Théâtre

Olivier Neveux : « Il est étonnant que le théâtre politique veuille plaire à tous »

Journaliste

Le Festival d’Avignon s’est ouvert ce 4 juillet sur le thème – « poétique et politique » précisent les organisateurs – de L’Odyssée et des odyssées. Pour une programmation qui invite à la réflexion sur notre société, les frontières, l’identité, la mémoire… Cette place croissante, presque obligée et étrange d’un théâtre politique dans la création contemporaine se trouve depuis plusieurs années au cœur des recherches Olivier Neveux qui vient de publier Contre le théâtre politique.

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Professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’École normale supérieure de Lyon – dont il dirige aussi le département « arts » – Olivier Neveux vient de publier un essai au titre fort : Contre le théâtre politique. Il était déjà l’auteur en 2007 de Théâtres en lutte. Le théâtre militant en France de 1960 à nos jours puis en 2013 de Politiques du spectateur. Les Enjeux du théâtre politique aujourd’hui. Dans son dernier ouvrage, au titre dont il revendique l’ironie, il mène la charge non pas contre un théâtre qui serait trop politique mais plutôt contre une dévitalisation du théâtre et de la politique à l’heure néolibérale. Alors que le Festival d’Avignon vient de débuter, Olivier Neveux invite à réfléchir sur le pouvoir subversif de l’art en général, et du spectacle vivant en particulier, mais aussi sur les politiques culturelles et sur ce que pourrait être un véritable service public de la culture. RB

Peut-on vraiment parler de « théâtre politique » comme d’un genre unifié ? Qu’entendez-vous par là ?
Il s’agit, dans mon dernier livre, de réfléchir à la multiplication, si ce n’est à l’inflation, de la « politique » dans la production théâtrale publique contemporaine. Cette prolifération du vocable « politique » ne peut se faire sans désigner des réalités, des pratiques, des contenus distincts. J’ai fait le choix, en conséquence, et je m’en explique, d’adopter une définition ample : toute œuvre qui revendique un intérêt pour les questions politiques. Précédemment, j’avais travaillé sur des caractérisations plus précises telle, par exemple, celle de « théâtre militant ». Mais c’était alors un autre projet : explorer des formes spécifiques et historiques d’alliance entre théâtre et politique. Là, ce livre aborde la question différemment : que signifie « politique » lorsque le mot est convoqué par le ministère, revendiqué par une jeune compagnie émergente, plébiscité par tel artiste reconnu, etc. Il ne s’agit donc, bien évidemment, ni d’un genre ni d’une esthétique unifiée.

Publier un livre « contre le théâtre politique » ce n’est pas tracer un mur de séparation entre le théâtre et la politique. Vous le dites : il s’agit d’interroger ce que la politique et le théâtre peuvent produire l’un et l’autre, l’un pour l’autre, apporter l’un à l’autre. Ce qui est alors en cause, serait-ce plutôt une forme d’injonction à porter un message militant ?
Non. Je tente précisément de m’extraire de ces alternatives. Un spectacle peut tout à fait sciemment, frontalement, explicitement « faire » ou « parler » de politique et participer de l’invention ou de la régénération de cet art. N’en déplaise à une certaine bourgeoisie théâtrale, qui n’aime que l’allusif et les détours cryptés. Faut-il réécrire sans scrupule l’histoire de cet art pour ne pas mesurer l’apport considérable de la politique – explicite – à l’invention de ses formes ? Pour autant, si un propos explicite, militant, situé n’est en rien contradictoire avec l’art, il est, me semble-t-il, tout de même insuffisant, dès lors qu’il s’agit de créer un rapport effectif, inventif et effectif entre théâtre et politique. Il faut revenir sur le projet et ses présupposés. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont le théâtre peut prendre part aux luttes actuelles. Autrement dit : dans ce qui, à cette heure, nous requiert, dans l’urgence des combats, que peut le théâtre ? Cela ne signifie pas demander à celui-ci de nécessairement les relayer, d’en faire l’objet de sa représentation, de les illustrer. Cela signifie : comment avec ce qu’il est, avec ce qu’il peut, participe-t-il à porter quelques coups à la domination ?

Aujourd’hui on a tendance à considérer que « tout est politique ». Contre cette idée, vous citez Jacques Rancière qui tient une part importante dans votre réflexion : si tout est politique, alors rien n’est politique ?
La question est au carrefour d’une tension. Oui, comme disait le militant et philosophe Daniel Bensaïd, « tout est politique » mais, rajoutait-il, seulement « dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point ». Il faut bien sûr le dire (et le redire) : le théâtre n’échappe pas aux conjonctures dans lesquelles il se déploie. Il est tissé des rapports de force, constitué par ce qui domine, et ce qui résiste ; il est lui-même en proie aux rapports de pouvoir – cela se voit dans la violence sociale qui est la sienne : la fabrication du théâtre n’est exempte d’aucune des formes d’oppression qui se repère dans la vie sociale (harcèlement, mépris, menaces, jusqu’aux violences sexuelles, etc.). Donc, oui, le théâtre est toujours politique. Il l’est avec sa singularité : il manipule des signes, assez souvent des mots, il convoque des corps, il propose des représentations, il suppose du nombre, il se revendique si souvent du « progrès et de l’émancipation », etc.

Cependant, se satisfaire de ce constat c’est considérer que la politique est toujours déjà-là, qu’elle n’est le site ou le nom de rien d’autre que d’une existence dans un présent. C’est une position qui contourne la difficulté et qui permet de ne pas se soucier de ce que la politique pourrait comprendre en propre : ce qu’elle suppose de fabriquer, d’opérer ou de produire. Je propose donc de soutenir, en paraphrasant Bensaïd, que « tout théâtre est politique » mais, seulement « dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point » et qu’en retour, si le théâtre n’est pas toujours politique, tout peut toujours se politiser. Et par là, d’interroger ce que la politique peut être si elle ne se confond pas avec le social, l’éthique, la morale, l’économique, etc. Je ne le fais pas au nom d’une quelconque substance ou essence ou pureté : elle s’articule bien avec le « social », l’éthique, la morale, l’économique, etc. mais elle ne saurait s’y réduire. Elle se redéfinit en conjoncture.

Aujourd’hui, les pièces que vous voyez ne sont-elles révolutionnaires, ou au moins subversives, qu’en apparence ?
Je ne suis pas l’arbitre des élégances qui vient distribuer des bons et des mauvais points et, encore moins, des brevets de radicalité. L’idée n’est pas de mener des procès d’intention et d’aller vérifier que les artistes vont en manif, n’achètent rien sur Amazon, prennent des douches plutôt que des bains, et passent du temps dans les ZAD. Je ne cherche pas le « derrière » de l’image. Car votre question est paradoxale. Elle suppose que « l’apparence » serait préjudiciable, de l’ordre du faux. Qu’il y aurait le monde nocif de l’apparence et celui, plus consistant, de l’authentique. C’est curieux. Le théâtre travaille justement avec les apparences, avec l’apparaître, avec ce qui vient là. La question pourrait être : comment produire des apparences révolutionnaires ?

Mais n’y a-t-il pas une façon de faire du théâtre politique qui pérennise l’ordre établi ? Vous citez ainsi le metteur en scène Milo Rau selon qui « art politique veut dire depuis deux générations que l’artiste petit-bourgeois jette aux médias des bribes de matière à s’indigner ».
Oui, la chose n’est pas neuve. Politique n’est pas nécessairement synonyme de radicalité. Ni la proclamation radicale de radicalité.

Vous vous demandez à quoi « sert » le théâtre, et la réponse aujourd’hui semble pouvoir se décliner ainsi : divertir, produire des valeurs, éduquer, bref créer du « vivre ensemble ». En quoi cela vous semble-t-il un problème ?
Disons qu’il est de deux ordres. Ne peut-on imaginer, tout d’abord, que le théâtre ait d’autres raisons d’être que le service après-vente d’une société structurellement inégalitaire. Est-ce vraiment sa fonction que de venir vanter la République et ses glorieux mérites ? Ou de remédier, supplétif, à la destruction minutieuse des services publics et des métiers du secteur social ? Et que veut dire, d’ailleurs, « vivre ensemble » sinon, le plus souvent, le contraire de ce qui s’affirme : la ségrégation sociale où précisément les gens ne vivent et ne vivront pas ensemble, avec des quartiers pour pauvres et des ghettos de riches. Le second point a trait à ce qui est demandé à l’art. Je n’entends pas opposer à l’utilité le règne du désintéressement dans une opposition commode, et refourguer par là une conception auratique et « gratuite » de l’art. Mais interroger : qu’en est-il de l’utilité lorsque ces caractéristiques sont édictées par l’État ou d’autres tutelles – à divers échelons locaux ? Qu’ils le fassent est une chose… Qu’ils ne se voient pas fortement contestés en est une autre. Travailler avec la population, dans les écoles, les prisons peut être l’occasion d’œuvres importantes – encore faut-il que l’œuvre soit au centre des préoccupations. Et plus encore qu’en est-il d’une conception « immédiate » de l’utilité : ce qui doit faire la preuve qu’il sert, là, tout de suite et de toute évidence. Il faut toute la bêtise d’un évaluateur (et l’on sait qu’elle est potentiellement infinie) ainsi que celle des technocrates et bureaucrates qui s’y fient pour imaginer cerner l’apport d’une œuvre ou d’une pratique artistique à l’instant « T » de son évaluation.

Aujourd’hui, le théâtre semble aussi servir à montrer le réel. Votre second chapitre s’intitule d’ailleurs « Du trop de réalisme », et vous n’êtes pas tendre avec les créations de Joël Pommerat ou des Chiens de Navarre, pourtant salués par la critique. Qu’est-ce qui vous gêne dans ces travaux ?
La question n’est pas, je crois, celle de ma « tendresse » ou de ma « gêne » et ce que j’écris sur l’un ou sur les autres n’est pas du même ordre. La seule chose qui les lie dans le livre est le souci de travailler, dans l’un et l’autre cas, sur ce que la « politique » signifie, elle qui est convoquée chez l’un en objet d’exploration – Ça ira (1) Fin de Louis, entend être un spectacle sur la politique – et chez les autres en matériau d’inspiration. Car si je me suis intéressé aux Chiens de Navarre, c’est en raison de leur revendication, un temps, de s’intéresser à une thématique « politique », « l’identité nationale ». Qu’allaient-ils donc en faire ? J’étais intrigué pour avoir presque tout vu, méritoire et masochiste, de leurs précédentes créations. Et j’y ai trouvé, outre l’épuisement de la subversion dans le ricanement, le symptôme d’un théâtre politique « inattaquable » : qui joue sur tous les tableaux, qui ne cessent de se soustraire à sa possible saisie. Il est « en même temps » réac et progressiste, ironique et grave, déconnant et romantique, critique et immature, etc. Bref. Dernièrement, ils ont cessé la « politique », après plus de 100 dates de représentations. Ils viennent de créer leur dernier spectacle (et c’est encore pire). Le travail de Pommerat, c’est autre chose. Je m’interroge sur ce qu’il représente de la fabrique politique. Les corps et les narrations qu’il emploie pour « témoigner » de l’expérience politique révolutionnaire.

On retrouve Rancière, que vous citez : « la traduction de la misère du monde [sur les plateaux] est très éloignée des formes par lesquelles les gens descendent dans la rue, ces dernières années, pour protester contre les régimes autoritaires ou contre la loi économique. » Est-ce vraiment utile d’opposer les mouvements sociaux et le théâtre ? Que faire alors d’expériences comme celles menées dans les années 60 par le Living theatre par exemple ?
Ce n’est pas faire injure à Judith Malina, co-fondatrice avec Julian Beck du Living theatre, et qui, jusqu’à sa mort en 2015, a tenté d’en maintenir vif l’esprit que de considérer que l’efficace politique de ses enjeux s’est progressivement atténuée. Il a pu, un temps, incarner une certaine orientation des luttes. Mais cela n’a justement duré qu’un temps. Et ce temps n’était pas pacifié : il faut relire certaines des critiques dont le Living a été l’objet pour vérifier – si tant est qu’on puisse l’oublier – que les mouvements de contestation ne sont pas homogènes mais traversés d’orientations contradictoires, parfois antagoniques. De là, deux remarques : ce n’est pas grave de ne pas être tout à fait contemporain. Il y a très certainement de belles raisons de ne pas l’être, de tenter de ne pas l’être. Le théâtre est d’ailleurs un art lent, bien souvent à contretemps. Il y aurait là un enjeu : faire, comme l’écrivait le poète et dramaturge, André Benedetto « de l’obstacle le passage »… La seconde chose est qu’il existe une historicité des formes et des expressions. C’était prégnant, l’an passé, lors de la reprise « à l’identique » par Gwenaël Morin de Paradise now, l’un des spectacles du Living. Il y avait quelque chose de daté, bien sûr, mais plus encore, de forcé. Le monde des luttes (de nos luttes, car c’est de là aussi d’où je parle) n’était pas requis par cette forme. Ce n’est pas nécessairement sans intérêt : la revisitation contemporaine d’un théâtre inactuel. Cela permettait aussi de prendre la mesure de ce qui nous sépare de ce théâtre, de ce qui en lui semble obsolète – et ne le sera peut-être pas éternellement…

Mais à vrai dire, je ne comprends pas bien votre question. Car il ne s’agit pas d’opposer « mouvement social » et théâtre – ni dans la citation de Rancière ni dans ce que j’écris –, il s’agit d’observer les liens qui unissent les uns et les autres, à cette heure. Cela ne dit rien sur les propriétés de ces liens ni sur leurs essences…. Et il est difficile de ne pas remarquer la discordance entre les formes que prennent les luttes, les productions sensibles, les dispositifs de nomination, d’adresse et ce qui se voit dans les théâtres. Je ne doute certes pas que vont fleurir, dans les semaines à venir, des « gilets jaunes » sur les plateaux. Je veux dire : le signe « gilets jaunes ». J’en ai déjà vu cinq ces derniers temps, rajoutés in extremis aux œuvres et qui, si je comprends bien, étaient supposés « signifier » : le peuple en colère, la résistance… mais ce sera là cosmétique. C’est comme si le théâtre restait, massivement, réfractaire, étranger ou indifférent à ce qui s’invente çà et là, dans les luttes, sur les places, les ronds-points, dans les ZAD, dans les cortèges de tête. Non pas que le théâtre devrait nécessairement en parler… Mais il y a là, pour qui les fréquente et s’y investit, des intensités, des formes, des expressions rares et neuves. C’est d’ailleurs pour moi, depuis quelques années, un constat répété : le théâtre politique est en retard sur les luttes. Il est moins vif, moins profond, moins inventif. Sans m’extasier sur l’état de la conflictualité, ce que j’entends dans nos assemblées, ce que je vois et perçois des modes de vie, des solidarités, des interrogations qui s’agencent, tout cela est autrement riche que ce qui fait « politique » sur nombre de plateaux et qui ne font dès lors qu’amortir et massifier ce qui s’invente ailleurs.

L’un des arguments centraux du livre porte sur la question de la forme. On pourrait le résumer ainsi : est-ce qu’un théâtre explicitement revendicatif, militant, remplit vraiment un rôle politique ?
Non. Comme dit plus haut, je n’oppose pas la forme au fond et ne fais jamais de l’explicite une donnée rédhibitoire. Vous avez des spectacles qui ne « disent » rien et qui produisent quelques effets vifs. Vous en avez d’autres qui « disent » et qui sont, dans leurs énoncés ou leurs adresses, tout à fait adéquats à ce qui domine. Et vous en avez d’autres qui ne « disent » rien, qui sont inoffensifs et d’autres qui « disent » et sont tout à fait excitants et stimulants. C’est précisément l’un des enjeux : la caractérisation des « ingrédients » nécessaires à un bon « théâtre politique » est vaine.

Vous regrettez un théâtre politique « attaché au fétichisme de ses formes, à l’évidence de ses dispositifs et à la rengaine de ses fonctions ». A quoi ressemble le théâtre qui trouve grâce à vos yeux ?
Je ne suis pas là pour mettre des bonnes notes ou anticiper sur ce qui pourrait ou non m’intéresser – je ne vais pas pour autant camoufler mes dégoûts, mes perplexités ou mes enthousiasmes. Je travaille à partir de ce que je vois et, d’ailleurs, je n’écris pas nécessairement sur ce que « j’aime » le plus. Il y a tant d’œuvres qui me sont chères et dont je ne parle pas. Mais pour tenter de répondre à votre question tout de même : ce qui m’intéresse, en l’occurrence, ce sont les spectacles qui m’apprennent quelque chose sur l’art du théâtre et qui viennent, pour les rapporter à la question politique, embarrasser ou troubler les liens convenus qui devraient associer l’art à la politique – et percuter nos savoirs, nos attentes, nos perspectives. Ce qui m’intéresse est moins le théâtre politique – même si en faire l’histoire m’importe – que ce que la politique fait au théâtre et ce que le théâtre fait à la politique. Mon projet est, à vrai dire, simple : interroger la part que l’art, ici le théâtre, peut, parmi d’autres, prendre à la transformation (radicale) de nos conditions d’existence. Une fois cela énoncé, il faut commencer à travailler : que désigne le « nos » de nos conditions d’existence, à quel moment de l’histoire en sommes-nous, quels sont les rapports de force, quelles stratégies, quelles tactiques, quels héritages, etc.

Vous êtes chercheur, professeur à l’École Normale Supérieur… mais aussi spectateur, c’est une position que vous revendiquez. Le festival d’Avignon commence le 4 juillet sur un « thème politique et poétique » selon les organisateurs : L’Odyssée. Olivier Py a déclaré « le festival d’Avignon n’est pas une bulle qui le sépare du monde » : est-ce que cela illustre votre propos ?
J’espère bien que le « festival d’Avignon n’est pas une bulle qui le sépare du monde ». Il fait partie de ce monde. Il suffit de se promener dans les rues d’Avignon : on y trouve bien la même violence capitaliste, avec ses logiques prédatrices, les locations hors de prix de « théâtres », la concurrence forcenée des uns contre les autres, les parades plus ou moins humiliantes, la retape, les dettes, la vulgarité des affiches, les commerçants de théâtre, etc. Et Avignon ce sont, aussi, les courtisans, les sourires feints, l’hallali, les espaces hiérarchisés et cloisonnés, les entre-sois, etc. Et on y trouve aussi ce que le Capital n’a pas encore tout à fait réussi à administrer et dominer : l’énergie bouleversante de celles et ceux qui y jouent une part de leur vie, des solidarités, des résistances, des espaces de pensée collectives et des œuvres. Sur le thème cette année de « L’Odyssée », nous verrons ce qu’il en est, ce que cela produit. Je ne vais pas faire de procès d’intention. Le danger toutefois est réel : le festival réussira-t-il, sur la question des migrants – ou plutôt des criminelles et racistes politiques européennes – à s’extraire de la moraline régnante ? Au conformisme des indignations ? Et à la bonté en sautoir qui caractérise tant d’œuvres ?

Vous menez aussi une analyse sévère de l’évolution des politiques culturelles : contre le modèle entrepreunarial qui s’est diffusé selon vous jusqu’au ministère de la culture. Il y a « la nécessité d’une pensée de l’institution qui ne serait pas gangrénée par l’intériorisation du modèle entrepreneurial » : quel modèle cela dessin-t-il selon vous ?
Il n’est pas étonnant que le macronisme fasse des dégâts dans la sphère théâtrale publique. Il ne peut d’ailleurs le faire aussi facilement qu’en raison d’un long travail préalable d’accoutumance à la logique néolibérale, initiée depuis des années, et que les socialistes au pouvoir ont encouragé. Il y a des conséquences visibles et immédiates et d’autres à plus long terme. Immédiatement : une conscience historique indexée sur le présent, une ignorance manifeste des enjeux de l’art, un goût pour le clinquant et ce qui marche déjà, le mépris pour tous les autres, la caporalisation des artistes, une endogamie des profils, des coups de communication. Et à plus ou moins long terme : une destruction du service public de la culture comme toujours menée au double nom de ses échecs supposés (la démocratisation culturelle…) et de l’adaptation inéluctable au nouveau monde (feu sur la bureaucratie et les labels, déconcentration des missions de l’État, etc). Ce n’est bien entendu que de la propagande : aussi critiquable et à transformer soit-il, le service public, passé au prisme de Bercy et de l’idéologie néolibérale ne sera pas plus proche des populations, pas moins bureaucratisé et souple. Il sera tout simplement détruit.

La culture en général et le théâtre en particulier auraient perdu leur statut symbolique au profit d’un statut économique. On se souvient de la déclaration d’Aurélie Filippetti, alors ministre de la culture, sur le fait que la culture contribuait plus au PIB que l’industrie automobile. Il faudrait sortir de cette logique économique ? Un théâtre uniquement financé sur fond public, ce n’est pas vraiment dans l’ère du temps…
Certes. Mais c’est là une question politique : celle du service public, c’est-à-dire de la décision de maintenir hors de la loi du marché des pans entiers de la vie sociale. Il ne s’agit pas d’ailleurs de défendre un service public pour toutes les offres théâtrales. Il y en a qui relève de la logique commerciale, du privé – et dont il faut rappeler que, comme partout, elles sont déjà, largement subventionnées par de l’argent public. La question n’est pas de demander un monopole public sur le théâtre. Mais de se battre pour un service public de la culture. Je vois bien ce qu’il y a d’anachronique à défendre pareille orientation. Le macronisme va de pair avec la destruction du service public au nom de motifs idéologiques – le privé est supposé plus efficace – et économiques – faire des cadeaux à ses amis. Dire cela, ce n’est pas militer pour le statu quo et avaliser le « théâtre public » tel qu’il est à cette heure. C’est aussi ne pas ignorer ce qu’il a déjà subi comme dérives, ses manquements, ses graves limites. C’est tenter de sauver cet acquis : le financement public de la création – et ce qui va avec pour les spectateurs. C’est une logique contre une autre et un vaste chantier à la fois défensif – le macronisme va vite, et casse tout, il faut le mettre en échec – et programmatique : que peut bien signifier « un service public de la culture » ?

Vous écrivez que « l’artiste de théâtre doit en quelque sorte expier son art, potentiellement trop complexe, égocentrique et dispendieux, ainsi qu’apporter la preuve de sa contribution au vivre ensemble ». Vous assumez une forme d’élitisme. Mais que serait aujourd’hui un « élitisme pour tous » pour reprendre la citation fameuse d’Antoine Vitez ?
Deux choses. Vitez ne parle pas d’ « élitisme pour tous » mais « d’élitaire pour tous ». Et, par ailleurs, je ne vois pas – vraiment pas – ce qui vous fait dire que je suis élitiste. Dans la citation que vous faites, je conteste la façon dont on culpabilise les artistes, dont on leur demande d’être « gentils », « productifs » et utiles. Qu’est-ce qui, donc, est élitiste ? Ne serait-ce pas plutôt considérer que les « gens », le « peuple » seraient incapables de certaines émotions, à jamais, pour des raisons sociales et de classes, dépourvues de la sensibilité minimale qui permet de se confronter à des œuvres qui bouleversent nos croyances sur ce qu’est précisément une œuvre ?

Parmi les hypothèses soulevées pour expliquer cette emprise d’une forme particulière de militantisme sur le théâtre, vous avancez l’idée d’une prégnance du modèle des sciences sociales sur le théâtre. D’où vient cette idée, et quelle forme cela prend ?
Elle vient, assez simplement, de la multiplication de spectacles qui prennent pour objets tel ou tel ouvrage de sciences sociales ou qui s’en vont à la recherche de la « réalité » et en reviennent après enquêtes et travail de légitimation scientifique. Je fais dès lors la triple hypothèse que : ce théâtre mime le geste des sciences sociales – travail d’enquête, etc. – qu’il organise sa fonction en regard d’enjeux pédagogiques dont il faut interroger la « politique » spontanée et qu’il y va d’un certain positivisme du théâtre politique contemporain (et de la conception d’une politique positiviste). Cela dit, pour certains ce sont des spectacles tout à fait intéressants à la condition me semble-t-il, de tenter de faire advenir, par le scène, par l’art, un savoir propre au théâtre. Car ce n’est pas un problème (évidemment !) que de se documenter, de lire, et d’enquêter. Mais cela ne suffit pas. La question est alors : le théâtre peut-il être autre chose que l’espace illustratif et synthétisé d’un savoir préalable ? Autre chose qu’une instance de communication ? Peut-on savoir quelque chose par le théâtre qui ne pourrait se savoir ou se comprendre autrement ?

Contre un théâtre trop lisse, vous prônez un théâtre agressif qui ne se contente pas de dévoiler le monde, mais prend le risque d’en composer un autre.
Ce sont des données différentes. Je m’étonne de l’atténuation de la négativité dès lors qu’il est question de « théâtre politique » – et la négativité peut aller, parfois, avec une certaine dose d’agressivité. Je trouve étonnante cette façon qu’à le théâtre politique d’être inoffensif et inattaquable – de vouloir plaire à tous. C’est une conception inconséquente de la politique car elle porte justement à conséquence. Et, par ailleurs, mais conséquemment, je m’interroge sur le fétichisme de la « réalité » dans le théâtre contemporain. Composer un autre monde, c’est refuser qu’il n’y ait pas d’alternative à celui-ci et travailler à faire advenir un autre présent dans ce présent, d’autres espaces que ceux qui nous collent à cette réalité, qui la laissent nous dominer, et d’autres dimensions à l’existence que celles qui nous sont concédées. Il y va d’une réappropriation de nos vies : de nos imaginaires, de nos secrets, de nos complots, de notre temps, de la durée, de ce qui nous semble utile et précieux. Et de notre capacité à embarrasser les représentations du monde d’autres images et d’autres dimensions qui attentent à leur souveraineté et à nos démissions.

 

 

 


Raphaël Bourgois

Journaliste

Rayonnages

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