Urbanisme

Patrick Bouchain : « L’auto-construction est une solution à la crise du logement social »

Journaliste

Patrick Bouchain recevra le 17 décembre le Grand prix de l’urbanisme 2019. Une récompense qui a de quoi faire sourire l’architecte iconoclaste qui a consacré toute son œuvre à dynamiter la programmation et autres plans d’occupation, mais qu’il accepte au nom de la nécessité de faire de l’urbanisme autrement.

Patrick Bouchain est architecte, scénographe, et connu pour avoir réhabilité de nombreux sites industriels en lieux culturels mais aussi pour s’être spécialisé dans la construction de structures éphémères au service d’une architecture à Haute Qualité Humaine. « L’architecture est politique et doit répondre au souci de l’intérêt général », voilà en quelques mots résumés par Patrick Bouchain lui-même sa conception d’un métier auquel il s’est formé, mais qu’il ne pensait pas forcément exercer. Il a commencé à construire tardivement, vers 40 ans, après avoir passé plusieurs années à enseigner et à repenser surtout la meilleure façon de transmettre. De cette expérience, il retire un certain nombre de convictions sur la valeur de la participation, de l’initiative, la nécessité de partir de l’existant et du besoin exprimé par ceux qui habitent ou fréquentent les lieux qu’il aménage. Mais aussi une certaine défiance vis-à-vis des règles et réglementations qu’il se plaît à contourner. Bref, le contraire de ce qu’on entend habituellement par urbanisme. Cela n’a pas empêché un jury international de lui attribuer le Grand Prix de l’urbanisme 2019, qui lui sera remis par Jacqueline Gourault, la ministre de la Cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales. RB

Avez-vous été surpris par l’attribution du Grand prix d’urbanisme que vous recevrez le 17 décembre ?
Oui c’est assez drôle de le recevoir à 75 ans, moi qui n’ai aucun diplôme et n’ai jamais accepté aucune distinction, ni aucun honneur. Je me suis d’ailleurs posé la question de l’accepter, mais il aurait tout de même été très prétentieux de refuser. Car cette décision prise par un jury international de m’attribuer le Grand Prix d’Urbanisme est peut être le signe que ce que je fais depuis toutes ces années était bien de l’urbanisme malgré ce qu’on me disait souvent. On se représente l’urbanisme plutôt comme une matière qui a à voir avec l’économie, la planification, la prise de décision. En ce qui me concerne, j’ai surtout travaillé avec l’existant. Ça veut peut-être dire que ma voie était une voie possible, ou tout du moins qu’on s’en rend compte après l’échec des grandes orientations urbanistiques prises après la seconde guerre mondiale. Cette reconnaissance institutionnelle est aussi un message envoyé à tous ces collectifs de jeunes urbanistes, d’architectes ou de paysagistes qui se posent des questions sur leur métier, sur des pratiques qui ne se rencontrent finalement pas assez sauf à se réunir en collectifs. Ce prix m’est remis comme un honneur, et je le remets à d’autres comme un possible, un label du possible. Je le dédie à la « Preuve par 7 », cette démarche que j’ai initiée depuis presque trois ans pour inscrire le droit à l’expérimentation dans le réel, et qui est une synthèse de tout ce que j’ai fait dans ma vie. Beaucoup de critiques m’ont reproché de ne pas avoir de colonne vertébrale, de doctrine, que je ne m’attachais pas à une échelle en traitant à la fois le petit et le grand, pour la gauche et la droite… C’est aussi une façon de démontrer que, peut-être, c’est cette diversité des échelles qui permet précisément de traiter les problèmes différemment, et que le petit permet de découvrir une façon de faire que le grand ne peut pas voir.

De quelle nature est cet « échec des grandes orientations urbanistiques » qui vous paraît aujourd’hui ouvrir une brèche ?
Quand je suis sorti de l’école au milieu des années 60, j’avais décidé de ne pas faire ce métier, c’est pour ça d’ailleurs que je n’ai pas cherché à obtenir mon diplôme. Je pensais déjà que l’urbanisme et l’architecture étaient sur une mauvaise voie, cette façon de construire en masse, de vouloir tout programmer, tout prévoir, ça ne peut pas marcher. Ce n’est pas comme ça que les choses se font. C’est la raison pour laquelle j’avais pris du recul, je m’étais dit que je ne ferais jamais ça. Puis, je me suis rendu compte qu’on détruisait ce pourquoi j’étais contre en 1966. C’était ahurissant, moi qui étais censé construire de l’éphémère mes projets sont toujours là, alors que ces logement sociaux qui incarnaient la pérennité on les démolit 30 ans après leur construction. C’est à se demander dans quelle société on vit. Je me suis souvent posé la question : et les habitants dans tout ça ? Parce qu’au final on est bien obligé de constater aujourd’hui que les modèles urbains fondés sur la séparation des fonctions (se loger, se déplacer, consommer…) ne sont pas bons. De la même façon, le logement social pensé sur un seul modèle familial avec un couple qui s’aime et deux enfants ne correspond plus à la société. Pour autant, faut-il vraiment détruire ces bâtiments, ces aménagements contre lesquels j’étais dans les années 60-70 mais qui ont été habités depuis, qui portent donc l’histoire de la vie de leurs habitants ? Ma conviction, c’est qu’il vaut mieux regarder comment ces gens ont vécu et les associer à la transformation plutôt que de faire une nouvelle fois table rase au risque de reproduire les mêmes erreurs, celle commises quand on pensait que la modernité avait réponse à tout et qu’on pouvait programmer la transformation urbaine. Il ya 30 ans je défendais déjà ce point de vue, et on considérait qu’il était iconoclaste ; il y a 20 ans on commençait à se dire que j’avais peut-être raison sur certains points ; puis il y a 10 ans on a commencé à voir que je n’étais pas le seul à penser comme ça.

À qui pensez-vous ?
À de jeunes collectifs d’architectes et d’urbaniste comme le PEROU (le pôle d’exploration des ressources urbaines) avec lequel je suis très lié, et notamment avec son coordinateur Sébastien Thierry. Son regard sur l’étranger, la migration, l’absence de territoires, la recherche de racines… je me sens en phase avec cela. Le collectif a par exemple fait entrer le relevé de la Jungle de Calais dans la collection du Fonds Régional d’Art Contemporain d’Orléans, comme trace d’une ville éphémère. Ils ont donc fait entrer dans une collection nationale la trace initiale d’un mouvement qui va à mon sens se perpétuer sans cesse. Autre exemple, lorsque j’ai fait le pavillon français à la Biennale d’architecture de Venise en 2006, en inventant cette Metavilla comme un lieu habité mais aussi conçu pour accueillir du public, j’ai invité des collectifs d’architectes qui étaient très jeunes à l’époque et qui mêlaient graphisme, musique, théâtre, architecture, urbanisme et paysages. Par exemple le groupe exyzt, qui a éclaté aujourd’hui mais a fait des émules comme on l’a vu une nouvelle fois à Venise en 2018 avec la proposition « Lieux infinis », de l’équipe d’architectes Encore Heureux, composée de Nicola Delon, Julien Choppin et Sébastien Eymard. Je citerais aussi le collectif Etc et son Détour de France qui avait mis en valeur le courage de certaines personnes qui, malgré l’abandon par l’État des petites échelles, se lançaient dans une « fabrique citoyenne de la ville ». Pour tous ces collectifs que j’ai rencontrés soit parce que j’en ai eu certains comme étudiants, soit parce qu’ils étaient venu me voir pensant que je pouvais les aider, ce grand prix d’Urbanisme que je reçois est une façon de leur donner une visibilité.

C’est aussi la reconnaissance de la valeur de l’autoconstruction, d’un urbanisme démocratique, des notions qui vous sont chères et que vous avez défendues toutes ces années ?
Quand il y à 40 ans je défendais le « faire soi-même », quand je parlais d’autoconstruction, cela renvoyait tout de suite à l’imaginaire « baba cool », et donc c’était considéré comme une proposition marginale qui ne pouvait pas s’adresser à tous. Pourtant, si on reprend l’exemple de la jungle de Calais, on a l’exemple d’une ville auto-construite par ses habitants, dans des conditions extrêmes. Après la fatigue d’avoir traversé deux continents, d’arriver à Calais et de trouver le courage de construire, ça veut bien dire que construire est une activité essentielle de l’Homme. Le résultat, c’est aussi une ville responsable, puisqu’elle est faite de matériaux de réemploi. Il est absurde de ne pas regarder cette autoconstruction comme pouvant servir d’exemple, une invitation à réparer puisque l’autoconstruction ne se fait pas à partir de rien, il s’agit d’adapter son lieu de vie à sa personnalité. Si j’adapte cette démarche au problème qu’on vient d’évoquer d’un modèle unique du logement social et plus largement de la ville, modèle qu’on a exporté d’ailleurs et qui ne fonctionne plus, cela revient à dire qu’il est peut être temps d’abandonner la critique et de faire avec. Après tout il y avait urgence, on ne savait pas comment faire autrement, on a cru bien faire… maintenant il faut se demander comment finir le travail, et l’autoconstruction est une solution possible. Une solution qui serait d’ailleurs plus simple car on a une structure de base qu’il s’agit désormais de rendre appropriable et éventuellement transmissible. Les premiers logements sociaux, dont on dit aujourd’hui qu’ils ne valent rien et qu’il faudrait les détruire, sont tout de même encore supérieurs en qualité thermique, acoustique etc… à ce qu’un réfugié Syrien trouve dans une tente. Pourquoi ne pas se dire que ces logements désertés par leurs premiers habitants pourraient être occupés par les réfugiés, et que leur passage permettrait de prolonger la vie du lieu, de le réparer et peut être même de lui ajouter une couche de ce moment historique où une population étrangère arrive chez nous. On s’appuierait alors sur un drame, une situation désespérée, pour peut-être retrouver l’enthousiasme que la situation actuelle trop normée et confortable nous empêche d’éprouver.

Mais est-ce que cette démarche ne revient pas à pérenniser des logements insalubres, ou pire des bidonvilles pour reprendre votre exemple de la Jungle de Calais ?
Il ne s’agit évidemment pas de maintenir des gens dans une situation précaire. Regardons l’exemple d’un département français outre-mer dans lequel j’ai pu expérimenter avec la « Preuve par 7 », la ville de Chiconi à Mayotte. C’est un lieu où aucun organisme HLM ne pourrait construire les logements que la situation exige, pour des raisons budgétaires et techniques, on ne peut pas construire comme ça 10 000 logements par an. Mais il y a des gens qui arrivent, qui s’installent car évidemment ils sont heureux d’être en France, d’accéder aux soins, à l’éducation… Ils viennent souvent d’un milieu agricole et trouvent une terre de bonne qualité, construisent une maison et font ce qu’on appellerait nous des « fermes urbaines ». Quelle doit être l’attitude du maire de Chiconi face à cela ? Est-ce qu’il doit rester ferme sur la règlementation, dire que ce n’est pas comme ça qu’on construit du logement social et tout raser, chasser les gens au risque de les rendre encore plus pauvres ? C’est impossible car c’est loin de concerner une minorité de personnes. Une autre solution serait de fermer les yeux, et de ne rien faire, ce qui n’est pas plus satisfaisant. Il y a enfin des maires, comme ceux avec lesquels je travaille, qui se disent que ces premiers pas pour habiter devraient être accompagnés par les structures de l’État. Le rôle de ces édiles, c’est alors de s’assurer de tout faire pour éviter que ça ne devienne un bidonville, de faire les travaux de voirie, d’assainir en raccordant à l’égout, à l’électricité et à l’eau. Ils peuvent même, comme c’est arrivé au moment où l’ANC a pris le pouvoir en Afrique du Sud, aider les gens à auto construire autour d’un noyau minimum, comme les sanitaires, l’électricité et autre. Ce serait une façon de faire exemple, à rebours de ce qu’on fait d’habitude c’est-à-dire la mise en place d’un plan local d’urbanisme qui projette, donne une structure de production de logement social. On ferait comme dans le cas d’un plan de sauvegarde pour une ville historique, en considérant que les gens ont autoconstruit leur logement social, et que leur construction constitue le plan local d’urbanisme. Ce serait une façon de relever l’existant, d’inscrire l’auto-construction dans l’histoire. Il faut arrêter de raser les bidonvilles pour mettre les gens dans les Algeco, ce qui revient à paupériser une population en considérant le logement uniquement dans sa dimension utilitaire. L’Algeco, c’est aussi une dépersonnalisation, et c’est un exemple magnifique qu’a travaillé Sébastien Thiery sur le plan théorique. On est donc loin d’une démarche qui, comme le disent certains détracteurs, valoriserait la pauvreté, c’est plutôt une façon de considérer que la pauvreté est généreuse et que l’État en échange doit être généreux dans sa politique d’accueil.

Cette idée, vous avez travaillé à l’inscrire dans la loi avec le « permis de faire ». C’était à l’occasion de la loi relative à la liberté de création, à l’architecture et au patrimoine du 7 juillet 2016. Quel enseignement tirez-vous de cette expérience législative ?
C’était d’abord une façon de répondre aux critiques qu’on me faisait, disant que si j’arrivais à travailler comme je le fais, à expérimenter, c’était parce que j’avais le bras long. Ce à quoi je rétorquais toujours qu’il avait bien fallu que je commence un jour, et c’est en faisant des projets que tout le monde refusait, en collaboration avec des militants, des élus, des acteurs culturels et sociaux que j’ai pu avancer. Un autre argument qui m’est souvent opposé, c’est que les temps ont changé, qu’il y aurait plus de réglementation de nos jours, plus de contraintes. Bref toutes les réponses que je pouvais apporter à ces remarques me semblaient insuffisantes. J’ai donc voulu faire autrement, partir encore une fois de l’existant pour faire jurisprudence. Car je ne suis pas le seul à avoir expérimenté, et en y regardant de près on trouvait sur le territoire français une masse de savoirs et d’expérimentations qu’on pouvait rassembler pour enrichir une loi, et même pour encourager la rédaction d’un article de loi à part entière. J’ai donc en effet travaillé sur la loi création, architecture et patrimoine (la LCAP), et plus précisément sur son article 88 qui s’appelle « le permis de faire ». L’idée centrale, c’était de permettre de juger a posteriori et non plus a priori les projets architecturaux. Parce que dans le jugement a priori, c’est le règlement qui l’emporte. Alors qu’une démarche a posteriori permet de reporter la confiance sur les auteurs qui sont passés à l’acte, qui ont une connaissance du monde dans lequel ils vivent. Ce n’est pas parce qu’on construit de manière expérimentale qu’on construit mal, au contraire cela suppose de mobiliser plus de matière grise pour regarder les lois, les règlements, et au final de produire un objet plus simple. Alors j’ai travaillé sur cette loi avec surtout Patrick Bloche, président de la commission culture à l’assemblée nationale et avec son assistante Sophie Véron.

Et vous avez réussi à faire valoir votre point de vue ?
C’est évidemment très compliqué de faire une loi, il faut rencontrer les gens qui sont concernés, on écrit un texte qui est discuté en première lecture, puis qui passe au Sénat, revient à l’Assemblée nationale en deuxième lecture… Au bout d’un certain temps, je me suis senti dépassé par la procédure législative et j’ai laissé tomber. Finalement, Sophie Véron m’a appelé en juillet 2016 pour m’annoncer que la loi avait été promulguée. Je suis allé regarder ce qui restait de nos travaux, il en restait peu si ce n’est l’esprit. Finalement, malgré la publication des décrets d’application quinze jours avant l’élection d’Emmanuel Macron, qui en réduisaient encore la portée, la loi a été jugée trop réductrice par le nouveau gouvernement qui a voulu l’abroger pour en faire une autre. Arrivé à ce point après cinq ans de travail, j’ai pris le parti de m’abstraire du processus, tout en disant que ce qui m’intéresserait, ce serait de faire une loi « en marchant ». En effet, j’avais pu discuter à l’époque avec Nicole Maestracci, qui est membre du Conseil constitutionnel, et qui m’avait dit que pour le sida, si on n’avait pas fait de loi en marchant, si on n’avait pas écouté les gens contaminés et les acteurs de terrain, on n’aurait pas fait une loi aussi claire qui est peut être la meilleure loi de protection dans le monde. Il faut donc bien considérer qu’à un moment donné, la personne qu’on entend protéger par une loi doit être au centre de son écriture. J’ai donc obtenu la possibilité d’expérimenter malgré tout cette loi qui devait être abrogée. Et c’est là, en discutant avec de jeunes urbanistes architectes, qu’on a eu l’idée d’en profiter pour mélanger différentes échelles, de la petite à la très grande, du village au département d’outre-mer… Donc le ministre de la cohésion des territoires nouvellement nommé, Jacques Mézard, et la ministre de la culture Françoise Nyssen, ont soutenu cette opération, la fondation de France s’y est aussi retrouvée et j’ai eu l’autorisation de mener sur le territoire français l’opération La preuve par 7. C’est une façon de prolonger tout ce travail mené pour la loi et le « droit de faire » en retrouvant mon terrain de prédilection, l’action. La boucle est bouclée.

Pouvez-vous nous donner quelques exemples de ces expérimentations menées dans le cadre de La preuve par 7 ?
La première idée, c’était de partir de la critique souvent faite à la France qui aurait trop de communes, 36 000 c’est la moitié de la totalité des communes de l’ensemble des pays de l’Union européenne. Donc je me suis dit que j’allais travailler sur le 1/36 000 qui est une échelle intéressante, héritée de la Révolution Française, pour lutter alors contre l’influence des paroisses. Elle se fonde sur la plus petite unité visible pour permettre à une population de prendre en charge ses affaires. Donc on peut dire que c’est la première association avant la loi de 1901, une association démocratique qui désigne un représentant presque sur le modèle des sociétés primitives où le chef est là non pas pour commander mais pour arbitrer. Le maire est un curé laïque. Fort de cette idée, j’ai cherché la plus petite unité démocratique possible, et c’est un village de 50 habitants, puisqu’en dessous il n’y a pas de représentation possible. Ce qui est formidable dans une commune de 50 habitants, c’est que toutes les tendances sont représentées au conseil. Le débat démocratique ne se passe pas entre une majorité et une opposition, mais au sein même du conseil municipal ce qui permet de retrouver cette assemblée parlante, qu’on a un peu perdu, et qui règle les problème par la parole. J’ai donc choisi un village qu’on m’avait recommandé, Montjustin dans les Alpes-de-Hautes-Provence. C’est un village un peu particulier, qui appartenait au cousin de Jean Giono, où des résistants ont habité après la guerre et ont relevé le village autour d’un berger. Il est aujourd’hui habité par ce qu’on appelle des bobos de gauche, plutôt âgés, qui s’interrogent sur la façon à leur tour d’accueillir un berger pour qu’il puisse y tenir ses activités pastorales. La réflexion que j’ai voulu engager c’est donc de trouver les conditions de possibilité pour accueillir une activité pastorale écologique, d’intérêt général. Je me suis demandé s’il était possible de considérer qu’un berger avec 1000 bêtes pouvait « être » un logement social. Et comme ce berger fait la transhumance, et que six mois par an il est dans les Alpes, est-ce qu’on ne pourrait pas dire que les logements pensés pour lui sont loués par la municipalité à des citadins qui viennent en vacances pour pas cher. Comme c’était le cas dans mon enfance. Évidemment, dit comme ça, on est complètement en dehors des clous : sur le plan réglementaire, aucun organisme HLM ne procurera un logement pour un berger, et encore moins un berger désigné quand il faudrait passer par des procédures d’attribution. D’un autre côté, aucune Zone d’activité économique, qui construit des trucs qui ne servent à rien comme des centres commerciaux, ne mettrait de l’argent pour construire une bergerie. Enfin, faire travailler ensemble un office HLM et un aménageur de zone d’activité, cela n’existe pas. Voilà le sujet Montjustin.

À l’extrême inverse, je me suis intéressé à Mayotte dont j’ai déjà parlé. Et entre les deux, je me suis dit qu’il fallait se pencher sur un sujet qui n’est plus du tout abordé dans le cadre du Grand Paris, la gentrification dont vont souffrir des communes anciennes et populaires. En revenant à l’échelle préfectorale, en oubliant la reconnaissance de Paris comme commune, ce projet a pris une dimension presque exclusivement technocratique. Pour pallier le problème, ces communes pauvres vont mobiliser un outil jugé aujourd’hui archaïque : le HLM. Paradoxalement, les vieilles communes communistes qui comptent plus de 60% de logements sociaux sont les mieux équipées pour lutter contre le Grand Paris et maintenir une population modeste. Et donc cet outil qui a d’abord été un progrès social, puis le symbole de la déchéance urbaine, pourrait redevenir intéressant. Par exemple je me suis intéressé à Gennevilliers qui a les moyens aujourd’hui de maintenir 18 000 personnes à revenus modestes dans le Grand Paris. Donc je voulais réintroduire l’idée qu’il y a des communes qui ont une histoire, qui ont une histoire sociale, et qu’elles ont les moyens de contrebalancer la spéculation immobilière. J’ai pris ainsi Gennevilliers au Nord et Bagneux au Sud de Paris.

Les logements sociaux sont l’objet de vives inquiétude, exprimées fin septembre lors de la réunion des bailleurs sociaux. En cause, l’accession à la propriété, la place laissée aux intérêts privés. Quel regard portez-vous sur les évolutions récentes ?
Il y a une chose qui a fondamentalement changé, c’est que le logement social a été construit pour rattraper le déficit des logements ouvriers qui avaient été abandonnés par les patrons dans l’entre-deux-guerres pour qu’il n’y ait assujettissement entre emploi et logement. C’est alors qu’on a inventé ce système horrible du métro-boulot-dodo : on a considéré que les transports c’était une chose, le boulot une autre chose, et le dodo encore une autre. Portant, dans le même temps, beaucoup de changements sont intervenus en profondeur : les mœurs, par la reconnaissance du concubinage ou du mariage pour tous, du PACS et ainsi de suite ; l’emploi : l’emploi intérimaire, le chômage, l’emploi alterné… Donc on pourrait peut-être se dire que la séparation métro-boulot-dodo était une mauvaise chose, et qu’il faudrait plutôt les superposer. Mon idée c’est de tout rapprocher : le logement, le travail, pour limiter le transport absurde ne serait-ce que pour des raisons aussi écologiques. On le voit bien en cette période de grèves : sans transport, on ne peut plus rien faire.

L’autre chose qui me tient à cœur, c’est la question de l’appropriation des logements : j’ai toujours été très inquiet de cette inégalité entre logement privé et logement social qui s’articule autour de la propriété. D’un côté ceux qui peuvent emprunter pour accéder à la propriété de leur logement. De l’autre, des gens qui par le livret A de la Caisse d’épargne, qui est le livret populaire, permettent de construire un logement social, l’habitent en payant un loyer, avec une allocation peut-être mais quelquefois sans allocation, permettent donc le remboursement de l’emprunt permettant la construction du logement social mais ne jouissent d’aucun droit sur lui. Vu sous cet angle, démolir le logement social c’est voler la propriété sociale. Tout ça pour dire que je ne crois pas au slogan « tout le monde propriétaire », parce que je ne crois pas à la propriété bourgeoise séparée. En revanche, on pourrait rendre les populations défavorisées porteuses de parts sociales du logement qu’ils occupent. Cela suppose une approche coopérative qui existait avant la Guerre et qui permettait un logement social de petites dimensions. En France, cette coopération a été tuée par la centralisation car la Caisse des dépôts a considéré qu’elle devait tout gérer d’une main de maître. On le voit encore avec la loi Elan qui exige des unités de 12 000 logements, des organismes HLM qui n’en ont que 4 ou 8000 pourraient se mettre en coopérative pour avoir les 12 000, tout en gardant cette petite unité nécessaire pour être proche du social. On le voit, si construire nécessite une grande échelle, prendre en charge le social nécessite une plus petite échelle.

Vous parliez de mobilité tout à l’heure, on ne peut pas ne pas évoquer le mouvement des Gilets jaunes qui portait initialement sur cette question. Vous qui êtes sur le terrain, qui travaillez avec les populations dans le cadre de vos projets, avez-vous le sentiment d’une situation politique et sociale très dégradée ?
Je pense en effet que la situation est dégradée, mais moi je suis pour les situations désespérées. C’est comme quand il y a une défaite militaire, ce ne sont pas les militaires qui reprennent le boulot, ce sont les gens qui constatent leur échec, rejettent la guerre comme solution, et se relèvent les manches. Dans le mouvement des Gilets jaunes, on aurait pu tirer le meilleur mais on a préféré se concentrer sur le pire. Ce que demandaient assez largement les gens mobilisés à cette occasion, c’est qu’on leur redonne confiance en eux, qu’on leur donne les moyens de faire. Le logement est ici une question centrale car celles et ceux qui ont décidé d’aller vivre à la campagne l’ont fait pour des raisons financières, parce que l’immobilier est moins cher et qu’ils cherchent une forme d’autosuffisance alimentaire. Et ils commencent à s’inquiéter car ils s’appauvrissent et tout se dégrade sans qu’ils puissent y remédier. Il aurait fallu travailler là-dessus, en donnant par exemple l’autorisation de réparer sa maison, dans le temps long, permettre d’habiter et ensuite accompagner pour la remise aux normes. Ce serait une façon de réveiller un sentiment de réappropriation. Et donc du coup cette situation désespérée me plaît, parce que tous ceux qui font de l’argent sur le malheur ne peuvent même pas s’engouffrer, il n’y a plus la valeur d’échange classique, du profit, de la consommation et donc en revanche la possibilité d’un sursaut démocratique et humain. C’est pareil dans les banlieues.

Vous êtes bien le seul à faire le parallèle. Les banlieues n’ont pas rejoint le mouvement des gilets jaunes et on a plutôt interprété ça encore une fois comme l’opposition entre 2 France. Vous n’êtes pas d’accord avec cette vision des choses ?
Non, car par exemple sur le logement c’est pareil. Le désespoir de quelqu’un qui a cru à l’accès à la propriété, et a acheté à crédit un pavillon désormais impossible à revendre parce qu’il est en mauvais état, dans une zone où il n’y a plus d’emploi est le même que celui de l’habitant d’un logement social en banlieue qu’on va déraciner une fois arrivé à l’âge de la retraite sous prétexte qu’il n’a plus d’enfants, et que son mari est mort ou sa femme est morte. Aucun des deux n’est parvenu à créer un capital immobilier qui lui assure une sécurité à la retraite. J’ai travaillé sur ces populations déplacées arrivées à l’âge où justement on aspire à plus de stabilité. Des gens à qui on explique que leur logement social est trop grand pour eux, qu’il vont désormais vivre dans un studio alors qu’ils reçoivent leurs petits-enfants le weekend. Ce n’est pas une lutte de classe, mais un peu quand même. Si on raccorde ça, la campagne et la ville, il y a une classe sociale qui représente tout de même un tiers de la population, et un tiers c’est beaucoup. Il y a 6 millions de logements sociaux en France, et donc 18 millions de personnes qui habitent un logement social, cela représente un tiers des Français. C’est un sujet important

La Preuve par 7, formule une proposition qui est de « de ne pas faire modèle mais de faire école ». Qu’est-ce que cela signifie ?
C’est d’abord parce que je ne suis pas allé à l’école, parce que mon père était contre les modèles. Mais surtout, c’est une façon de reconnaître que le militantisme n’est plus comme avant lorsqu’on était formé par un syndicat ou le parti, et qu’on était encadré par ces structures une fois arrivé aux responsabilités. Comme tout ça n’existe plus, qu’il n’y a plus de parti ce qui n’est pas forcément un mal, il faut trouver un moyen pour donner aux élus la liberté de faire de la politique, et qu’ils ne soient pas aliénés aux procédures. Et c’est peut-être faire école pour leur dire « mettons-nous ensemble ». J’ai voulu mettre en place une école de cadres qui mêlerait université, militantisme, responsables… Pas une école avec un cours sur l’économie le matin et le management l’après-midi… non, juste un cas : un logement, une copropriété dégradée, une expulsion . C’est un peu ce que fait La preuve par 7, il ne s’agit pas de tenter de résoudre une situation que d’autres échouent à régler, mais d’ouvrir la possibilité de se réunir pour faire.

 

 


Raphaël Bourgois

Journaliste