Didier Daeninckx : « Nous payons les années 90, ça vient de loin »
Les couloirs de la maison de Didier Daeninckx sont encombrés de cartons de livres, entre lesquels cavale sa chienne en aboyant. Didier Daeninckx quitte Aubervilliers, et la Seine-Saint-Denis où il est né, après avoir publié en 2018 Artana ! Artana !, un roman noir désabusé dans lequel le protagoniste, de retour dans sa cité natale, un ancien fief communiste de la région parisienne, découvre la réalité quotidienne d’une ville en déliquescence. Écrivain de romans noirs, peignant la réalité sociale au travers d’enquêtes historiques fouillées destinées à faire ressurgir un passé enfoui ou travesti, Didier Daeninckx publie aux éditions Verdier Le roman noir de l’Histoire, préfacé par Patrick Boucheron, du Collège de France. Occasion d’une rencontre avec l’un des survivants de la révolution du polar français dans les années 80. Ch. L.
La plupart des auteurs de « polar » que nous avons côtoyés ont aujourd’hui disparu. L’œuvre de nombre d’entre eux est, de fait, indisponible. Que reste-t-il du néo-polar ? Quelles traces ?
Ces auteurs aujourd’hui disparus, on se sent quelque part porteurs de leur mémoire, on est orphelins d’une fratrie choisie. Il y a l’œuvre, bien sûr, mais aussi la manière dont ces écrivains se tenaient dans la cité. Jean Vautrin, par exemple, était quelqu’un d’une totale sincérité et engagement. Le fait de côtoyer Vautrin m’a énormément apporté. Vautrin a pris des risques, s’est trouvé dans des combats d’importance que l’essentiel des écrivains évitent. C’est un homme qui n’a jamais abandonné sa sincérité tout en publiant dans la Blanche, en naviguant dans le showbiz, le cinéma, en signant des grands films avec Belmondo, Delon, ou le Garde à vue… de Claude Miller. Vautrin a ainsi écrit La Vie Ripolin, un recueil de nouvelles sur les mômes différents, alors que son fils est autiste, pour nourrir et faire vivre une fondation. Il y a l’homme, et l’adéquation de la vie et de l’œuvre. On vient de fonder une association avec la femme de Jean Vautrin, avec Gérard Mordillat entre autres, pour essayer de faire rééditer son œuvre.
Comment avez-vous échappé à cette obsolescence éditoriale programmée?
C’est une satisfaction incroyable d’avoir des bouquins qui passent le cap, qui résistent sur le temps long. J’en ai trois sur l’ensemble de ma production littéraire : Meurtres pour mémoire, La mort n’oublie personne, et Cannibale. C’est une situation exceptionnelle aujourd’hui pour un auteur d’avoir tous ses livres disponibles. J’ai eu conscience il y a trente ans de ce problème fondamental de la durée de vie des livres, du fait qu’il était essentiel que les livres soient toujours disponibles, en format de poche. Je n’ai jamais voulu signer de contrat d’exclusivité avec aucun éditeur alors que Gallimard me l’avait proposé, ce qui peut être une sécurité… mais je ne me sentais pas en capacité d’assumer d’avoir cinq livres à écrire… Mais ensuite, par amitié, alors que j’étais chez Gallimard, j’ai filé des manuscrits, comme Playback, initialement destiné à la Série Noire, à Roger Martin, un ami, qui créait une maison d’édition… Je lui donne le texte, ce qui normalement ne se fait pas. La boîte a disparu, et je me suis retrouvé à récupérer les droits de livres que j’avais donné par amitié à des copains, et j’ai eu un rendez-vous avec Antoine Gallimard. Je lui ai expliqué ma façon de voir : je veux être totalement libre de publier où je veux, mais mon port d’attache c’est Gallimard… et on a convenu que tous les livres que je publierai ailleurs seraient repris en Folio, qu’il ferait l’effort de les récupérer… Et il a tenu sa promesse sur le temps long… Sur trente ans, je dois avoir quarante livres en Folio… et la politique de Folio est que les livres, le fonds, reste toujours disponible, même s’il peut y avoir quelques brèves ruptures de stock. La politique est différente au Livre de Poche, qui présente douze ou treize mille titres… dont seuls trois mille sont disponibles… Alors que Folio a sept ou huit mille titres, tous disponibles. Et donc cette conversation avec Antoine Gallimard m’a permis d’être extrêmement tranquille dans mes contacts avec les éditeurs. Ce qui fait que, contre toute attente, je peux me retrouver à publier un petit bouquin, Caché dans la maison des fous, dans une maison de poésie, les éditions Bruno Doucey, et ensuite le livre est repris au catalogue Folio. Donc je n’ai pas eu de trou d’air dans ma carrière et j’en ai eu conscience en voyant des copains… Fajardie aussi papillonnait parmi les éditeurs et les trois quart de ses livres étaient indisponibles. Et il m’en parlait souvent… Il n’avait pas eu, au départ, ce souci de sécuriser son œuvre. Idem pour Jean Vautrin. Aujourd’hui, quelques années après sa mort, l’essentiel de l’œuvre de Vautrin est indisponible, et Anne, son épouse, a un mal de chien à faire republier des textes importants.
Les restructurations du monde de l’édition ont fragilisé les auteurs… et les éditeurs…
C’est le grand chamboule-tout des années 90. Un exemple parmi d’autres : la maison d’édition de Pierre Drachline passe dans les mains du baron Seillière. Je lui demande quelque temps après : « Est-ce que ça se passe bien avec ton baron? » Il me dit : « Contre toute attente je n’ai jamais eu la moindre pression. » Je lui dis : « Tu as la liberté du chien au bout de sa laisse rétractable. Il laisse filer la laisse et quand il l’aura décidé, tu sentiras qu’il a appuyé sur le bouton-poussoir. » Et deux ans après, Drachline me confirme que c’est le cas. De quelle manière ? C’est simple… Pierre Drachline pouvait publier cinquante livres par an, il suffisait que trois ou quatre d’entre eux aient du succès… et cela lui permettait d’en publier une dizaine dont il savait que ces livres feraient 200, 300, 400 exemplaires, mais permettraient de donner une chance à des écrivains en devenir, qui publieraient deux, trois livres sur dix ans avant d’arriver à maturité de style. Et Drachline m’explique que dorénavant chaque livre doit couvrir intégralement ses frais généraux, aucune mutualisation n’est plus possible pour les auteurs en devenir. Ce qui fait qu’il n’a plus pu publier les dix derniers livres, et me disait-il, très sincèrement ces dix derniers livres c’est là que mon boulot d’éditeur prenait un sens… Voilà comment cela s’est passé. Et moi je l’ai vu arriver avec l’entrée des fonds de pension dans le monde de l’édition. Quand je suis arrivé, dans le monde de l’édition, le rapport était de 2 ou 3% de profit maximum, maintenant c’est aux alentours de 12, 13 ou 14%.
Et le barbare qui a mis cela en place et tué l’édition traditionnelle française et ce rapport entre éditeurs et auteurs, à une époque où le marketing était laissé en lisière, nécessaire mais pas omniprésent, une simple technique qui ne faisait pas partie directement de l’édition, c’est Jean-Marie Messier. Quand Jean-Marie Messier a décidé de réinvestir l’argent des compagnies d’eaux. Il a fait passer dans son conseil d’administration que ce qui faisait circuler l’information, c’était aussi des tuyaux, des réseaux, et donc il a réinvesti une grande partie du trésor de guerre de la Compagnie Générale des Eaux. Tout cet argent capitalisé pour les réparations et inutilisé, des milliards, lui a permis de créer Vivendi, de racheter une partie d’Hollywood, et de monter des réseaux de distribution : internet, cinéma… Donc il a été visionnaire… Mais au moment de l’explosion de la bulle Internet, alors qu’il avait acheté des maisons d’édition pour détenir les auteurs, la matière première pour réaliser des films, des adaptations, il a revendu à toute vitesse, et ça a été vendu à la découpe sans plan d’ensemble. C’est là que le baron Seillière en a racheté, et on a aussi vu l’entrée rapide, massive, et néfaste des fonds de pension, dont le seul intérêt était capitalistique. Du jour au lendemain, on est passé d’une nécessité de rentabilité de 3 à 15%, au début des années 90, et c’est là qu’on arrive avec le système Houellebecq, on fait en sorte de fabriquer à coup de marketing agressif des locomotives en tête de gondole.
Historien et critique du roman des XXe et XXIe siècles, Gianfranco Rubino pointe dans Lire Didier Daeninckx, votre passage à l’écriture dans les années 80 comme une réponse à la fin des illusions nées de 1968…
Pour moi, le passage à l’écriture a été lié à la réalisation que le mensonge avait gagné et s’était installé. Pour beaucoup de monde, 68, c’est ce qui s’est passé dans les rues de Paris et dans les usines de France, mais pour moi, 68, le rapport direct que j’ai avec 68 n’est pas celui-là… C’est l’invasion fraternelle des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie. 68 pour moi c’est la fin de l’utopie communiste sur la planète, ça s’arrête le 22 août 68, le rideau est baissé, la pièce est terminée. Et donc moi depuis 68 je suis en état de survie politique à cause de ça, non pas l’échec de 68 en France, qui est un soubresaut important, mais un soubresaut. Ce qui s’est passé à Prague est un moment essentiel de l’histoire de la planète et donc ensuite c’est l’interminable enterrement de ces idées. On suit un corbillard avec le catafalque… Et cela dure jusqu’aux années 80. Il y a alors cet espèce d’engouement pour Mitterrand, moi je n’étais pas place de la Bastille le 10 mai 1981. Je savais qu’il était responsable des exécutions de patriotes algériens, de l’exécution d’un Français qui s’appelle Fernand Iveton. L’abolition de la peine de mort était une façon pour Mitterrand de payer son tribut avant son passage dans l’au-delà parce qu’il avait participé à la mort politique des opposants. En abolissant grâce à Badinter, il se rachetait une conscience quand il arriverait devant le Grand Portier. Donc je suis dans cet état d’esprit alors. Je suis ouvrier-imprimeur et la crise du secteur m’a amené à changer plusieurs fois d’établissement, jusqu’à me retrouver dans une imprimerie où je reproduis un nombre incalculable de fois, jour après jour, le même formulaire de réparation de voitures Renault. Malaise individuel, mais aussi impasse collective de l’époque. Mais à un moment le mensonge est tellement puissant, tellement installé dans la société, que je comprends que le combat politique est devenu inopérant, et que tous les outils à notre disposition sont rongés par la rouille, même s’ils ont toujours une apparence clinquante… tandis que la littérature, elle, a peut-être encore une certaine puissance.
Il y a à ce moment-là la rénovation du roman noir en France avec des Manchette, des Fajardie, et on voit que ça bouscule des consciences, beaucoup plus que les tentatives de rénovation politique. Donc voilà les raisons de mon basculement, mais c’est aussi une manière d’échapper à la défaite d’une vie car si tu admets que le mensonge a gagné, et que tu continues à participer et à faire des sourires et à faire semblant dans les cortèges, tu te vis en tant que marionnette du temps. Le pas de côté de l’écriture, j’ai la chance de pouvoir le faire, et je m’aperçois avec Meurtres pour mémoire que la littérature a cette puissance. Le combat contre le mensonge, en s’y attaquant autour d’un personnage central qui est Maurice Papon, qui est le personnage même, la symbolique du mensonge, beaucoup plus que Bousquet. Bousquet a poursuivi sa vie dans les conseils d’administration, Papon, dès septembre 1945, est à Bordeaux aux côtés du général de Gaulle. Cet ancien collaborateur se retrouve donneur d’ordre lors de la répression sanglante de la manifestation du FLN en octobre 1961… Là on a véritablement l’image totale du mensonge, et de comment, à partir de 1945, la société politique française a récupéré les vichystes, les nazis, comme l’ont fait les Américains et les Soviétiques… pour recomposer une politique. Il y a des métastases jusque dans les années 90, Papon sera condamné seulement en 1998. Et c’est le temps normal de la société française : cinquante ans, deux générations. Pour que le mensonge opère, il faut absolument maintenir le pouvoir sur l’information pendant deux générations et donc, voilà, on est toujours dans ce temps, mais la littérature permet de raccourcir ce temps du mensonge. Elle ne peut pas l’éliminer, mais elle peut le réduire. Moi, le mensonge de 1961, je le fais exploser en 1983, donc la littérature peut faire gagner trente ans sur le mensonge.
Mais abandonner un appareil politique, fût-il moribond, c’est aussi abandonner des camarades, des militants ?
Moi j’ai une force dont je parle dans nombre de mes livres, ce sont mes deux grand-pères. L’un, Ferdinand Daeninckx, anarchiste dont j’ai récupéré seulement l’année dernière les papiers, qui a vécu pendant un an déserteur avec de faux papiers, en région parisienne de septembre 1917 à novembre 1918. Pris, il a été condamné à la prison au Cherche-Midi puis deux ans de travaux forcés près de Toulon. Désertion en temps de guerre. De l’autre côté, mon grand-père communiste, Jean Chardavoine, maire de Stains, qui a refusé le pacte germano-soviétique et qui était proche de Charles Tillon, et a été considéré comme un renégat. J’avais ainsi deux figures de dissidents : un dissident individualiste et un dissident collectif. Autant pour mon grand-père anarchiste, individualiste, le tableau était clair, autant pour mon grand-père communiste il fallait démonter les rouages de l’histoire qui avait été construite contre lui. Et pour ce faire, j’ai trouvé, à l’intérieur même du Parti communiste, un tas de gens qui m’aidaient. On était véritablement en osmose politique. Et en même temps c’est très compliqué. Ma mère a fait partie de l’appareil clandestin du PC, d’un réseau d’aide aux Vietnamiens puis d’un réseau d’aide aux républicains espagnols jusqu’à la mort de Franco. Il y avait le poids du secret. Le milieu dans lequel je baignais était celui-là, et était peuplé de héros. Un voisin que je voyais tous les jours, Henri Martin, dont le portrait a été brossé par Picasso, qui a été chanté par Prévert, avait refusé de participer à la guerre du Vietnam, s’était mutiné et avait pris six ans de prison en 1954. Ce personnage-là était un voisin. J’ai baigné là-dedans, et se défaire de ce milieu de gens exceptionnels qui se sont toujours sacrifiés, qui ont sacrifié leur liberté à une idée de solidarité avec des gens qu’ils n’avaient jamais rencontrés à l’autre bout du monde, il faut essayer de s’éloigner, d’être en rupture, mais sans les blesser. Et c’est quelque chose qui prend la moitié d’une vie.
Certains des combats que vous avez menés vous ont valu beaucoup d’inimitiés. Dans les années 90, votre dénonciation des « rouge-bruns » vous vaut réputation de procureur. Si à l’époque vous avez gain de cause dans la lutte contre le révisionnisme, force est de constater qu’aujourd’hui ce que vous combattiez dans les marges est devenu « mainstream ». Alain Soral peut se proclamer « résistant » tout en se photographiant en train de faire une quenelle dans le Mémorial de l’Holocauste de Berlin, Eric Zemmour peut arpenter les plateaux en affirmant que Pétain sauvait des Juifs. Comment en-est on arrivés là ?
C’est un désastre. Il y a vingt ans, nous étions quelques-uns à être clairvoyants. Moi, Soral, je ne l’ai pas débusqué en 2003 ou 2004, mais en 1989, alors qu’il tenait déjà les propos nationaux-socialistes dont il se vante de la pertinence aujourd’hui, et il était adhérent du Parti communiste, et là c’était fini. Dès l’instant où ils acceptaient cette présence et étaient incapables d’écouter et d’analyser un discours véritablement fasciste, qu’ils n’avaient plus les outils intellectuels pour que les résonances malsaines du discours de Soral leur apparaissent. À partir de ce moment-là, c’était terminé. À la même époque, le philosophe Roger Garaudy a des pleines pages dans L’Humanité, alors même qu’il est en train de travailler avec des néo-nazis sur les questions négationnistes. Il est un bras armé de Faurisson et ils sont incapables de le voir. Je me souviens, nous sommes en 1995, je suis sur la place de la mairie d’Aubervilliers et je rencontre Jack Ralite, un homme que j’estime, qui a des outils intellectuels et il me dit : « Que fais-tu en ce moment ? » Je lui dis que je prépare une série d’articles sur un philosophe qui a versé du côté des néo-nazis et des négationnistes. « Qui ça ? » me demande t-il. Je réponds : « Roger Garaudy… » et il commence à m’engueuler. Je me retrouve quelques semaines plus tard dans le Sud de la France. L’écrivain Raymond Jean et des dirigeants du PC accompagnaient Henri Alleg qui faisait un meeting en compagnie de Roger Garaudy. Je les apostrophe. « Comment pouvez-vous faire un meeting avec quelqu’un qui a rejoint les négationnistes ? » Ils me regardent avec des yeux ronds comme des billes comme si j’étais un martien, comme si j’étais fou. Et trois mois après éclate l’affaire Garaudy avec la publication de son livre violemment antisémite : Les Mythes fondateurs de la politique israélienne. J’ai rencontré par la suite Jack Ralite qui n’a jamais admis que j’avais eu raison. S’il prononçait ces paroles-là, c’était la faillite de sa vie. Lui, qui était une grande conscience culturelle du PC, avait été incapable de détecter la malfaisance extrême d’un de ses compagnons de combat.
N’est-ce pas simplement une logique d’appareil ?
Lorsque nous avons alerté dans les années 90, c’était crier dans le désert. Les appareils étaient déjà morts. Nous on croyait que les appareils politiques avaient encore une pertinence mais ils n’en avaient plus, ils étaient en état de survie, préoccupés uniquement de leur survie. La réflexion politique avait déjà disparu de leur radar. Et donc pendant vingt-cinq ans, bouffée par la mérule, la charpente est morte. Mais il n’y a pas que Soral, il n’y a pas que Finkielkraut, il n’y a pas que Zemmour et tous ces gens-là, il y a aussi la manière dont tous ces appareils sont bouffés de l’intérieur : l’UNEF, qui est entre les mains de fous furieux indigénistes, des mairies entières comme la mairie de Saint-Denis aux mains d’aventuriers indigénistes. À la France Insoumise, Danièle Obono ou un type qui tient le discours des années trente, François Ruffin, rendu illisible par l’espèce de rancœur qu’il a envers ses opposants. Moi non plus, je n’aime pas Emmanuel Macron, en tant qu’opposant politique, mais je ne caricature pas son physique, je n’en fais pas un animal. Soyons clair : tous les appareils politiques sont morts, les outils, la Faucille et le Marteau, sont réduits en poussière. La CGT est complètement bouffée. Qui pouvait imaginer il y a vingt ans qu’un secrétaire général de la CGT serait éjecté en quelques mois pour des histoires d’appartement et de fric ? Qui pouvait imaginer qu’un secrétaire général de Force ouvrière serait éjecté en l’espace de trois mois parce qu’il faisait des fiches staliniennes sur ses opposants ? C’est invraisemblable ce qui se passe, et cela nous met dans un état de grand danger, en France. Il suffit qu’un Salvini, quelqu’un de cette carrure, ose prononcer les mots qui font mal sur les immigrés et il remporte la mise. On est dans cette période où quelqu’un de cette trempe peut véritablement ramasser la mise.
La mise n’a t-elle pas déjà été ramassée par Emmanuel Macron ?
Macron théorise cette faillite absolue des partis. Il a cette intelligence diagnostique de saisir que tout s’est effondré, et que les deux plots qui restent véritablement c’est la nébuleuse En Marche, basée sur le centre-droit, et le Front national. On voit comment une autre tentative a totalement échoué et s’est tuée d’elle-même… la tentative mélenchoniste. Marine Le Pen, elle, ne fait jamais de grands discours sur la démocratie. Mélenchon avait des grands discours sur la VIe République, redonner la parole au peuple, alors que son appareil est un appareil dictatorial, totalement fermé sur quelques personnes, un commando. Quel pôle y avait-il dans le paysage politique français pour s’opposer à ce duopole LREM-FN ? Les Insoumis… et les gens ont eu besoin de cela au moment de la présidentielle – 20% pour Mélenchon, parce qu’ils voyaient le danger de cette opposition LREM-FN – mais ce troisième espace s’est totalement déconsidéré en l’espace de deux ans, et donc là, ça nourrit complètement le piège qui est en train de se refermer. Où peut-il y avoir des forces capables de s’y opposer ? Moi je n’en vois absolument nulle part. Pour le moment, on est dans ce piège, et Macron, on dit qu’il ne fait pas de politique mais il a l’intelligence de théoriser l’état du pays et d’apporter ses solutions à lui. Il avance très très vite sur les retraites, le chômage, il profite de la situation. Et on est dans le temps de tous les dangers, parce qu’à la prochaine présidentielle on sera à 47-53, on se rapproche du basculement. Je ne lis pas dans l’avenir mais je peux tirer les conséquences du passé, c’est-à-dire que cela aurait pu être évité si les partis n’avaient été en mode survie mais en mode prospective sur le pays. Nous payons les années 90, ça vient de loin.
Que penser de la dérive actuelle du pouvoir, de la répression policière des manifestants ? Perte de contrôle, impéritie, ou calcul ?
Il ne faut pas se leurrer en considérant que ce sont des bavures. La violence est totalement assumée. Macron est en train de restructurer son électorat, qui n’est plus du tout celui de l’élection présidentielle. Le message de fermeté est productif électoralement et assumé. On le voit avec les Européennes, et la remontée de sa popularité, où il repasse les 40%, ce qui est inédit dans l’histoire de la Ve République : quand tu as baissé, tu ne remontes pas comme ça.
La France aurait besoin d’hommes à poigne ?
La structure électorale française est connue, avec un pays fortement ancré à droite. Macron occupe le terrain de cette manière. Il ne faut pas parler de débordements ou de bavures, sauf quand évidemment des types assis sur un pont sont arrosés de lacrymos et donnent lieu à des images insupportables. Là ce qui les gêne, ce n’est pas la gravité des faits mais le retentissement médiatique dans le monde entier.
Et que penser de la réécriture permanente des faits par un gouvernement qui prétend lutter contre les fake news mais tient un langage orwellien pour nier les violences policières, entre autres mensonges revendiqués par ses porte-paroles pour « protéger le président » ?
J’ai écrit un livre en 1986 au sujet de l’affaire dite du Carrefour du Développement. Charles Pasqua avait couvert des malfrats en leur fournissant des « vrai-faux » passeports. C’était totalement assumé au plus haut niveau de l’État. Dans certaines circonstances, on peut s’asseoir sur l’une des choses les plus précieuses pour un État, l’identité, et le passeport peut devenir un objet de marchandise. Donc le mensonge a toujours été là au sommet de l’État, il est simplement plus ou moins visible. Ils ne font même plus semblant de le cacher. Auparavant une affaire journalistique durait une semaine, quinze jours. On arrivait à décortiquer les choses. Aujourd’hui, le plus souvent, cela se compte en heures. Ce qui m’a énormément marqué récemment, une des informations les plus choquantes de ces deux dernières années pour moi, c’est d’apprendre que que la Commission européenne avait débloqué des fonds pour acheter des denrées alimentaires de mauvaise qualité que l’on transforme en steaks pour les pauvres, des steaks fabriqués avec des rebuts, des morceaux de gras, des morceaux de peau. On est dans Soleil vert, le film de Richard Fleischer. Soleil vert quand je l’ai vu il y a trente ans m’a filé des cauchemars. Je n’ai cessé d’y penser, tout le temps tout le temps, chaque semaine je pense à Soleil vert.
Une dystopie située en 2022…
C’est un film qui m’a poursuivi. Et là on est devant ce truc d’une violence inimaginable. La Commission européenne n’a pas de système de contrôle et laisse fabriquer des steaks avec des rebuts. J’ai rencontré des gens qui allaient aux Restos du Cœur et ils m’ont dit « On en mangeait mais quand on les mettait dans la poêle il y avait de la flotte, de la mauvaise graisse, une mauvaise odeur, mais on ne pouvait pas s’acheter de la viande alors on se forçait… » Ils le bouffaient. L’information a duré une journée. Un article dans Libé trois jours après, et terminé. Il y a vingt ans, ç’aurait été un scandale d’ampleur internationale. Donc on est dans ce temps où des choses absolument essentielles, qui disent la malfaisance, seront étouffées rapidement. On n’est plus seulement dans le mépris des pauvres, là c’est quelque chose de meurtrier, et l’indignation va durer deux heures, trois heures. Donc quand des choses de cette importance passent inaperçues…
Quand les mots sont travestis, utilisés pour mentir, quelles ressources reste-t-il à l’écrivain ?
Le temps long de l’écriture et de la lecture. Les arguments que l’on partage, ce que l’on décrit, les idées, sont en infusion lente dans la société, sur vingt ans, trente ans, quarante ans. J’ai eu la chance que nombre de mes livres agissent ainsi. Meurtres pour mémoire, bien sûr, mais aussi Cannibale, il y a vingt ans, qui aurait pu être publié hier. La manière dont ce livre a fait bouger les lignes, ce n’est pas rien. Quand j’écris ce livre en 1998, je retrouve la trace de l’arrière-grand-père de Christian Karembeu, j’ai sa photo, exposé comme un animal à Paris lors de l’Exposition coloniale, enfermé derrière les grilles d’un zoo, baladé dans les zoos allemands, et en 1998 lorsque j’écris ça, juste à côté de chez moi dans ma ville natale il y a Christian Karembeu, son arrière-petit-fils, qui joue au football et est champion du monde et qui s’expose lui, mais volontairement. Quand je le rencontre, je lui amène la photographie de son arrière-grand-père, qu’il n’avait pas, et quand on regarde Christian Karembeu, l’homme sur sa photo est son jumeau, à trois générations de distance. Et le livre dit ça : en 1931, par la force du mensonge, Willy Karembeu était un objet de réprobation, un objet de peur, un cannibale, la lie de l’humanité. Le même homme, exactement le même homme, en 1998 est un symbole sensuel qui épouse un mannequin slovaque, un objet de désir. La différence tient dans la construction ou la déconstruction du mensonge : comment on construit le racisme, le lieu commun, l’aspect repoussoir. Et avec Cannibale, des centaines de milliers de lecteurs ont pu approcher cette problématique grâce à ce petit livre. Je n’ai pas de théorie sur l’écriture. Je constate qu’à certains moments, par sincérité, par empathie, en allant voir les Kanaks, en les écoutant, cela permet de construire un objet artistique qui bouscule absolument les préjugés.
Dans vos romans coexistent des faits bruts, des compte-rendus policiers, des fragments de dépêches, des brèves, et des irruptions de lyrisme…
Le personnage de l’inspecteur Cadin, dans quatre romans, vit dans ses cartons. Sa vie amoureuse est hors-champ, dans les regrets. Dans beaucoup de mes romans c’est le cas. Mais il y a une évolution. Dans nombre de mes romans il y a une utilisation d’éléments autobiographiques, de moi ou de la famille, sous un aspect complètement masqué. Il y eu ainsi toute une période où les choses étaient évoquées plutôt que dites et puis maintenant, j’arrive à soixante-dix ans, une grande partie des personnes qui étaient autour de moi et lisaient mes livres, et que je ne voulais pas blesser, ne sont plus là comme ma mère, et d’autres. Il y a donc des choses que je n’aurais jamais dites aussi directement qu’aujourd’hui parce que j’étais sous leur regard. Je ne pourrais jamais écrire deux pages de Christine Angot, cette espèce d’impudeur totale et d’utilisation de la vie des autres, ou une partie de l’œuvre d’un écrivain que j’aime beaucoup, Annie Ernaux. Toute la partie de son œuvre, autobiographique, amoureuse, c’est quelque chose qui me terrifie, pour moi c’est une écriture terrifiante, qui me glace totalement. Mais la disparition de certaines personnes m’amène à dire certaines choses de manière plus directe.
Un livre incarne t-il plus précisément pour vous ce changement ?
L’écriture de Missak a été un basculement. Parce que ce personnage n’était pas un personnage, mais une mythologie, une statue. Et de cette statue de Missak, l’homme de l’Affiche rouge, je fais un être de chair et de sang, car Missak Manouchian, que l’on traite comme un héros, un martyr, un sacrifié, alors que ce qu’il nous crie, il suffit de lire sa dernière lettre… il n’est pas du tout dans cet état d’esprit du sacrifice. En rencontrant sa famille, en ayant accès à ses archives personnelles, j’ai eu une chance extraordinaire et je m’aperçois que la raison profonde de son engagement, c’est sauver la poésie. Missak, apatride, arrivé en France en 1925, travaillant chez Citroën, fréquentant les bibliothèques, traduisant les poètes français, fondant des revues de poésie, se retrouve convaincu, le 6 février 1934, lors de la tentative de putsch d’extrême droite. Sa vie bascule. Il devient communiste et s’engage parce que pour lui, l’arrivée du fascisme signerait la fin de la poésie, la nuit noire du fascisme et les mots en ordre comme les armées. Et donc le cœur de sa vie, quand il était près de Beyrouth, on lui demandait ce qu’il voulait faire de sa vie : « Je veux être poète à Paris », parce qu’il était tombé sur un professeur de français qui lui avait fait lire Victor Hugo, Verlaine, Baudelaire… Et donc en 1934 il s’engage et prend les armes pour sauver la langue française. Il n’habite pas la France, il habite la langue française, ça change radicalement la vision que l’on a du personnage. Mais ensuite les gens ont eu besoin de héros et de statues alors on a modelé ça et il est devenu dans l’esprit des gens le contraire de ce qu’il voulait être et on a abandonné le poète pour créer le guérillero héroïque. Plus personne ne savait qu’il était poète, qu’il faisait des bringues de fou avec le père de Charles Aznavour. On a que les photos où il s’est fait tabasser, où son visage est meurtri. J’ai retrouvé des photos où il a une banane comme ça, où il est en train de jouer du luth, ce sont les photos d’un bonheur absolu. Et quand j’ai travaillé Missak, je me suis dit : je ne le traiterai pas comme l’histoire veut le maltraiter, je le traiterai avec l’émotion. Car son message est clair : profitez des roses, profitez du parfum… il donne la liberté à sa femme de se marier et d’avoir un enfant… « je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand »… mais enfin c’est invraisemblable la force et la pulsion de vie et de poésie qu’il y a chez lui, c’est de cela qu’il faut parler… et il y a trente ans je ne l’aurais pas vu, je serais tombé dans le piège du héros.
Dans votre dernier roman en date, Artana ! Artana !, vous dressez un portrait inquiétant d’une ancienne municipalité communiste, Courvilliers, livrée aux appétits des promoteurs, au népotisme et aux abus de biens sociaux…
En 2005 quand les banlieues brûlaient, Aubervilliers est restée calme. Il y avait encore un tissu associatif, toute une série d’airbags, quelque chose de très profond entre la communauté portugaise, la communauté kabyle, les maliens, qui permettait de faire fonctionner la réalité de la solidarité, et donc nous avons été épargnés. Et puis ensuite nous avons été rattrapés par ce qui se passe dans la Seine-Saint-Denis : la misère endémique du département. À Aubervilliers on a passé le cap de 50% de la population vivant sous le seuil de pauvreté, alors que la moyenne nationale est de 14%. Ici c’est trois fois plus, la ville est pleine de mendiants. Il y a un affaissement généralisé, tout le commerce est tombé parce que les gens sont en état de survie, les commerces un peu au-dessus de la moyenne n’ont plus de clientèle et ferment. L’école est en grande souffrance, les ordures sont ramassées n’importe comment, tout est sous-dimensionné, les rats envahissent la ville. Cette ville, qui a appartenu au PC, a été victime du népotisme. Jack Ralite, vieillissant, a donné les clés de la ville à son gendre. Aux élections de 2014, pour conserver la ville, l’équipe municipale a décidé de faire appel aux voyous, aux trafiquants de coke pour faire la chasse aux voix en échange d’emplois et de logements et on est passé d’un clientélisme classique, qui a toujours existé, et réglait des problèmes sociaux, à un système de survie politique.
Je suis interdit en bibliothèque par le fait du prince. À Tremblay-lès-Gonesses j’étais invité à faire une conférence sur la guerre de 14-18 et quinze jours auparavant la directrice m’appelle en larmes en me disant : je dirige cette médiathèque depuis trente-cinq ans, c’est la première fois que cela m’arrive. Le cabinet du maire m’interdit votre venue. Tremblay-lès-Gonesses, ville communiste, dont la numéro 2 s’appelle Clémentine Autain. À un certain moment, je ne vais pas me bouffer la santé. La ville est dans un tel état de souffrance. Quelque chose s’est cassé dans cette ville extrêmement digne.
Quant à la municipalité, c’est le système léniniste : comme j’ai la science infuse pour sortir la population du marasme, il est normal que je bénéficie de quelques privilèges afin de mieux vous servir. Insupportable discours de solidarité et d’empathie au vu des pratiques.
En octobre prochain, vous publiez un gros recueil de nouvelles, Le roman noir de l’Histoire. Quelle en est la genèse ?
Dans beaucoup d’interviews on m’interroge sur le XIXe siècle, sur Balzac, et je réponds à chaque fois : ces écrivains-là avaient une chance, il n’y avait pas eu la Guerre de 14, il n’y avait pas eu Auschwitz. Ils avaient la prétention d’expliquer le monde, ses rouages. son œuvre, La Comédie humaine embrasse toute une période, le monde entier. Ça subsiste un peu chez les Sud-Américains, chez les Russes, Pamuk en Turquie, on trouve cette ampleur. Nous, on a perdu cette capacité, cette innocence, et on est dans le fragment. Mais avec Le roman noir de l’Histoire, sans que je m’en sois rendu compte, je découvre qu’il y avait un projet caché. C’est comme un puzzle qui se reconstitue. Un ami m’avait dit : toutes tes nouvelles, publiées dans le désordre au fil des ans, racontent l’histoire contemporaine de la France sur cent cinquante ans, à travers la parole des exclus et des minorités. J’ai réfléchi, j’ai rassemblé 2 500 pages de nouvelles, j’ai essayé de les mettre en ordre chronologique, fait un tri, et j’en ai gardé 950 pages. J’avais ainsi un corpus qui débute en 1855 et se termine en 2030. La première nouvelle concerne l’exil de Victor Hugo et l’importance de la littérature. La dernière, « Les Boueux de l’espace », met en scène une équipe de vieux cosmonautes à la retraite qui vont ramasser toutes les merdes qui traînent dans l’espace.
Les éditions Verdier m’ont demandé de le séquencer : Commun, Commune, 1855 à 1912 ; Putain de guerre, de 1914 à 1922 ; Parfums et puanteur, les années trente… ; Mourir sans haine, la période de la Seconde Guerre mondiale ; Morceaux d’empires, de 1948 à 1961, la décolonisation ; Paris m’aimait, de 1968 à 1975 ; La classe s’efface, les années 80, où la classe ouvrière s’effondre ; Changer de bases, et frontières mouvantes, les années 90 ; Du rouge, du brun, une séquence sur le combat contre le négationnisme ; et ça se termine sur Troisième millénaire, qui clôt le livre en 2030.
Le livre est préfacé par Patrick Boucheron…
J’ai croisé il y a des années Patrick Boucheron, l’auteur d’Histoire mondiale de la France, qui a cette capacité de mettre la complexité de l’histoire à la portée de tous, et qui a accepté de préfacer le livre. Il m’a reçu à son bureau au Collège de France et m’a dit avec une incroyable humilité : « C’est un honneur extraordinaire, j’espère que je serai à la hauteur ! » C’est la rencontre de la Série Noire et du Collège de France.
Quitte à s’inscrire dans l’Histoire, alors, que dirait-on de Didier Daeninckx, écrivain de la fin du XXe et du début du XXIe siècle ?
Un chieur. (Rires)
J’aurais dit « Un honnête homme ». Un chieur et un honnête homme.
On est écrivain. On a la chance de pouvoir s’exprimer. Partout où je vais, les gens sont terrifiés de leur propre parole. Ils ne peuvent pas parler. S’ils disent la moindre chose, ils le paient comptant. Dans le boulot, partout, les gens ferment leur gueule. Et nous, on a cette chance extraordinaire d’être publiés, de parler. Donc, moi, j’ai profité de la liberté que j’avais conquise, un point c’est tout. « Il a profité de la liberté qu’il avait conquise ». Très sincèrement, dès le départ, j’ai été sauvé par mon grand-père anar, qui m’avait dit : « Ne deviens jamais contremaître, ça s’appelle des contremaîtres mais en fait ils sont pour. » Cette phrase m’est restée pour toujours. Ça a été ma conduite de vie. Si je me retourne, j’ai soixante-dix ans, je ne me suis jamais mis en position de donner un ordre à quelqu’un.
Dans un livre, j’ai mis en épigraphe cette citation de Jean-Paul Sartre : « À quoi sert-il de le savoir si tu ne le dis pas ? » C’est simple, c’est tellement simple. Et ça suffit pour une vie.
Didier Daeninckx, Le roman de l’Histoire, Verdier, 832 pages (en librairie le 3 octobre).