des idées en même temps. Et on s’est dit que ce serait bien de travailler ensemble. On se connaissait depuis un moment, grâce à Liam Gillick et Dominique Gonzalez-Forster. Après Jérusalem, on s’est retrouvés au Café Beaubourg pour tenter de mettre au point un budget. Je me souviens que Philippe avait déjà l’idée d’utiliser un nombre faramineux de caméras pour avoir des tonnes de rushes. A l’arrivé, il nous a fallu un an et demi de montage… On pensait pouvoir facilement financer le projet parce qu’à l’époque Zidane jouait encore à la Juventus et qu’à Turin il y a plein de collectionneurs d’art contemporain. Mais après la Coupe du Monde, Zidane est parti au Real Madrid et il nous a fallu tout recommencer. Philippe a écrit sur une feuille de papier le montant qu’il nous faudrait pour faire le film, un chiffre auquel j’ai immédiatement ajouté un zéro. J’ai retrouvé ce bout de papier récemment et en fait ce sont quatre ou cinq zéros qu’il a fallu ajouter !

C’était donc le chapitre 4, et après ?
En général quand j’arrive au chapitre 5, je m’endors, tout devient flou…

 

Douglas Gordon,  « The anatomy of my desire », galerie Kamel Mennour, 6 rue du Pont de Lodi et 47 rue Saint-André-des-Arts 75006 Paris.


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC