Environnement

François Gemenne : « À l’ère de l’anthropocène, tout projet politique doit être cosmopolitique »

Journaliste

La 25e Conférence des parties sur les changements climatiques, ou COP25, doit débuter le 2 décembre prochain à Madrid dans un contexte difficile : délocalisée au dernier moment pour cause d’émeutes au Chili, elle se tient alors que Donald Trump a confirmé le retrait des États-Unis de l’accord de Paris en novembre 2020. Les enjeux sont pourtant considérables, comme le confirme un Atlas de l’anthropocène publié récemment.

François Gemenne a codirigé avec Aleksandar Rankovic l’Atlas de l’anthropocène (Presses de Sciences Po, 2019), une entreprise cartographique qui mobilise autant les sciences sociales que les sciences dites dures pour tenter de saisir l’insaisissable. Car ce qu’on appelle anthropocène, cette nouvelle ère géographique marquée par l’action de l’homme sur l’environnement jusqu’à un niveau géologique, met en jeu tellement d’éléments différents qu’il ne peut être appréhendé autrement qu’en adoptant une longue focale, ou en multipliant les points de vue : par des cartes et des graphiques, donc, mais aussi l’ensemble des sciences naturelles et sociales qui viennent nourrir des textes très riches sur le climat, la biodiversité, les pollutions, la démographie… Tout cela pour nous aider à nous orienter. Car François Gemenne, qui est spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement, insiste sur l’entreprise scientifique mais aussi sur les conséquences politiques pour aujourd’hui, et demain. RB

 La COP25 doit s’ouvrir lundi 2 décembre, c’est une réunion qui est présentée comme charnière, quels en sont les enjeux ?
Il y a d’abord un enjeu crucial pour cette COP25, c’est le rehaussement des engagements qui ont été pris par les différents gouvernements lors de la COP21. L’accord de Paris arrive à une première étape en 2020 puisqu’il est prévu qu’il se mette véritablement en branle à cette date, mais en l’état actuel des engagements la trajectoire du réchauffement climatique mènerait à une hausse de 3,5° C d’ici la fin du siècle. Il y a donc une dissonance très frappante entre l’objectif collectif qu’on s’est assigné à Paris (limiter le réchauffement à 2° C) et la somme des objectifs nationaux qui ont été proposés par les gouvernements. C’est ce fossé entre les objectifs nationaux et l’objectif collectif qu’il faut réduire, ce qui suppose encore une fois une révision à la hausse. Un autre élément très important concerne le respect par les pays signataires : moins de 10% se sont conformés à leurs engagements, et dans ce nombre on ne trouve aucun pays de l’Union européenne. Le monde s’achemine donc tout droit vers une hausse de plus de 4° C en 2100.

À ceci s’ajoutent deux éléments contextuels qui rendent cette COP particulièrement importante. D’une part la mobilisation de la jeunesse ces derniers mois, qui a imprimé un tournant dans la société entre la COP24 et la COP25. En Pologne il y a un an, la conférence sur le climat était restée relativement confidentielle. Ça ne pourra pas être le cas cette fois-ci, et ce sera la première grande occasion pour les gouvernements de montrer s’ils sont capables d’élever leurs réponses à la hauteur des attentes exprimées par la jeunesse et aussi par une part de plus en plus importante des sociétés. Le sommet Action Climat organisé aux Nations Unies fin septembre a été une déception, et la COP 25 apparaît un peu comme la dernière chance de répondre à cet espoir, pour que l’aspiration démocratique ne succombe pas aux frustrations ou aux déceptions qu’on peut imaginer. L’autre élément contextuel, c’est évidemment le retrait des Étas-Unis, confirmé par Donald Trump, de l’accord de Paris pour novembre 2020. Il est nécessaire de se demander pourquoi le président américain a pris cette décision. La réponse n’est pas tellement parce que l’accord serait contre les États-Unis, ou bien qu’il pèserait lourdement sur le pays, car après tout ce n’est qu’un accord non contraignant. Il s’agit en réalité de torpiller la crédibilité de la coopération internationale, de dire que ça ne marche pas et qu’il faut favoriser une approche bilatérale. Évidemment, ça fait peser une énorme pression sur les pays qui ont à cœur de montrer que la coopération internationale fonctionne malgré tout ça. Si cette COP25 est un échec, ce serait un vrai drame politique car cela donnerait raison à Donald Trump ; un drame démocratique vis-à-vis de la mobilisation des jeunes et des attentes de la population ; un drame climatique, enfin, si on ne parvient pas à rehausser les engagements avant la véritable mise en œuvre de l’accord de Paris qui est prévue pour 2020.

La COP25 se déroulera en Espagne, où elle a été délocalisée suite aux émeutes au Chili. Cela peut-il avoir des conséquences sur son déroulement et sur son résultat ?
C’est certain, même si on comprend bien les raisons de cette relocalisation, elle va d’abord modifier le public qui assistera à la COP25. On imagine bien par exemple que les représentants des peuples indigènes d’Amérique latine seront moins nombreux à Madrid qu’ils ne l’auraient été à Santiago du Chili. Par ailleurs, beaucoup d’ONG internationales ont perdu de l’argent dans l’affaire puisqu’elles avaient déjà pris leurs billets d’avions, réservé des hôtels… En revanche, cela avantage la société civile européenne qui risque donc d’être mieux représentée. Beaucoup hésitaient en effet à se rendre à Santiago en raison du coût et de l’empreinte carbone d’un tel voyage. Même si la mésaventure de Greta Thunberg, qui a failli se retrouver coincée en Amérique, illustrait bien les problématiques liées à un tel changement de dernière minute. L’autre grande inconnue, c’est le pilotage politique de la conférence qui doit en principe rester au Chili, c’est-à-dire à un gouvernement très affaibli et très contesté dans la rue. Enfin, le grand thème de cette COP25 devait être l’océan, ce qui avait du sens au Chili avec sa façade pacifique considérable, moins en Espagne, à Madrid, en plein milieu des terres.

Puisque vous avez évoqué Greta Thunberg, quel regard portez-vous sur l’action de la militante suédoise, et notamment sur cette décision de ne plus prendre l’avion ?
C’est une logique que je ne partage pas, qui l’enferme dans une sorte d’idéal de pureté qu’il est impossible de suivre. Je crains que cela finisse par se retourner contre elle. Par exemple La Vagabonde, le bateau qu’elle a trouvé pour revenir en Europe, appartient à un couple qui fait le tour du monde et documente leur voyage sur Youtube. Quand on connaît l’empreinte carbone de YouTube, j’aurais presque envie de dire qu’elle aurait mieux fait de rentrer au charbon. Tout cet édifice qu’elle a patiemment construit risque de s’effondrer au moindre écart, si on la voit monter dans une voiture, manger un hamburger dans un fast food… c’est à mon avis une vraie erreur de communication. Par ailleurs, le message envoyé avec cette traversée en voilier c’est que toute personne qui ne trouve pas un bateau et 15 jours à consacrer au voyage n’a plus qu’à rester chez elle.

Ça pose la question de l’approche radicale de l’écologie, illustré récemment par le mouvement Extinction Rébellion qui a fait parler de lui et qui semble prendre de l’ampleur. Assiste-t-on à une radicalisation, en réponse à l’insuffisance des réponses apportées par les différents gouvernements, au risque peut-être de rendre la mobilisation contre-productive ?
Contre-productives pas forcément, en ce sens qu’elles permettent de mettre le doigt sur certains dysfonctionnements et certains problèmes majeurs sur lesquels il faut bien reconnaître que la logique des petits pas et du consensus mou n’a guère produit de résultats jusqu’ici. La difficulté, à mon sens, ce n’est pas la radicalité mais plutôt la polarisation de la question climatique. On se retrouve aujourd’hui avec des blocs de gens viscéralement opposés les uns aux autres, et donc face à des pans entiers de la société qu’on risque de perdre. Or, on est dans une situation qui exige d’engager l’ensemble de la société. Si on se retrouve avec des camps antagonistes, j’ai peur qu’on n’y arrive pas.

C’est justement l’objet de votre Atlas de l’anthropocène, proposer une approche globale, montrer les liens entre les conséquences sociales et physiques du réchauffement climatique, mais aussi celles de la chute de la biodiversité ou de la pollution. En quoi cet ouvrage est-il pensé comme un outil pour dépasser la polarisation que vous craignez ?
L’ambition de cet atlas, c’est de donner à voir ce qui se joue, et peut-être plus encore de montrer l’interconnexion et le caractère systémique de ce qu’on va appeler faute de mieux une crise environnementale. Les problèmes environnementaux surgissent dans l’actualité de façon éparse, et ne sont pas toujours connectés entre eux, on ne voit pas nécessairement qu’ils constituent un ensemble qui nous force à repenser notre rapport avec la Terre. Le concept d’anthropocène répond à cette exigence, en ajoutant la nécessité aussi de s’inscrire dans une autre échelle de temps. En effet, dans sa définition géologique il s’agit d’une période nouvelle, qui va succéder à l’holocène, et qui est caractérisé par le fait que les humains sont devenus la principale force de transformation de la planète au point que l’empreinte humaine est désormais visible dans les couches sédimentaires de la planète. Il y a aussi une définition politique très forte, qui consiste à dire qu’on ne peut plus penser la Terre et le monde indépendamment l’une de l’autre. Si on considère que la Terre est gouvernée par les sciences naturelles, et le monde par les sciences sociales, tout se passe comme si rien de ce qui se passe dans l’un ne pouvait affecter l’autre. Or on se rend compte qu’il s’agit d’une seule et même entité, et c’est le message politique très fort de l’anthropocène qui induit aussi une approche cosmopolitique. L’idée de l’anthropocène, c’est que nous sommes avant tout habitants de la Terre, avant d’être citoyens de telle ou telle nation ou membres de telle ou telle génération. L’anthropocène invite à repousser les frontières générationnelles ou nationales par lesquelles nous nous sommes toujours définis, pour finalement considérer que la seule frontière qui vaille vraiment ce sont les lignes planétaires. Pourquoi en faire un atlas ? En effet, jadis les atlas servaient surtout à dominer le monde, à faire la guerre et à envisager les terres qu’on possédait et celles qu’on allait conquérir. Dans cette perspective, je définirait notre entreprise comme un contre-atlas dont l’idée consiste à se placer dans une position d’humilité par rapport à l’état de la Terre. Je n’entends pas par là une position de honte, mais plutôt d’humilité, afin de voir les leviers qu’il est possible d’actionner pour réparer ce qui peut encore l’être.

Il y a donc une dimension épistémologique puisqu’il s’agit aussi de résorber la fracture entre sciences dures et sciences sociales. Comment cela se traduit-il concrètement dans la conception de cet atlas ?
Ce qui est intéressant dans le concept d’anthropocène, c’est qu’il franchit la frontière des disciplines, il vient de la géologie mais a pris récemment une signification d’avantage politique ou sociologique. Même si les géologues décidaient finalement de rejeter le terme, il subsisterait je pense pour le message qu’il porte. Et effectivement tout l’atlas tourne autour de ça : connecter la réalité de l’état de la Terre – ça c’est le volet sciences naturelles – avec les causes de cet état – c’est le volet sciences sociales. Ça touche bien entendu l’organisation des sciences et de l’université en général, la conception d’une connaissance diffusée au-delà des champs disciplinaires. Ces dernières années, on a poussé de plus en plus à la collaboration, des projets, des revues interdisciplinaires… Pourtant les cursus au sein des universités et l’organisation des départements et des centres de recherche restent profondément figés. Nous avions essayé avec Bruno Latour, à Sciences Po Paris entre 2014 et 2017, de mener un programme de recherche intitulé « Politique de la Terre », et donc de faire entrer des chercheurs en sciences naturelles et en sciences dures. L’initiative s’est heurtée à de très grosses réticences institutionnelles, à l’incompréhension sur les raisons de la présence de géologues ou de climatologues dans cette école de sciences sociales. À la moindre tentative de transformation des cursus universitaires, et a fortiori de l’organisation des universités, les résistances institutionnelles sont très fortes. Le problème, c’est que cela mène à former des étudiants hyperspécialisés, mais qui perdent un peu la notion d’humanité, d’humanité environnementale s’entend.

Je suis toujours frappé de voir qu’en France, mais ce n’est pas une exception, les dirigeants politiques sont encore largement aveugles à la question environnementale car ce ne sont pas des questions qu’ils ont rencontrées dans leur formation, ou qu’on leur a présentées comme importantes, essentielles, matricielles… Quand un homme ou une femme politique se présente chez Jean-Jacques Bourdin sur RMC, il va se voir demander le prix du ticket de métro, et s’il ou elle ne le connait pas cela aura un impact immédiat sur sa campagne et plus largement sur sa carrière. Mais jamais Bourdin ne demande le taux du jour de CO2 dans l’atmosphère en PPM, alors que c’est bien plus important. D’ailleurs, la plupart des données présentées dans l’Atlas ne font jamais l’objet de questions lors d’interviews politiques. À l’inverse, beaucoup de climatologues ou de chercheurs en sciences naturelles ne sont pas assez sensibilisés aux questions des mouvements sociaux, ou à l’acceptabilité des normes environnementales… Beaucoup d’entre eux pensent encore que présenter des faits et des chiffres, des données empiriques, suffit à déclencher l’action politique. Ils ont complètement occulté l’importance de venir avec un narratif, une histoire qui entraîne les gens dans un projet politique. C’est une erreur, qui n’est pas d’ordre scientifique puisque encore une fois les données présentées sur le climat ou la pollution sont justes, mais c’est une erreur de perception politique.

Il y a un mot qui résume bien cette difficulté à concilier l’approche des scientifiques et celle des sciences sociales, c’est celui de « crise ». En médecine, une crise est un ensemble de phénomènes pathologiques qui se manifestant de façon brusque et intense, mais pendant une période limitée, et dont l’aboutissement est décisif, en bien ou en mal. À l’inverse, la philosophe Myriam Revault d’Allonnes a parlé dans un livre de 2012 de Crise sans fin. Comment faire, comment apporter des réponses et avancer vers un futur différent quand la crise est devenue l’état permanent de la société ?
Je suis assez critique de cette façon de penser en termes de crise, ou même d’état d’urgence environnemental. Parce que cela pourrait donner l’illusion que nous traversons une situation qui ne durera qu’un temps, qu’il arrivera un moment où l’état d’urgence sera levé, que la crise terminée on reviendra à l’état antérieur. Or, on a ici une sorte d’effet cliquet, la plupart des changements engagés sont irréversibles. Pour prendre une image, il ne s’agit pas d’éviter la sortie de route, mais de limiter le nombre de tonneaux. Il n’y aura pas de retour à l’état d’avant, tout ce qu’on peut faire c’est d’essayer de limiter les dommages. Le terme d’anthropocène, dans cette perspective, est très fécond car il permet de matérialiser, de penser cette entrée dans une ère nouvelle, avec une nouvelle Terre. Ce qui importe c’est de voir comment on va faire pour gouverner cette nouvelle Terre, et aussi accepter l’idée qu’on n’est pas dans une crise, mais dans un état permanent. Pour le climat, cela signifie concrètement que ce n’est pas la COP25 ou la COP26 qui résoudront tout, mais qu’on aura besoin d’une COP87 et d’une COP118.

Vous préférez, dans votre atlas, le terme de « rupture », et ça pose évidemment des problèmes aussi en matière de démocratie. Comment l’anthropocène se traduit-il politiquement ? Face à la radicalisation des positions, certains pointent du doigt le risque autoritaire…
Je me refuse à accepter l’idée qu’une dictature soit mieux équipée qu’une démocratie pour répondre à l’enjeu environnemental, et même à accepter l’idée que des préoccupations écologistes puissent rejoindre des préoccupations autoritaristes. Il est certain qu’on peut sentir cette tentation dans la population pour des régimes autoritaires, des régimes qui bafoueraient ou refuseraient des libertés individuelles au nom de l’efficacité. C’est en cela par exemple que la collapsologie, le récit de l’effondrement du monde, est très dangereux car la porte de sortie de l’effondrement c’est le régime autoritaire, une limitation très forte des échanges sur la planète et une forme de repli sur soi. Je ne dis pas que les tenants de l’effondrement sont des « écofascistes », mais je pense que ça peut être un des effets incontrôlables de ce narratif. À mon avis le grand enjeu politique, si on veut répondre à l’enjeu démocratique, c’est de développer un récit du monde dans lequel on souhaiterait vivre, qui montre la direction dans laquelle on souhaiterait aller collectivement. Il faut embarquer l’ensemble de nos sociétés, y compris en leur faisant accepter certaines contraintes, certains efforts, et certains coûts. On voit très bien quel est le monde vers lequel on ne souhaite pas aller, mais on ne voit pas encore le monde vers lequel on souhaiterait vivre.

C’est la question posée par Bruno Latour dans son dernier livre, Où atterrir ? Le sociologue signe d’ailleurs la postface de votre Atlas, et fournit une réponse à la question que vous posez à l’instant en définissant un projet politique pour demain qui réconcilie « le monde dans lequel on vit » avec « le monde dont on dépend ». Comment comprenez-vous cette idée ?
Je la comprends comme la nécessité pour tout projet politique, à l’heure de l’anthropocène, de se penser comme un projet cosmopolitique. Il est impératif de prendre en compte ceux qui sont touchés directement par le changement climatique (au Bangladesh, dans le Sahel…) car leur situation dépend de nos décisions, nous tenons littéralement leurs vies entre nos mains. Il faut donc considérer ces gens comme appartenant au même corps social. Si nous les considérons comme des étrangers, comme des « Autres », alors nous n’avons aucune raison d’agir pour limiter le changement climatique. C’est un autre problème de la théorie de l’effondrement, elle est excessivement autocentrée : ce sont nos sociétés industrielles qui vont s’effondrer, et donc la question devient comment me protéger ? comment m’adapter ? Au risque d’oublier que l’effondrement est déjà une réalité dans beaucoup d’endroits du monde. L’alternative que doit proposer l’écologie politique aujourd’hui, c’est une alternative fondamentalement cosmopolitique, celle qui doit considérer que l’Autre est une partie de nous-mêmes, que nous faisons partie du même corps social qui se confond avec un corps naturel, celui de la Terre.

Nous avion publié dans AOC un article en deux volets du politiste Alain Policar qui proposait de « remonter au fondement du cosmopolitisme ». C’est un thème qui revient aujourd’hui au premier plan des idées politiques. Le cosmopolitisme pose évidemment la question des migrations, et des réponses politiques qui sont apportées, or c’est votre autre sujet d’étude. Quelle relation l’anthropocène entretient-il avec les migrations ?
La question de l’anthropocène comme la question des migrations nous renvoient aux mêmes enjeux, aux mêmes interrogations sur la place de l’Autre, sur notre identité collective, sur les frontières que nous donnons à cette identité collective. De la même manière que se contenter de présenter des données empiriques sur le climat ne permet pas de changer la politique, on ne change pas non plus la politique migratoire ou la politique d’asile en présentant des chiffres et des faits, aussi documentés soient-ils. Simplement parce que la question de la politique d’asile et d’immigration nous renvoie à notre identité collective, et donc plutôt à une question de sentiments et de passions. C’est ce qui explique que les chercheurs sur les migrations ont souvent l’impression de crier dans le désert, et que les politiques font exactement le contraire de ce qu’on leur suggère, ou ne tiennent pas compte des données. La définition de notre identité collective est au cœur de cette question, et se concrétise physiquement dans les murs, les barrières, les clôtures marquant la frontière entre l’intérieur et l’extérieur, encore une fois entre Nous et les Autres. Le message envoyé par ces frontières matérialisées s’adresse autant à ceux qui en sont à l’extérieur qu’à ceux qui se trouvent à l’intérieur. C’est une manière de rassurer ces derniers sur leur identité collective, de leur dire « pas de panique, vous êtes du bon côté de la frontière, vous faites partie du Nous, et ceux qui sont dehors, c’est des Eux ». En ce qui concerne le changement climatique, je suis frappé de voir à quel point le débat reste parfois très localisé ou très contingenté par les frontières nationales : que ce soit sur les questions de théorie de l’effondrement où c’est notre société qui va s’effondrer, ou que ce soit dans la manière dont on va discuter la répartition des réductions des émissions de gaz à effet de serre, on est beaucoup dans une idée où chacun doit faire sa part. Mais même si la France faisait sa part, ça ne suffirait pas. La France représente seulement 1% des émissions de gaz à effet de serre, mais les pays industrialisés dans leur ensemble ont une responsabilité qui dépasse largement leur part, et qui dépasse largement leurs frontières.

L’une des solutions pour limiter les migrations mises en avant par ceux qui se présentent comme progressistes et réalistes, et qui ne peuvent donc pas se contenter d’un renforcement des frontières, c’est l’aide au développement. Cette solution n’est-elle pas rendue problématique par les défis environnementaux ?
Cette façon de concevoir le développement comme un instrument de contrôle des migrations, un outil pour garder les gens sur place, c’est d’abord un dévoiement complet de ce que devrait être l’aide au développement. Pire, cette approche risque de déboucher sur des résultats contraires à ceux recherchés. En effet, l’émigration reste un privilège réservé en général aux plus nantis, donc plus un pays va se développer – et tant que se maintiendront les inégalités mondiales – plus il va y avoir de migrants car la migration cesse à ce moment-là d’être un luxe, elle devient accessible. Les programmes de développement sont évidemment nécessaires pour restreindre la contrainte migratoire, et offrir plus de perspectives dans le pays d’origine. Mais l’idée selon laquelle il suffirait de développer les pays du Sud pour tarir le désir migratoire, c’est une hérésie qui nous achemine tout droit vers une déception certaine, qui risque de tuer le concept même d’aide au développement. L’autre point important en la matière, c’est effectivement le type de développement que vont adopter ces pays. Nous savons que s’ils suivent la même trajectoire que nous, avec les mêmes niveaux d’émission de carbone, nous allons droit dans le mur. Une posture cynique serait de dire qu’il est dans l’intérêt du climat que les gens restent pauvres. Ce qui est évidemment inacceptable. Ce qui compte ce n’est pas tellement le nombre d’individus qui se trouvent dans un pays ou sur la planète, leur niveau de pauvreté, mais la manière dont ces individus vont vivre. La perspective macroéconomique fait clairement apparaître ce défi : trouver un projet politique qui nous emmène vers un monde désirable, avec une trajectoire de développement décarbonné. C’est en cela que les grandes négociations internationales sont importantes, c’est là qu’on peut relever ce défi, résoudre cette tension.

Comment le faire comprendre en cartes ? Comment cette tension et la façon de la résoudre se retrouvent-elles dans votre Atlas de l’anthropocène ?
Par exemple en s’emparant de la question démographique. Chaque fois que je donne une conférence sur le climat, il se trouve toujours au moins une personne dans la salle pour me reprocher de ne pas avoir parlé de démographie, et estimer qu’il s’agit là du grand tabou de la question environnementale. On trouve ainsi de plus en plus de gens aujourd’hui pour affirmer qu’une des solutions pour protéger le climat, ce serait le contrôle des naissances. Ce qui revient tout de même à rendre les Africains ou les Asiatiques responsables du problème par leur « incapacité » – comme si cela dépendait des gouvernements – à contrôler les naissances. Ce qu’on rappelle dans les cartes et les diagrammes de l’Atlas, c’est que l’enjeu réside avant tout dans la manière dont chacun vit sur Terre et les ressource qu’il consomme, davantage que la valeur absolue du nombre d’individus sur la planète.

Vous ouvrez l’Atlas sur le trou dans la couche d’ozone, soit une catastrophe environnementale qui a été une première prise de conscience globale du défi environnemental, et qui semble en passe d’être réglée grâce à la coopération internationale. Qu’est-ce que cet exemple nous apprend ?
D’abord qu’il a été possible de résoudre un grand problème global d’environnement lié à l’émission de gaz à effet de serre – même s’il s’agissait là de gaz d’un autre type que ceux qui provoquent le changement climatique. Il faut toutefois se méfier, car c’est un exemple qui peut aussi créer une illusion, comme s’il suffisait d’appliquer les recettes qui ont permis de régler le problème de la couche d’ozone à d’autre problèmes environnementaux pour qu’ils soient également résolus. Le contexte international était fondamentalement différent, la guerre froide sur le point de se terminer a suscité un grand appétit pour la coopération internationale et la gouvernance mondiale. Le Protocole de Montréal sur la couche d’ozone est signé quelques années avant le sommet de la Terre à Rio, véritable pinacle de la coopération internationale, ou de l’illusion que cette gouvernance mondiale dans un village global allait régler tous les problèmes. J’ajouterais que les données du problème sont sensiblement différentes. La résolution du problème de la couche d’ozone impliquait des changements dans certains processus industriels, mais pas une transformation de nos façons de vivre ou d’organiser de la société, de produire et de consommer. On a continué à avoir des réfrigérateurs et des aérosols après le Protocole de Montréal, simplement ils étaient produits légèrement différemment, avec d’autres gaz. La réponse apportée au trou dans la couche d’ozone offre un exemple riche d’enseignements, qui montre que la coopération internationale peut fonctionner, mais il faut se méfier de l’illusion que cela peut créer quant à notre capacité de résoudre d’autres problèmes environnementaux.

Ça permet aussi de ne pas désespérer. On est souvent accablé par l’aspect massif du problème. Le philosophe Timothy Morton – qui avait donné un entretien à AOC – parle « d’hyperobjets », tellement massifs, comme vous le rappelez dans la préface, qu’ils peuvent bloquer l’action. À l’issue de ce travail de rédaction de l’Atlas de l’anthropocène, quel est votre état d’esprit ?
Curieusement, moi qui travaille sur ce sujet depuis une quinzaine d’années, je n’ai jamais été aussi optimiste. Parce que je vois depuis un an toute une série de mobilisations sociales, je vois que ces sujets reviennent à la une des journaux alors que pendant des années les journalistes me disaient que l’environnement n’intéressait personne et qu’il était cantonné aux pages Sciences et Technologies. Il y a désormais des émissions spéciales à la télévision, des chroniques et des émissions quotidiennes sur des grandes radios publiques. Dans les sondages d’opinion, on voit que c’est devenu un des sujets principaux de préoccupation dans toute l’Europe. C’est ce que montre le dernier eurobaromètre : le climat arrive en seconde position des préoccupations dans les 28 pays de l’UE et cinq pays candidats. C’est un changement majeur obtenu grâce aux jeunes, ce qui me permet de dire au passage que je ne suis pas d’accord quand on dit que leur mobilisation a été vaine : ils ont obtenu la conscientisation de l’ensemble de la société. Dans la mesure où les pays qui veulent agir le plus et le plus radicalement sur la question du changement climatique sont des démocraties, dans lesquelles l’état de l’opinion publique est très important, ça n’est pas négligeable. La grande question maintenant va être de voir si l’action politique suivra l’aspiration populaire. J’ai fait mon deuil il y a plusieurs années déjà de l’idée qu’on allait pouvoir sauver le climat ou sauver la Terre. J’ai le sentiment qu’il y a un basculement de la société en train de s’opérer, un momentum, c’est pour ça que la COP25 est importante car elle va montrer si les leaders politiques sont prêts à s’en saisir. Un certain nombre d’entre eux ont déjà commencé, à l’image du programme de la première ministre de Nouvelle-Zélande Jacinda Ardern. La grande question qui reste devant nous c’est celle du projet politique pour l’anthropocène. Parfois l’anthropocène est critiqué parce qu’il placerait tous les humains à égalité dans la responsabilité des transformations de la Terre, et il faut entendre cette critique, mais pour moi l’anthropocène s’accroche bien davantage à la perspective de sortie qu’à la cause des problèmes. Le message positif, c’est que nous nous en sortirons si nous considérons que nous sommes tous terriens et tous embarqués dans cette affaire.


Raphaël Bourgois

Journaliste

Mots-clés

Anthropocène