Art Contemporain

Éric Baudelaire : « Il n’y a pas un monde de l’art, il y en a plein »

Journaliste

C’est pour un long-métrage produit dans le cadre d’une commande publique pour les 1% artistique d’un nouveau collège construit à Saint-Denis qu’Éric Baudelaire vient de recevoir au Centre Pompidou le prestigieux prix Marcel Duchamp. À cette occasion, l’artiste revient longuement sur ce singulier projet collectif et plus largement sur la forme qu’il investit depuis des années et qui mêle cinéma d’essai et pratique d’exposition.

À 46 ans, Éric Baudelaire a déjà connu plusieurs vies. Chercheur en science politique à Harvard, proto start-uper à New York, photographe reporter en Abkhazie, photographe plasticien là-bas et ailleurs, puis artiste. Artiste plutôt que réalisateur sans doute même si le cinéma est peu à peu devenu son medium de prédilection, un cinéma d’essai et de pensée, un cinéma dans la lignée de Marker ou Godard mais contemporain. Il y avait donc quelque chose de paradoxal à voir cette semaine le jury du prix Marcel Duchamp, connu et critiqué parfois pour être le prix des collectionneurs, lui décerner sa distinction annuelle. L’occasion en tout cas d’une exploration de son monde de l’art. SB

La première fois que nous nous sommes rencontrés, en 1999, tu étais un pionnier du web, tu avais fondé à New York ce qu’on n’appelait pas encore une start-up et aujourd’hui, vingt ans plus tard, tu reçois le prix Marcel Duchamp, soit l’une des récompenses prestigieuses de l’art contemporain. Qu’est-ce qui s’est passé ?
J’ai un arrière-grand-oncle qui a pris sa retraite à 65 ans, s’est inscrit à la fac pour étudier la psycho avant de mener ensuite, pendant trente ans, une carrière de psychanalyste. Il est mort alors qu’il exerçait toujours à 95 ou 97 ans… Je viens d’une famille où l’on se réinvente souvent. Ma mère aussi s’est réinventée tous les quatre ou cinq ans, elle est retournée à la fac à 60 ans pour apprendre un autre métier… Je n’ai jamais eu de plan de carrière tout tracé. En fait, j’ai toujours été intéressé par le monde, toujours cherché à la fois un moyen de gagner ma croûte et de vivre des expériences qui me permettent d’être en contact avec le monde. J’ai donc essayé plein de choses. Ma toute première idée, au lycée, c’était d’étudier la science politique, parce que j’avais le sentiment que c’était comme ça que je pouvais comprendre les mécanismes sociaux du monde. J’ai alors quitté la France pour les États-Unis où les études sont très ouvertes. C’est un pays dans lequel on peut très bien passer un diplôme dans un domaine et travailler dans un autre. Il n’y a pas ce parcours un peu mortifère qui existe en France où l’on est censé choisir sa carrière très tôt. C’est en partie parce que j’avais besoin de cette liberté-là que je suis parti. Et, en sortant de cette fac américaine, je ne savais absolument pas ce que je voulais faire. J’avais en poche un diplôme d’études du Moyen-Orient et j’ai commencé à bosser comme assistant de recherche à Harvard dans un laboratoire qui menait un travail historique approfondi sur la crise des missiles de Cuba. J’y ai passé une année dans les archives, à fouiller et produire de la recherche, la matière m’intéressait mais le contexte universitaire tel que je l’ai connu à ce moment-là à Harvard m’a beaucoup déplu, alors je suis parti. Et je suis allé à New York, où le hasard complet m’a fait croiser la route de personnes qui travaillaient dans le web. On était en 1995, et le web ne ressemblait pas du tout à ce qu’il est devenu par la suite. À l’époque, travailler pour une start-up internet, c’était vraiment l’aventure, il n’y avait aucun aspect commercial, pas de business plan, c’était juste une sorte d’attroupement de gens qui avaient envie de comprendre cette nouvelle plateforme. Et ceux que j’ai rencontrés étaient plutôt des littéraires ou des types qui avaient un parcours artistique. On était loin des start-up commerciales de la deuxième vague, moi j’étais dans la toute première vague et je l’ai quittée dès que ça a commencé à devenir autre chose.

Quitter pour faire quoi ?
J’ai beaucoup cherché, et me suis souvent retrouvé dans des culs de sac. Je pensais qu’une chose était intéressante mais, dès que j’avais vraiment les mains dedans, je m’apercevais que cela ne me plaisait pas. J’avais déjà connu cela avec le monde universitaire, puis avec les start-up dans lesquelles il s’est vite agi de devenir rentable, ce à quoi je ne connaissais rien et qui ne m’intéressait pas. J’avais 27, 28 ans, j’ai alors décidé de donner une chance à un amour de jeunesse, la photographie. En alternant entre des travaux de commandes pour des magazines, dont Les Inrockuptibles, et un travail documentaire de fond. Mais là non plus cela ne fut pas un aboutissement satisfaisant parce que j’ai très vite déchanté du genre documentaire. J’ai réalisé que les sujets qui m’intéressaient étaient assez conceptuels et non purement visuels. Faire des photos sur ces histoires ne racontait pas le tiers de ce que j’avais envie de raconter. En même temps, je savais depuis longtemps que je n’étais pas un écrivain, j’avais trop de douleur à produire des textes. Je savais que ce n’était pas une voie possible. Je suis revenu vivre en France pour avoir un peu plus de liberté parce que survivre à New York nécessitait d’avoir une pratique plus commerciale. En France j’ai continué à chercher, entre 30 et 35 ans je cherche encore, je tente des choses, je fais mes premières expos, mes premiers livres mais ce n’est pas avant l’âge de 35-36 ans que j’ai eu le sentiment pour la première fois de ma vie d’avoir trouvé une forme qui répond à toutes mes attentes. Une forme principalement cinématographique, qui peut se décliner dans des expos avec d’autres objets, des rencontres, des œuvres, des documents… Et c’est là que le monde de l’art contemporain est devenu important pour moi car c’est un endroit où l’on dispose d’une absolue liberté de forme et d’une très grande flexibilité de moyens de production. On a la possibilité de trouver de l’argent dans plein de champs différents, de produire des formes de manière très libre. Voilà comment j’en suis arrivé à faire ce que je fais aujourd’hui.

Le prix Marcel Duchamp vient consacrer ton appartenance à ce monde de l’art contemporain. Mais tu pourrais aussi t’inscrire dans celui du cinéma, ou même de la télévision puisque ce long métrage présenté au Centre Pompidou est co-produit par Arte pour La Lucarne…
L’univers de l’art contemporain offre beaucoup de liberté mais je ne me considère pas comme appartenant à ce milieu. La plus grande partie de ma vie appartient d’abord à l’espace dans lequel nous nous trouvons pour cet entretien : mon atelier. C’est ici que je fabrique mes trucs. Ensuite, il y a des sources de financement et des territoires de diffusion. J’aime beaucoup les festivals, par exemple, c’est très important pour moi. Montrer des films en festival, c’est une grande partie de ce que je fais. On ne peut pas dire non plus vraiment que c’est le monde du cinéma, il s’agit de festivals ou de sections à l’intérieur de festivals dont on peut considérer qu’ils sont la descendance du cinéma expérimental, du cinéma d’essai, de Chris Marker à Jean-Luc Godard, c’est-à-dire des gens qui ne travaillaient pas forcément dans le monde de l’art… Aujourd’hui, on assiste à une forme de migration puisque le cinéma industriel a abandonné des formes qu’il soutenait auparavant, le début du cinéma d’Alain Resnais aurait eu beaucoup de mal à exister dans l’actuel monde du cinéma industriel… Je me vois donc plus comme un corsaire : s’il y a moyen de trouver un peu d’oxygène pour fabriquer des films, fabriquer des expositions en trouvant un petit peu d’argent au CNC, un circuit de distribution dans un festival, ou fabriquer, comme je l’ai fait là, un cinéma à l’intérieur d’un lieu d’exposition au Centre Pompidou… Je pense qu’il faut avoir une pensée latérale et ouverte, ne surtout pas appartenir à un monde, sinon c’est le début de l’épuisement, et c’est terriblement triste. Tous ces mondes ont leurs limites, leurs problèmes d’entre-soi, ce sont des mondes qui se regardent, c’est vrai du cinéma comme de l’art contemporain.

Le prix Marcel Duchamp a récemment fait l’objet de critiques, certains soulignent que c’est le prix des collectionneurs, donc du marché. Il apparaît donc plutôt paradoxal qu’il te soit décerné, qu’il soit décerné à un artiste atypique, dont on ne peut pas dire qu’il participe pleinement au marché de l’art…
C’est peut-être aussi le signe que ce prix comme d’autres prix avant lui – le Turner Prize en Grande-Bretagne, le prix Hugo Boss à New York – s’ouvre à des pratiques hybrides. À l’origine ce prix était peut-être un prix de collectionneurs mais aujourd’hui il reflète l’activité du champ de l’art. Cela fait plus de dix ans que je navigue dans ce monde, que je montre mon travail dans des biennales internationales à un public qui va largement au-delà d’un petit milieu de collectionneurs. J’ai l’impression que le prix Marcel Duchamp est tout simplement devenu très actuel, contemporain. Il n’y a pas un monde de l’art, il y en a plein. Et celui dans lequel j’opère est devenu de plus en plus important. Depuis 48 heures, j’ai reçu toute une collection d’emails très touchants d’amis et de personnes avec lesquelles j’ai travaillé, par exemple celui d’un ami comme François Piron qui m’a dit qu’il trouvait chouette que j’ai reçu ce prix parce que pendant très longtemps j’ai travaillé dans des médiums dits photographiques ou documentaires qui étaient considérés comme des médiums mineurs par le monde de l’art… Ce qui a eu pour effet de laisser longtemps dans l’ombre ma pratique. C’est aussi parce que j’ai fait ma carrière à l’étranger. Je n’ai pas de galerie en France et pendant très longtemps je n’ai pas été soutenu par les institutions françaises, je ne m’en plains pas, je constate juste que le fait que je reçoive ce prix montre le chemin parcouru par ce monde, c’est une bonne chose.

À propos de « mondes de l’art », il faut souligner combien ce long-métrage que tu présentes au Centre Pompidou, Un film dramatique, se donne à voir comme un monde de l’art à lui tout seul… Un monde de l’art au sens du sociologue Howard Becker, qui insiste toujours sur le caractère collectif des productions. Dès les premières images apparaissent tous les noms de ceux qui ont pris part au projet…
La genèse du projet c’est une commande, à l’occasion de la construction d’un nouveau collège. En 2015, la Seine-Saint-Denis a construit ou rénové 13 collèges. Et ce film c’est une commande du 1% artistique liée à la construction d’un nouveau collège, le collège Dora Maar. Habituellement, le 1% donne lieu à une sculpture, un objet matériel qui prend place de manière pérenne dans l’établissement. Moi j’ai proposé autre chose, le contraire : non pas que l’œuvre vive dans le collège mais que ce soit le collège qui vive dans l’œuvre. J’ai renversé le dispositif. Je leur ai proposé de mener un travail collectif avec un groupe de jeunes collégiens volontaires entrés en classe de 6e à l’ouverture du collège. Et de les suivre pendant quatre ans, jusqu’à la 3e. Mon seul programme c’était de commencer comme un film sur eux qui très vite basculerait vers un film avec eux, mon espoir étant que cela devienne au bout du compte un film par eux. Un film dont les sujets deviennent peu à peu les auteurs. Je n’ai jamais voulu faire un documentaire sur un groupe d’élèves mais plutôt réfléchir, avec eux, à ce que veut dire de faire un film collectivement. Traditionnellement le cinéma est un médium assez hiérarchique, pour des raisons matérielles, comme il coûte très cher de faire un film, la structure de fabrication demeure très pyramidale. Pour d’autres raisons structurelles, le collège est également une organisation fortement pyramidale. J’ai dès le départ réfléchi à la manière d’éviter ces structures pyramidales, et pour cela le temps s’avérait un allié décisif. D’où le titre de l’exposition au Centre Pompidou, « Tu peux prendre ton temps »…

C’est la première fois que tu travailles sur un projet de proximité, qui ne concerne pas des pays éloignés ou des situations de conflits internationaux ?
C’est vrai que mes trois précédents long-métrages s’intéressaient soit au passé, soit à un lieu lointain, pas au « ici » ni au « maintenant ». Et je crois qu’il se passe quelque chose après trois films, on commence à percevoir la possibilité de la redite, on commence à savoir ce qui marche, comment ça fonctionne et cela peut conduire à risquer de se répéter. C’était un piège dans lequel je ne voulais pas tomber. D’où l’envie de traiter quelque chose ici et maintenant, et de pratiquer le cinéma direct aussi, ce que je n’avais jamais fait. Et travailler autour de l’éducation me semblait important. J’en ai parlé à mes amis Philippe Mangeot et Pierre Zaoui, je leur ai demandé quels endroits et quelles classes d’âge seraient les plus intéressants. Tous deux m’ont répondu le collège parce que l’école c’est trop jeune et qu’au lycée beaucoup de choses sont jouées. Leurs conseils se sont révélés précieux car le fait de commencer à travailler avec ce groupe alors que les élèves étaient en 6e, avec une incroyable liberté de l’esprit, fut déterminant. À mesure qu’ils ont grandi, les choses ont un peu changé mais comme nous avions commencé à travailler depuis longtemps, j’ai pu, grâce à la confiance, préserver autant que possible cette grande liberté de pensée qu’ils ont à 11 ou 12 ans et qu’ils perdent avec la construction de soi, l’adolescence et la maturité. Je crois que dans le film on ressent un peu cette mutation, le savoir qui arrive avec l’éducation et d’autres choses qui entrent dans le film, la possibilité de construire un discours, la possibilité d’une certaine érudition et la perte d’une certaine forme de liberté. Ce sont des années charnières.

Comment tu as procédé pour initier les échanges entre eux ? Est-ce que tu choisissais des thèmes ?
On s’est s’apprivoisés mutuellement, c’est-à-dire qu’ils ont compris que ça m’intéressait de parler avec eux de sujets du monde. Et puis le monde a imposé ses sujets très tôt dans notre projet, dès le deuxième mois de travail il y a eu les attentats à Paris mais aussi à Saint-Denis à quelques centaines de mètres de là où ils habitent. Le réel s’est imposé à nous. J’étais en Corée ce jour-là, et je suis revenu très vite car je me suis dit qu’il fallait que je sois avec eux. Là, il s’est instauré quelque chose : on parle de choses sérieuses. Et plus tard, c’est resté. Avec les élections présidentielles, par exemple, ce sont eux qui ont imposé le sujet. Il y a dans le groupe plusieurs élèves assez brillants dont Gabriel-David Pop et Guy-Yanis Kodjo qui ont pendant deux ans constamment joué une espèce de joute verbale, avec une rhétorique de candidats à l’élection présidentielle. Les élèves ont pris du plaisir à élaborer une pensée discursive sur des grand sujets. Ils échangent aussi sur le regard que les Français portent sur eux après les attentats, ce que ça veut dire de grandir dans le 93, d’être dans une « zone sensible » comme ils disent en mettant eux-mêmes les guillemets… Ces sujets leur importent, ils sont très conscients de ces questions, des différences, du rempart que constitue le périphérique. Paris c’est lointain, même si l’on voit la tour Eiffel ou le Sacré-Cœur depuis la fenêtre de leur collège.

Choisir des sujets sérieux, c’est aussi choisir de ne pas infantiliser. En cela ce film se démarque de la quasi-totalité des regards portés, surtout dans les médias, sur des groupes d’enfants.
En préparant ce projet, j’avais évidemment vu et revu France, Tour Détour Deux Enfants, les 12 merveilleux épisodes réalisés pour Antenne 2 par Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville. Ces films montrent une chose simple : on peut parler de sujets très sérieux avec des enfants en bas âge. Cela dit, j’ai voulu me détacher de la méthodologie de Godard, un peu écrasante car il se substitue en quelque sorte aux profs, c’est lui qui pose les questions. J’avais décidé que je n’écraserais pas la discussion par mes questions, je me voyais plus comme un modérateur de débat, relançant à l’occasion. Il faut relancer parfois pour qu’une idée intéressante ne s’éteigne pas dans la discussion, qu’elle ne soit pas étouffée par une parole plus forte d’un autre élève qui part dans une direction qui promet d’être moins intéressante. Une grande partie des discussions les plus intéressantes, celles que nous avons conservées dans le film, ne sont pas des discussions que j’avais prévu d’avoir. Elles sont souvent nées après qu’une idée que j’avais lancée n’ait rien donné. Un jour, dans le film, Gabriel-David dit « Éric aime bien que je dise des choses bizarres »… Ils ont compris cela et moi j’ai compris aussi qu’ils aimaient bien le faire, ce qui marchait bien pour les uns et les autres. On a fini par vraiment bien se connaître. Quatre années pour moi c’est colossal, c’est 10 % de ma vie mais quatre années pour eux c’est 25 % de leur vie !

Le cinéma n’est pas pour toi une manière de regarder le monde, plutôt une manière de le penser. Et c’est ce rapport-là que tu es parvenu à partager avec eux, en les impliquant dans la fabrication du film. Comment ?
C’est vrai que, dans ma pratique, j’ai toujours eu envie que le film soit le réceptacle de la pensée qui l’a fabriqué. Que le film pose constamment des questions sur la manière dont il a été fabriqué et les raisons. Les questions de formes devant autant que possible se refléter à l’intérieur de l’objet lui-même. Là il était de toute façon impossible de faire autrement parce qu’il n’y avait pas de sujet pour ce film. Ou alors le sujet c’était : qu’est-ce qu’on va fabriquer ensemble ? Qu’est-ce qu’on peut faire ensemble ? J’ai tenté de rester fidèle à cela. Par exemple lorsque je devais répondre à un gamin qui allait rentrer chez lui avec la caméra et me demandait ce qu’il devait faire. « Je fais quoi avec la caméra moi ? » me demande Fatimata avant de rentrer chez elle. Je lui réponds : « Ramène moi un film ». « Oui mais quoi comme film ?» Et je lui réponds que c’est elle qui choisit, qu’elle peut faire un documentaire ou de la fiction. Savoir ce qu’elle va filmer une fois à la maison lui pose problème, et c’est l’absence d’indications précises qui va la conduire à se poser de vraies questions de cinéma : qu’est-ce que je filme ? D’où je filme ? Elle a alors cette très bonne idée de filmer ce qu’elle voit par la fenêtre et de commenter. Elle reproduit, le système de commentaire avec voix off, et se sert de la caméra comme de ses yeux. Mais ensuite elle fait un truc plus avant-gardiste : elle filme son salon et pose la caméra devant la télévision, mais pas face à la télévision, face au salon lui-même. On imagine ce grand écran plasma à 3 cm derrière, on entend le bruit de fond et la caméra filme frontalement le salon et les gens qui vivent là, son petit frère, sa petite sœur qui passent dans le champ de la caméra et regardent une télévision que nous ne voyons pas mais qu’on entend. Ça devient un plan très complexe avec des niveaux de sens très intéressants. Ensuite elle a fait un plan séquence de 25 minutes dans lequel elle fait des pâtes, c’est interminable et c’est magnifique, très très bien cadré, Fatimata sort les pâtes, parle et sa sœur entre dans la cuisine… Je me souviens avoir découvert ces images au dérushage et m’être dit : bah voilà, c’est la nouvelle Chantal Akerman ! Fatimata, qui filme sans avoir jamais vu Jeanne Dielman, nous fait une très belle série sur sa vie. Elle en a fait des kilomètres, elle a filmé sa mère qui nettoie la maison, à chaque fois c’est merveilleusement cadré. Si j’y étais allé avec l’intention de leur apprendre, Fatimata n’aurait jamais fait des choses aussi belles. Le fait de considérer que je n’étais pas là pour leur apprendre quoi que ce soit s’est révélé déterminant. Ce côté cinéma brut me plaît beaucoup. Moi-même je suis autodidacte, j’ai appris en faisant à trente ans et ça me plaît beaucoup qu’ils passent eux-aussi par-là vingt ans avant moi.

Là il s’agissait du cadrage mais qu’en est-il du travail de sélection des images, du montage et d’abord du dérushage ? Pour un projet qui dure quatre ans, j’imagine qu’on est obligé de dérusher au fur et à mesure…
Il y a eu plein d’étapes, pas toutes prévues mais toutes déterminantes. J’allais parfois au collège avec mon équipe pour filmer nos discussions. À partir de la troisième année, les élèves avaient des caméras et les ramenaient à la maison. On regardait ce qu’ils filmaient, on en discutait, ils repartaient faire d’autres images. On regardait en permanence leurs images. De mon côté, j’ai fait une première étape de montage avec François Gédigier, un monteur de fictions, monteur historique d’Arnaud Desplechin. Un jour, lors d’une masterclasse qu’il donnait, j’avais entendu François dire qu’il n’avait jamais monté de documentaire et que ça le terrorisait. Alors je me suis dit que ce serait drôle de lui demander s’il voulait travailler sur ce projet. On a fait ce qu’on appelait à l’époque des « épisodes », c’est-à-dire qu’on montait des films unitaires de 40 ou 50 minutes, un par trimestre. Ces objets ont circulé, les élèves les ont vus, on les a montrés dans des expos, on les a même montrés au Cinéma du réel, comme un work in progress. Pendant toute la durée du projet, les élèves ont donc vu des choses qui ressemblaient à du cinéma. Mais je n’étais pas entièrement convaincu par la forme série, par épisodes ; l’intuition était intéressante mais cela ne s’avérait pas la bonne forme pour le projet dans son entièreté. Et comme François a dû partir travailler sur Barbara, le long-métrage de Mathieu Amalric, j’ai demandé à Claire Atherton de monter le troisième épisode, et le travail de la matière avec Claire m’a conduit à penser qu’il fallait changer notre fusil d’épaule et réfléchir à un seul film qu’on terminerait dans la dernière année. Nous avons donc mis de côté les trois épisodes déjà réalisés auparavant, que les élèves avaient vus, et pour lesquels on avait tous beaucoup ri, qui ont influencé leurs manières de tourner aussi parce qu’ils avaient vu ce qui marche, etc. Et il y a juste un an nous sommes donc repartis depuis la case départ avec Claire, c’est-à-dire qu’on a re-derushé depuis la première minute, on a fait ce douloureux travail de tout re-regarder et Claire a proposé des choses très importantes.

L’ensemble des rushes d’un projet sur quatre ans, c’est combien d’heures ?
J’avoue que je ne sais pas précisément. Je fais très attention à ne jamais compter parce que sinon on entre dans des logiques statistiques… Mais cela doit tourner entre 150 et 200 heures, ce qui n’est pas énorme.

Si l’on compare avec la durée du long-métrage, on arrive aux fameux 1%…
C’est ça ! En fait, on avait beaucoup de gâche dans les premières années, et on est devenus très efficaces dès que les élèves ont commencé à filmer. Ils n’en font pas nécessairement des kilomètres mais quand ils rapportent vingt minutes, il y en a dix de magnifiques ! Ce qui fut déterminant pour les structures de montage proposées par Claire, et cela renvoie à l’une de tes questions précédentes, c’est qu’on a évacué tout de suite les adultes, tout le contexte, les profs, la vie scolaire… En sortant tout ça, on a dégagé la moitié de la matière. Et cela nous a conduits à travailler davantage avec la matière de cinéma produite avec les élèves. Cela permettait aussi de sortir de la façon habituelle de filmer le collège défavorisé. Dans beaucoup de films sur ce thème, le prof est au centre, et les narrations sont construites autour de la présence des adultes et de leur rapport aux enfants. Là il n’y a pas d’adultes. À l’exception de ma voix parfois car il aurait été hypocrite de l’effacer totalement. Et je crois que si l’espace du film fonctionne c’est parce qu’il n’y a pas de différence entre les images faites par Fatimata ou Gaëtan et les images faites par Claire Mathon, ma chef opératrice, une très bonne chef op, qui avait deux films à Cannes cette année… Toutes les images sont au même rang, le spectateur ne se pose pas la question de savoir si c’est un adulte ou un enfant qui tient la caméra. Cette structure de film, proposée par Claire Atherton, qui met tout le monde sur un pied d’égalité nous a énormément libérés dans la fabrication du reste du film.

Un film dramatique c’est son titre, pourquoi ?
Il y a des titres qui viennent très tôt, dans la jeunesse d’un projet. Et puis il y a des titres qui viennent très très très très tard. C’est le cas de celui-ci, arrivé dans l’avant dernière semaine de montage. Le côté indéterminé du film ne m’a pas facilité la tâche. Un jour, on regardait une version de travail et, à peu près au milieu du film, il y a une scène où les élèves débattent du fait de savoir s’ils sont en train de fabriquer un documentaire ou une fiction. Ils ne sont pas d’accord, ils s’engueulent, comme ils savent le faire. Et, à un moment, David, qui est un peu le philosophe du groupe, pose la question de savoir s’il ne s’agirait pas, en fait, d’un film dramatique. Et je me suis dit qu’il avait raison. J’aime bien ce titre parce qu’il échappe à la dichotomie documentaire-fiction, un documentaire peut très bien être dramatique. C’est aussi un titre qui dit que c’est un film sur le fait de faire un film, j’aime le fait qu’il y ait les mots « un film » dans le titre. Et puis c’est un petit pied de nez au genre parce qu’en général le « film de banlieue » c’est un film dramatique. Or, en l’occurrence, le film est tout sauf dramatique, c’est même la première fois de ma vie que j’ai fait un film drôle, un film dans lequel on rigole. C’est plus une comédie qu’autre chose.

Ce long-métrage est l’un des éléments de la proposition présentée au Centre Pompidou. C’est la pièce maîtresse de l’ensemble mais il a fallu réfléchir à la manière de présenter ce long-métrage dans le cadre du prix Marcel Duchamp. Quelles étaient les contraintes ? Comment as-tu réfléchi à ce qui pouvait accompagner le long-métrage ?
Quand je montre des films longs dans des espaces d’exposition, je ne m’intéresse jamais qu’au film, à chaque fois je réfléchis à ce qui peut faire exposition. Par exemple déplier des éléments qui ont été importants dans la construction du film, en faire une espèce d’archive, de document en marge du film lui-même, ce qui fut le cas pour Lettres à Max ou dans mon exposition précédente à Beaubourg, « Après », pour laquelle j’empruntais des œuvres à la collection du Centre Pompidou et les mettais en vis-à-vis du film, initiant un dialogue. Je m’intéresse beaucoup à la question de savoir ce que veut dire montrer un film long à l’intérieur d’un espace d’exposition. Pour le prix Duchamp, quand le commissaire de l’exposition nous a fait visiter la première fois le site, j’ai ouvert une porte et suis tombé sur un couloir  technique, un lieu habituellement pas utilisé, et que j’ai trouvé très beau, parce qu’il y avait tout un bordel à l’intérieur, les traces de la technique, du stockage matériel, des cadres… En rentrant à l’atelier où j’étais en train de monter le film avec Claire Atherton, je lui ai dit qu’il y avait un très beau lieu, une friche, une zone intermédiaire mais très exiguë qui rendait sans doute impossible son utilisation pour montrer un long métrage. Claire a répondu que cela pouvait être très beau de faire un film vertical, en utilisant de la matière qu’on avait laissé de côté pour le long. C’est comme une démonstration de la différence entre un film de cinéma montré sur un écran horizontal, dans la durée et dans un espace de cinéma, avec des fauteuils de cinéma et un objet court, qui dure 13 minutes, qui est vertical, comme sur un téléphone, spatialisé – parce que le son qui vient de l’enceinte gauche et le son qui vient de l’enceinte droite ne sont pas les mêmes… On se déplace dans l’espace, traversant une expérience différente et c’est un peu la démonstration de ce que peut être une installation vidéo faite avec la même matière. On joue du contraste entre ce qu’on appelle une installation vidéo et ce qu’on appelle un film de cinéma…

Mais l’exposition s’étend aussi au-delà du Centre Pompidou…
Oui, c’est le troisième volet. C’est une nouvelle manifestation de cette habitude que j’ai prise d’emprunter des œuvres quand je fais des expositions. En l’espèce, j’avais voulu emprunter une œuvre du milieu des années 70 de Daniel Buren, Les Couleurs. Cette œuvre consiste en des drapeaux en couleur que Buren a installé sur des monuments parisiens, dans un geste de critique institutionnelle qui visait à ouvrir le musée sur la ville. Il invitait le regardeur à se rendre sur la terrasse du cinquième étage du Centre Pompidou où il avait installé des longues-vues qui permettaient de voir les drapeaux sur ces monuments parisiens. Alors je me suis dit que ce serait bien de mettre un drapeau sur le monument central du film, la Tour Pleyel, qui est un peu la Tour Eiffel de Saint-Denis. Comme ce projet est venu jusqu’au Centre Pompidou, je trouvais bien que, depuis Beaubourg, on puisse voir la Tour Pleyel. Alors Dafa Diallo a produit un ersatz de drapeau burenien qui n’est pas complètement bien fait, et même un peu mal fait et on l’a fabriqué en très grand format, on a réussi à convaincre les propriétaires de la Tour Pleyel, qui s’apprêtent à transformer cette tour en hôtel de luxe pour les Jeux Olympiques, et on est allés hisser le drapeau avec Dafa il y a deux semaines… On a installé une paire de jumelles en haut du Centre Pompidou, invitant les spectateurs à tenter d’apercevoir le drapeau installé à 7 km de là… Si on n’y parvient pas, on peut prendre la ligne 13 et aller le contempler au pied de la tour.

Comme tu disais au début de l’entretien, tu as beaucoup cherché avant de trouver cette forme qui te convient, principalement cinématographique. Mais qu’as-tu conservé de tes expériences antérieures ? Te reste-t-il des choses de la science politique, de l’internet, de la photographie ?
En marge des films, je continue à faire des pièces beaucoup plus simples. Depuis deux ans, par exemple, je m’intéresse à la question du Brexit. J’ai imaginé une autre pièce collaborative mais, au lieu des collégiens de Saint-Denis, c’est avec l’ensemble des membres des chambres haute et basse du parlement du Royaume-Uni que j’ai entamé une collaboration. J’ai écrit un courrier à chacun des parlementaires en leur demandant en anglais, « So you are leaving Europe, but where are you going ? » Ce n’est pas la première fois que je fais une pièce épistolaire avec des responsables politiques en Angleterre parce qu’ils ont cette très belle habitude de répondre aux courriers. Depuis quelque temps, je reçois des réponses de différents parlementaires, pro ou anti-Brexit, parfois virulentes, parfois très belles, parfois désespérées. Je pense à cette lettre d’une baronne reçue il y a quelques semaines qui m’explique en français qu’elle est désespérée, que si le Brexit s’accomplit, elle s’installera comme réfugiée politique en France… Mais j’ai aussi des courriers de gens qui me font la leçon et m’expliquent que l’Angleterre doit retrouver sa liberté. Je montre en ce moment à la FIAC un ensemble de 51 réponses, comme un instantané, un moment figé de temps, une crise parlementaire et politique assez colossale. Ce médium m’a semblé plus intéressant que le film pour la penser. C’est une manière de répondre que les questions politiques sont encore au cœur de ma pratique. De la même façon, j’ai repris le travail sur un autre film, commencé à Rome l’an dernier, sur un musicien expérimental américain, un film sur la musique émancipatrice, qui brouille encore les notions d’auteur, la séparation entre le musicien et le public, c’est donc aussi un film sur le collectif, sur ce que peut signifier le fait de briser la séparation entre le musicien et la salle. Il y a des sujets comme ça qui resteront les miens toute ma vie. J’ai un autre projet de film en Abkhazie, qui sera le troisième projet que je fais là-bas, qui reste l’endroit où je continuerais de travailler autour de problématiques comme la construction d’un État, l’imaginaire étatique, l’imaginaire national. Ces questions continueront à m’occuper pendant très longtemps sans doute.

Et l’internet ?
L’internet reste pour moi un outil d’information plus qu’un outil d’expression. Mais il m’arrive de faire des petites pièces, des blagues sur Instagram. Comme par exemple filmer les soldats de Vigipirate qu’on voit dans la rue. Ou l’équivalent dans d’autres pays d’Europe. À chaque fois que j’en croise, je les filme au ralenti, avec l’option de l’iPhone, ça donne un air dramatique. Je me place très près de ces soldats et fais semblant d’avoir une conversation, ils ne voient pas que je les filme mais je passe très près d’eux et je les filme au ralenti. Ça crée des images super dramatiques de corps en uniforme, armés jusqu’aux dents dans les rues européennes. Je les montre comme de petites chroniques de l’État d’urgence permanent, de l’État d’exception permanent dans lequel on vit désormais.

On peut voir Un film dramatique au Centre Pompidou pendant la durée de l’exposition du prix Marcel Duchamp mais après, comment fait-on pour voir une pièce comme celle-là ?
Il devrait être diffusé sur Arte à la rentrée de septembre, ensuite j’espère qu’il intéressera un distributeur de cinéma parce que les salles de cinéma demeurent très importantes et que c’est un film qui a un potentiel de ce point de vue, on pourrait faire le tour de pas mal de villes avec les élèves pour le montrer. Et à terme, j’en ai fait la promesse dès la commande, ce sera une œuvre publique, je le mettrais sur YouTube, il pourra circuler comme un fichier sur une clé USB, à qui voudra. Il a vocation à rejoindre l’espace public, et aujourd’hui l’espace public c’est l’internet.


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC

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Arts plastiques