Littérature

Olga Tokarczuk : « Il est difficile de parler de la culture polonaise sans évoquer toute cette énergie juive »

Enseignante-chercheuse en littérature

Mardi 10 décembre, Olga Tokarczuk recevra à Stockholm le prix Nobel de littérature pour l’année 2018. Sa littérature parle au nom de ceux qui ne sont plus, des oubliés, des effacés de la mémoire, s’inscrivant dans un combat mémoriel qui n’est pas circonscrit à son pays mais y trouve certainement l’un de ses plus âpres champs de bataille. Par son écriture dépourvue de toute fioriture, simple et limpide, qui ne ressemble à aucune autre, elle donne à voir une autre Pologne.

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Dans quelques jours, le 10 décembre 2019, Olga Tokarczuk, romancière polonaise née en 1962, recevra lors de la cérémonie officielle à Stockholm le prix Nobel de littérature attribué pour l’année 2018. Elle se place ainsi dans la lignée des auteurs polonais récompensés par ce prix : Henryk Sienkiewicz (1905), Władysław Stanisław Reymont (1924), Czesław Miłosz (1980) et Wisława Szymborska (1996). Le rapprochement avec Sienkiewicz est particulièrement éloquent. Si l’auteur de Quo vadis, et aussi celui de la Trilogie racontant des guerres du XVIIe siècle, est celui qui a contribué à créer un modèle identitaire polonais valable jusqu’à nos jours, Olga Tokarczuk déconstruit le monolithe d’une Pologne catholique, parlant uniquement polonais et d’une voix masculine. Son œuvre s’inscrit en opposition au paradigme, hérité des romantiques et porté par la plume de Sienkiewicz. Le contrepoids qu’elle propose ce sont les Lumières naissantes sur les vestiges du baroque, dans un pays aux langues, religions et cultures multiples.

L’attribution du prix Nobel à Tokarczuk a éveillé de vives émotions en Pologne, créant beaucoup de surprise, même si cet événement était déjà en quelque sorte pressenti. Dans le roman dystopique de Mariusz Sieniewicz Plancton (2017, non traduit en français) qui imagine une Pologne de 2031 dans laquelle la domination masculine irait jusqu’à la suppression des prénoms féminins, le prestigieux prix suédois est attribué à un certain… Olgierd Tokarczuk. Cette image grotesque montre non seulement que Olga était déjà, depuis quelque temps, perçue dans son pays comme une écrivaine « nobélisable », mais aussi qu’elle représente la génération des femmes qui, depuis 1989, sont nombreuses à occuper le devant de la scène littéraire en Pologne : Magdalena Tulli, Manuela Gretkowska, Agata Tuszyńska, Joanna Bator, Dorota Masłowska…, pour ne donner que quelques noms d’écrivaines dont les livres sont disponibles en français.

Quant à Olga elle-même, elle se réjouit surtout que la voix d’une « autre Pologne » soit peut-être, grâce à ce prix, plus audible dans le monde. Le Nobel vient couronner toute une série de récompenses : Fondation Koscielski, Nike (Goncourt polonais) qu’elle a reçu à deux reprises, Brücke Berlin Preis, The Man Booker International Prize, et, en juillet dernier, le prix Laure Bataillon pour le meilleur livre traduit vers le français en 2018. À cela s’ajoute une popularité exceptionnelle parmi les lecteurs venant de tous horizons : de très nombreux prix du public et des soirées d’auteurs qui ne désemplissaient pas bien avant l’attribution du Nobel.

L’écriture d’Olga Tokarczuk est une écriture engagée, même si elle n’aime pas qu’on la politise, son combat allant au-delà de la critique d’un parti ou d’une situation concrète. Après un premier roman, consacré au voyage d’une poignée de passionnés, allant de Paris jusqu’au fin fond des Pyrénées, à la recherche du livre (Le voyage des gens du livre, 1993, non traduit en français),  elle se révèle au milieu des années 1990 comme l’écrivaine nostalgique d’une Pologne plurielle, aux côtés des écrivains comme Stefan Chwin (Hanemann) ou Paweł Huelle (Weiser David[1], Rue Polanki, Mercedes-Benz) qui partent à la découverte d’un passé oublié que recèlent des inscriptions effacées en lettres gothiques sur les murs des maisons post-allemandes.

Olga y consacre son roman E.E.[2], puis, intègre les histoires des anciens habitants de la Basse Silésie et des populations déplacées de l’est dans ses nouvelles (Jouer sur plusieurs tambours[3] ou Récits ultimes) et romans qu’elle conçoit comme une constellation de récits indépendants, reliés entre eux par des fils invisibles : Dieu, le temps, les hommes et les anges, Maison de jour, maison de nuit[4], Les Pérégrins. Originaire d’une région que le « doigt de Staline » (c’est le titre d’un de ses textes) a façonné à sa guise, Tokarczuk est très sensible à l’altérité oubliée qu’elle soit allemande, comme dans ces premiers livres, ou juive, comme dans les Livres de Jakób. Son écriture a fait du chemin depuis les années 1990, proposant avec chaque nouveau livre un nouveau monde, un nouveau mode d’écriture aussi.

Tokarczuk parle donc au nom des ceux qui ne sont plus, des oubliés et effacés de la mémoire. Elle parle au nom des femmes, faisant d’elles – même dans une Pologne du XVIIIe siècle qui ne connaît pas beaucoup de voix féminines – des interlocutrices qui échangent d’égale à égal (pour preuve la correspondance qu’elle imagine entre l’écrivaine Elżbieta Drużbacka et l’encyclopédiste Benedykt Chmielowski dans les Livres de Jakób). On n’oublie pas ses héroïnes, fortes et sensibles, pleines de sagesse et intransigeantes : Paraskewia (Récits ultimes), Anouchka (Pérégrins) ou, la folle récitant William Blake, Janina Duszejko (Sur les ossements des morts). Autrefois, on les brûlait sur un bûcher, pour leurs opinions iconoclastes, leur insoumission et leur savoir.

Tokarczuk parle, enfin, aussi au nom de ceux qui sont totalement dépourvus de voix : les animaux. Entre imaginer un monde dans lequel l’homme n’aurait aucun besoin de dominer la nature (Le moment de l’ours[5]) et concevoir une remise en question de la chasse comme divertissement (le polar Sur les ossements des morts, adapté au cinéma par Agnieszka Holland), Tokarczuk déplace les rapports entre l’hommes et l’animal, dépasse l’anthropocentrisme.

Psychologue de formation, elle abandonne son cabinet pour se consacrer à la psychanalyse de la société entière : dévoile ses traumatismes et faits refoulés, pointe les angoisses et abolit les frontières, anime les débats, comme nul autre écrivain polonais aujourd’hui.

Sa plume, comme taillée dans le roc, dépourvue de toute fioriture, simple et limpide (on engloutit mille pages de son roman d’une traite, ou presque), ne ressemble à aucune autre. Sa voix est forte et résonne au-delà des frontières. Elle nous montre une autre Pologne mais apporte aussi une réflexion universelle, pose des questions graves, parfois inattendues. Telles sont ces dernières nouvelles, hétéroclites et bizarroïdes, dont la version française ne devrait pas tarder[6].

Lors du festival des traducteurs littéraires, qui se déroule chaque année à Gdansk, Olga Tokarczuk a eu ces paroles modestes : « J’aime beaucoup cette pratique qu’on voit émerger ces derniers temps : lorsqu’un livre reçoit un prix, le traducteur est récompensé au même titre que l’auteur. C’est très juste car en effet un livre traduit n’appartient plus seulement à l’auteur, il est aussi la propriété du traducteur ». Traduite en 39 langues, comprenant 193 traductions[7], l’écrivaine partage bien volontiers son œuvre avec sa grande famille, dans laquelle en France, à côté de Maryla Laurent, nous retrouvons Margot Carlier, Grażyna Erhard et Christophe Glogowski.

Le 27 novembre 2019 en Sorbonne, une table ronde a réuni Olga Tokarczuk, sa traductrice Maryla Laurent, qui venait de recevoir le prix Laure Bataillon de la Maison des écrivains étrangères et des traducteurs, et Véra Michalski, son éditrice (Éditions Noir sur Blanc), interrogées par Kinga Siatkowska-Callebat, spécialiste de littérature polonaise et centre-européenne, Nicole Bary, éditrice et traductrice et Nicolas Weill, chroniqueur littéraire au « Monde ». Le débat a été animé par Malgorzata Smorag-Goldberg, directrice du Département de polonais, et accueilli par le Président de Sorbonne Université Jean Chambaz, ainsi que le doyen de la Faculté des Lettres, Alain Tallon. Voici retranscrites les réponses d’Olga Tokarczuk aux questions posées par Malgorzata Smorag-Goldberg, Nicole Bary et Kinga Siatkowska-Callebat, ainsi que lors d’un court entretien privé avec cette dernière. Kinga Siatkowska-Callebat

Votre roman Les Livres de Jakób rassemble comme dans une lentille tous les thèmes qui parcourent votre œuvre : la fascination pour l’altérité, la multi-culturalité, les voyages, les transgressions géographiques et spirituelles, les hérésies, l’intranquillité en quelque sorte. Comment est né ce livre ?
J’ai appris l’existence de Jacob Frank et des frankistes à la fin les années 1980. Dans une petite librairie, j’ai trouvé le texte qui leur est fondamental, Le livre des paroles du Maître, l’enseignement de Jacob Frank transcrit par ses disciples. Lorsque j’ai commencé à le lire, je me suis rendu compte que j’avais devant moi une histoire invraisemblable et très haute en couleur. Aussi, j’ai été très étonnée de ne pas la connaître, alors que je croyais avoir une assez bonne connaissance de la littérature et de la culture polonaises. Je me suis donc interrogé sur les raisons de cette méconnaissance. En observant de plus près cette histoire, cherchant des sources, voyageant sur les traces de Frank, peu à peu j’ai commencé à trouver les raisons de son absence dans la mémoire collective, et à avoir encore plus envie de la décrire.
J’ai compris que j’avais à faire à une histoire refoulée de la mémoire collective de manière volontaire. Il y a au moins trois raisons à cet oubli. Tout d’abord, c’était une histoire que l’église catholique voulait oublier car elle y a joué un rôle assez obscur. Jacob Frank a été prisonnier dans le monastère de Częstochowa, lieu sacré par excellence pour les catholiques polonais, et, durant sa captivité, il a réussi à y faire venir ses disciples. Ce qui veut dire que là-bas, au cœur même du catholicisme polonais, durant douze ou treize ans, se trouvait le siège d’une secte syncrétique juive. Cette situation incommode a conduit à son effacement de la mémoire. Deuxièmement, les juifs orthodoxes eux-mêmes avaient tout intérêt de faire oublier son existence car ils le considéraient comme un traître, quelqu’un qui a provoqué la mort de plus d’une dizaine de juifs, accusés du meurtre rituel. Pour les juifs orthodoxes, Jacob Frank était indigne de rester inscrit dans le livre de vie. Enfin troisièmement, les descendants de Jacob Frank et de ses disciples ont également voulu l’effacer de la mémoire, car ils ont réussi leur assimilation à la société polonaise catholique, et dans un contexte d’antisémitisme, ils ne voulaient pas dévoiler leurs origines juives. Vous comprenez donc que ma motivation était triple. Je voulais me confronter à cette histoire et permettre aux lecteurs polonais de la connaître. Au début, j’ai voulu lui consacrer un essai, puis je me suis dit que le roman était un meilleur genre littéraire, et que j’en ferais un court roman, mais lorsque j’ai entrepris le travail, je me suis aperçu qu’il était impossible de raconter brièvement cette histoire. Il m’a fallu huit années de ma vie pour en venir à bout.

Il s’agit donc d’un roman engagé. Quelle fut sa réception dans votre pays où une véritable bataille mémorielle remet en question l’innocence polonaise ? Votre livre a donné beaucoup d’énergie positive aux gens qui mènent leurs propres enquêtes sur le passé mais il a déclenché aussi une énergie négative, une campagne de haine dans les réseaux sociaux.
On ne peut que se féliciter de l’ampleur du travail mémoriel entrepris ces derniers temps par des chercheurs en Pologne. Nous n’avons pas toujours été conscients du fait que ces deux communautés, polonaise et juive, durant de nombreuses années ont créé quelque chose d’unique en Europe, et peut-être même dans le monde : deux cultures, deux ethnies qui ont grandi ensemble, qui se sont entrelacé formant une unité, surtout dans le domaine de la culture, au point qu’il est difficile de parler aujourd’hui de la culture polonaise sans évoquer toute cette énergie juive. Lorsqu’on parle des écrivains, des artistes, on s’aperçoit que ces deux éléments sont indissociables et que c’est quelque chose d’exceptionnel qui caractérise notre pays. En même temps, je suis un peu triste quand je me rends à l’étranger et que je rencontre des gens qui me demandent d’où je viens et, lorsque je leur réponds que je suis polonaise, je dois aussitôt m’expliquer sur Auschwitz, sur l’antisémitisme. Comme si c’était une forme d’habitude à l’étranger, sans réelle volonté de comprendre ce que nous faisons vraiment en Pologne. Je trouve cela injuste.
Lorsque nous pensons aujourd’hui aux juifs en Pologne, en Europe centrale, la première chose qui nous vient à l’esprit est terrible : la Shoah. Nous essayons de la comprendre mais nous n’y arriverons jamais parce qu’il est impossible de comprendre la Shoah. En écrivant Les Livres de Jakób, j’ai voulu aborder la question autrement. J’ai voulu élargir la mémoire des juifs en amont. Poser la question à laquelle je n’avais pas de réponse auparavant. Nous ne l’avions pas appris à l’école, personne me l’a dit : comment se fait-il que les juifs soient arrivés en Europe centrale ? Comment se fait-il qu’avant la Deuxième Guerre mondiale 10% de la population polonaise était juive ? C’était une cohabitation entre les cultures et les nations extrêmement différentes. Ces questions m’ont donné envie d’écrire Les Livres de Jakób pour montrer les processus historiques et culturels du passé. Dans mon livre, je présente le XVIIIe siècle mais j’aimerais lire un livre qui montre un passé encore plus lointain de cette histoire commune. Les juifs sont arrivés en Europe centrale de l’Occident qui les a chassés vers l’est. Si je devais vous dire aujourd’hui de quoi parle mon livre, je dirais qu’il parle du processus d’assimilation : des rencontres entre les gens qui se perçoivent comme des étrangers. Je raconte des processus politiques, sociaux, ces négociations complexes qui conduisent à la formation de ce qu’on appelle la société.

J’aimerais élargir maintenant notre propos. Dans les Pérégrins[8] vous développez une véritable philosophie du voyage. En lisant ce roman, j’ai pensé à un essai de Zygmunt Bauman, philosophe polono-anglais, qui, dans son livre Modernité comme source de souffrance, parle de la condition de l’homme moderne, un éternel nomade, dépourvu de racines stables. Est-ce que cette proximité est due au hasard, ou la pensée de Bauman fait-elle partie de vos sources d’inspiration ?
Zygmunt Bauman est une voix très importante. Il guide, pour ainsi dire, ma pensée. De plus, il vient de Pologne, or, j’ai une théorie selon laquelle la littérature d’Europe centrale et donc, entre autres, polonaise, a un caractère à part. Elle est différente des littératures et des mentalités occidentales. En Europe centrale, nous vivons dans une réalité liquide[9], ne faisant plus confiance au réalisme, aux formes préétablies et aux limites. L’homme centre-européen se méfie de la réalité, il essaie de l’exprimer en utilisant l’ironie, le grotesque, une forme fragmentaire. Lorsque j’ai commencé l’écriture des Pérégrins, je me suis interrogé sur le choix de la forme pour ce roman. Parmi les formes déjà existantes, j’ai cherché une qui serait capable d’exprimer ce monde fragmenté, non linéaire, traversé par des soubresauts, en perpétuel mouvement. J’ai compris que je ne pouvais utiliser aucune forme préétablie car elle ne convenait pas à ce que je voulais raconter. Et j’ai pris le pari, un peu risqué peut-être, de créer une forme nouvelle, celle que j’appelle, non sans ironie, « roman constellation » : une constellation de fragments, plus ou moins importants, reliés entre eux de manière complexe, parfois étrange, et qui invitent le lecteur à chercher des sens cachés dans la polyphonie du roman. Un peu comme l’homme qui cherche à donner un sens à ce qu’il voit à la télévision, lorsqu’il passe d’une chaîne à une autre. J’ai l’impression que si Zygmunt Bauman était toujours en vie, et s’il avait lu mon livre, il l’aurait aimé.

Une de vos nouvelles raconte l’histoire d’un homme qui veut revenir dans son village natal en Silésie, et ne peut pas mener à bien son projet. Il meurt, un pied posé de chaque côté de la frontière[10]. Vous présentez la frontière non comme une ligne qui divise mais, au contraire, une ligne qu’on peut transgresser et qui rassemble des hommes et des femmes aux destins à la fois infiniment différents et infiniment semblables : faits d’expulsions, de déplacements de populations, de perte de la terre natale. Quel est ce lieu utopique, où l’on entend les voix des absents, et où d’autres sont venus, ce palimpseste culturel fascinant qu’est la Basse Silésie ?
Je pense qu’en naissant et en grandissant en Basse Silésie, j’ai reçu un véritable cadeau car c’est un territoire qui est privé aujourd’hui de ses récits originels ; c’est aussi un endroit où les cartes ont été effacées. C’est un cadeau pour celui qui écrit car il faut tout raconter à nouveau, réinventer, réinvestir ce lieu qui a été oublié, retrouver des histoires disparues. J’ai récemment écrit un essai consacré aux cartes de la Basse Silésie. Les cartes allemandes d’avant 1939 sont extrêmement précises, tout y est répertorié : le moindre croisement de chemins, ruisseau, bosquet, moulin, tout possède un nom, parfois très poétique. C’est un espace qui parle. Alors que les cartes, faites par des Polonais qui sont arrivés là après la guerre, sont presque vides, on n’y trouve que des routes principales. C’est comme si toute la mémoire liée à la connaissance du terrain s’était évaporé, comme si la mémoire des lieux avait disparu. L’écriture permet de relever ce défi, peupler cet espace à nouveau, avec un grand respect pour tout ce qui s’y était déjà passé dans une autre langue. Il faut donc réécrire l’histoire double de cette région. La Basse Silésie est différente des autres régions en Pologne. Wrocław n’est pas Cracovie ou Varsovie, c’est un lieu unique, et lorsque j’essaie de définir ma propre identité, je pense que je suis d’abord silésienne, puis polonaise, et enfin européenne.

Dans de nombreux textes publiés en réaction à votre prix Nobel, où l’on présente l’ensemble de votre œuvre, un livre brille par son absence : Les récits ultimes. Or, il s’agit d’une œuvre captivante, consacrée à l’expérience de la mort.
Je suis très contente que vous évoquiez ce livre. Il n’existe pas, pour ainsi dire, en Pologne et n’a d’ailleurs jamais vraiment existé. À sa sortie, les critiques ont parlé d’une saga familiale alors qu’il s’agit de tout autre chose. Ils n’ont pas vraiment saisi mon message.

Ce serait plutôt une anti-saga. Les femmes de la même famille, Ida, Paraskewia et Maya, n’ont pratiquement rien en commun. Il s’agit de la mère, la grand-mère et la fille, pourtant il n’y a aucune transmission matrilinéaire entre elles. Cette rupture se lit déjà dans la forme, à commencer par la décomposition chronologique des trois nouvelles qui composent ce roman.
En effet, l’intérêt du livre est tout autre. Je voulais construire un récit dans lequel c’est un sujet féminin qui se penche sur des questions existentielles : la mort est une expérience des limites. Dans la tradition littéraire, la problématique éthique, l’expérience des limites sont presque uniquement décrites au masculin, comme chez Camus par exemple. Les héroïnes existent par rapport au sujet masculin, elles sont mères, filles, sœurs, épouses, mais ne sont pas de véritables sujets qui mènent une réflexion philosophique. C’est un sens qui a échappé aux critiques en Pologne et le livre est passé presque inaperçu. J’aimerais pourtant qu’il revive car il est capital pour moi de montrer que la femme peut tisser une réflexion existentielle, sans pour autant la développer à l’ombre des hommes. D’ailleurs, il n’y a presque pas d’hommes dans ce roman.

La littérature n’est pas votre seul moyen d’entrer en contact avec le public. Vos liens avec le cinéma s’expriment par l’adaptation de vos livres, mais pas seulement. Comment s’est passée votre collaboration avec les cinéastes, notamment avec Agnieszka Holland ? Peut-on dire que son film Spoor (Tableau de chasse), adaptation de votre roman qualifié par certains de « polar écologique », est aussi votre film ?
Il est très difficile de coopérer avec les cinéastes. Je crois que la personnalité des réalisateurs est très particulière car, à côté de leur âme d’artiste et de leur sensibilité artistique, ils sont aussi des managers, parfois même des leaders. Je me contente alors de leur suggérer, avec beaucoup de délicatesse, quelques idées, et de me retirer aussitôt, car c’est eux qui règnent sur les plateaux de tournage. J’ai eu l’occasion de co-écrire avec Agnieszka Holland le scénario d’après le roman Sur les ossements des morts, qui a donné le film Spoor. Cette expérience m’a tellement épuisé que j’ai décidé de ne plus jamais la refaire.

 


[1] Weiser David, trad. fr. de Françaois Rosset, L’Âge d’Homme, 1990.

[2] Le titre cache le nom d’une jeune fille, Erna Eltzner, qui vit dans une famille polono-allemande dans la Breslau au début du XXe siècle. Le livre n’a pas été traduit en français.

[3] Gra na wielu bębenkach, 2001, non traduit en français.

[4] Dom dzienny, dom nocny, 1998, trad. fr. de Christophe Glogowski, Robert Laffont, 2001.

[5] Moment niedźwiedzia, 2012, non traduit en français.

[6] Opowiadania bizarne, 2018 (Tokarczuk forme un néologisme à partir du mot français « bizarre »). Maryla Laurent travaille actuellement sur la traduction de ce volume.

[7] Données du 14 octobre 2019, établies par l’Association des traducteurs littéraires polonais. http://stl.org.pl/ksiazki-olgi-tokarczuk-na-swiecie/

[8] Ce roman a été récompensé, entre autres, par les prix Nike (Goncourt polonais) et Man Booker International.

[9] Terme de Zygmunt Bauman, cf. par exemple L’amour liquide, 2004, La vie liquide, 2006.

[10] Il s’agit du chapitre « Peter Dieter » du roman Maison de jour, maison de nuit.

Kinga Siatkowska-Callebat

Enseignante-chercheuse en littérature, Maître de conférence à Sorbonne Université

Rayonnages

Littérature

Notes

[1] Weiser David, trad. fr. de Françaois Rosset, L’Âge d’Homme, 1990.

[2] Le titre cache le nom d’une jeune fille, Erna Eltzner, qui vit dans une famille polono-allemande dans la Breslau au début du XXe siècle. Le livre n’a pas été traduit en français.

[3] Gra na wielu bębenkach, 2001, non traduit en français.

[4] Dom dzienny, dom nocny, 1998, trad. fr. de Christophe Glogowski, Robert Laffont, 2001.

[5] Moment niedźwiedzia, 2012, non traduit en français.

[6] Opowiadania bizarne, 2018 (Tokarczuk forme un néologisme à partir du mot français « bizarre »). Maryla Laurent travaille actuellement sur la traduction de ce volume.

[7] Données du 14 octobre 2019, établies par l’Association des traducteurs littéraires polonais. http://stl.org.pl/ksiazki-olgi-tokarczuk-na-swiecie/

[8] Ce roman a été récompensé, entre autres, par les prix Nike (Goncourt polonais) et Man Booker International.

[9] Terme de Zygmunt Bauman, cf. par exemple L’amour liquide, 2004, La vie liquide, 2006.

[10] Il s’agit du chapitre « Peter Dieter » du roman Maison de jour, maison de nuit.