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Benjamin Stora : « La tension entre homogénéité et pluralisme travaille la société algérienne »

Journaliste

Alors que le président Abdelmadjid Tebboune vient de prêter serment, retour avec l’historien Benjamin Stora sur le mouvement politique qui secoue l’Algérie depuis dix mois. Pour comprendre cet événement historique majeur, il souligne l’importance de l’histoire et de la mémoire du nationalisme algérien. Cet entretien est aussi l’occasion de revenir sur l’état de l’espace public français, notamment au regard de l’attaque antisémite dont il a récemment fait l’objet de la part de l’hebdomadaire Valeurs Actuelles.

Il y a tout juste un an, l’historien Benjamin Stora se trouvait à Alger et rien ne lui aurait alors permis d’imaginer que, quelques semaines plus tard seulement, un vaste mouvement politique naitrait à travers tout le pays en opposition au cinquième mandat que s’apprêtait à solliciter Bouteflika. Un mouvement si puissant qu’il a mis à bas, les uns après les autres, les piliers sur lesquels reposait le pouvoir et conduit très rapidement à la démission du président. Dans un ouvrage à paraître fin janvier, Benjamin Stora, spécialiste du nationalisme algérien et de la guerre d’Algérie, reviendra sur cette histoire au présent. Il livre ici ses analyses en avant-première pour AOC. Il évoque aussi son départ du Musée de l’immigration à Paris, dont il a présidé le Conseil d’orientation et revient sur la récente attaque antisémite dont il a fait l’objet, et sur ce que cela dit de l’état du débat public dans notre pays. SB

Un nouveau président vient de prendre ses fonctions en Algérie, après une élection organisée à la suite d’un vaste mouvement politique démarré en février et qui s’est traduit en avril par la démission de Bouteflika. Comment analyser cette séquence ?
Il faut regarder la situation qui prévaut en Algérie depuis le 22 février comme un événement historique majeur. Nous avons affaire à un mouvement profond qui touche l’ensemble des régions, et qui était totalement inimaginable quelques semaines plus tôt. J’étais à Alger, il y a un an, et tout le monde attendait le cinquième mandat de Bouteflika en soulignant la stabilité du régime, son quadrillage puissant de la société à travers ses réseaux clientélistes, à partir des partis politiques constitués par en haut, via l’administration aussi évidemment, avec l’armée toujours au centre du jeu. On avait donc le sentiment d’une lassitude, d’une infinie répétition et, tout à coup, se produit une accélération. Et ce qui m’a alors frappé ce n’est pas tant l’effondrement en lui-même que sa rapidité. Le fait qu’en très peu de temps s’affaisse le clan construit autour de Bouteflika, un régime qu’on pensait stable, sûr, élaboré. Dans la société algérienne, beaucoup avaient pris l’habitude de regarder ce régime comme très sophistiqué, prévoyant, anticipant et calculant, à travers ses services de renseignement… Cette attitude à l’égard du pouvoir et de l’État était très enracinée dans la société algérienne comme d’ailleurs au sein de la diaspora algérienne en France. D’où la surprise lorsqu’en l’espace de deux mois tout est tombé.

Rappelons le fil des événements : comment cela s’est-il passé ?
En premier lieu, le côté historique est entré en crise… C’est le premier domino qui est tombé. Et il intéressant d’observer comment d’autres se sont enchainés, dans quel ordre… La première à donner le signal fut l’Organisation Nationale des Moujahidines, qui dit : « non, ça ne marche l’histoire du cinquième mandat…» Ensuite, ce sont les enfants de martyrs, les enfants de chahid qui ont embrayé. C’est toute la légitimité historique qui se retournait contre le système. Et comme Bouteflika était présenté comme le dernier grand combattant de la guerre d’indépendance, c’est la première légitimité de son clan qui s’effondre, le premier pilier. Et l’on sait qu’en Algérie la question de l’histoire est centrale, décisive. C’est par l’histoire que se légitime le pouvoir, l’État, la Nation, au sens large. Le deuxième élément à entrer en refus, ce fut les partis administratifs, le FLN et le RND, qui ont joué un rôle majeur par la fabrication d’un clientélisme politique, électoral. Ensuite ce fut l’UGTA, c’est-à-dire le syndicat officiel, qui encadrait les revendications sociales et enfin, en dernier lieu, ce fut l’armée… Gaïd Salah est intervenu à la fin du processus de refus. Alors évidemment, pendant que toutes ces institutions signifiaient les unes après les autres leur rejet, dans la rue des manifestations monstres montaient en puissance. Des manifestations parties de la région des Aurès, il est important de le noter car c’est un bastion historique, un lieu déterminant en termes de mémoire pour les Algériens. Et à mesure que ce mouvement populaire prenait conscience de sa force, le mur de peur s’est lézardé.

Quel était ce mur de la peur ?
L’idée que face à ce pouvoir imaginé comme très sophistiqué, capable de tout savoir et anticiper, les gens pouvaient se soupçonner les uns les autres. Il y avait en Algérie un système hérité des années soviétiques qu’il ne faut pas négliger. Cette peur s’est estompée à mesure que toutes les institutions entraient en crise. Avant l’armée ce fut le tour des patrons, par exemple, qui refusaient que l’économie continue à marcher de manière incohérente, dans l’arbitraire… Depuis 2013, Abdelaziz Bouteflika était devenu invisible. Il ne prenait déjà plus de décisions, c’était son frère – ou, disons, le clan constitué autour de son frère – qui prenait les décisions. Boutelfika a démissionné officiellement début avril. Le système clanique en place a été balayé en deux mois. Le socle a disparu et cela a donné de la force au mouvement, de l’espoir, de l’enthousiasme, et de la solidité aussi. Le pouvoir a aussi joué de la peur d’un possible retour de la guerre sanglante livrée entre l’armée et groupes islamistes dans les années 1990. Cette peur de la tragédie sanglante, sans cesse évoquée, a, elle aussi, été surmontée. Et les manifestations sont toujours pacifiques.

Mais qu’est-ce qui a fait tenir ensemble ce mouvement, l’objectif de cette démission ?
Le désir de liberté soudait tout le monde. L’idée qu’on a le droit d’être un pays libre. Puis sont apparues des revendications qui allaient dans le sens de la réappropriation de l’histoire, c’est-à-dire, d’abord, la question de l’indépendance, de « l’indépendance confisquée » pour reprendre le beau titre du livre de Ferhat Abbas sorti en 1984. La première impulsion consistait à revenir à l’été 62 pour reprendre et poursuivre la marche à l’indépendance. Mais la question de l’indépendance ne permet pas à elle seule de comprendre ce qui s’est passé. Un autre élément historique est intervenu qui travaille en profondeur la mémoire algérienne, c’est celle de la séparation du politique et du militaire. Cela renvoie à des faits survenus pendant la guerre d’indépendance. A savoir comment parvenir à un État civil. Cela renvoie à la question du cours de la guerre, qui seule permet de comprendre comment la confiscation du pouvoir par une fraction de l’armée en constitution fut possible. On ne peut pas se contenter de dire qu’il y a eu 1962, et qu’ensuite est arrivé le coup d’État militaire de 1965 de Boumédiène… Ce à quoi renvoyait le mouvement au printemps dernier c’était aussi à l’histoire de la guerre. On le voyait à travers des slogans et des portraits brandis. Les manifestants se demandaient ouvertement ce qui s’est passé pendant la guerre, comment s’est opérée la militarisation du mouvement nationaliste. Car les jeux étaient faits avant l’indépendance. C’est ce qui permet d’expliquer le retour dans les manifestations comme dans les conversations de la figure de Larbi Ben M’hidi. Un film sur ce militant politique et fondateur du FLN a été interdit par le pouvoir algérien avant le 22 février. Un film de fiction qui n’a jamais été diffusé parce qu’il montrait comment celui qui sera assassiné par les parachutistes français pendant la bataille d’Alger était en désaccord avec la manière dont la guerre était politiquement conduite. Le film montrait surtout des discussions politiques sur la façon de conduire la guerre, les interrogations de Ben M’hidi sur le fait de donner tout le pouvoir à ceux qui avaient les armes. Et les portraits de Ben M’hidi ont été parmi les plus brandis à partir du 22 février dernier.

Mais il faut être très au courant de l’histoire de la guerre d’Algérie pour saisir l’importance de tels symboles…
Oui, et par parenthèse, on voit qu’il y a deux histoires de la guerre, l’histoire française et l’histoire algérienne – en France, on ne connait pas les figures algériennes, la place de chacune dans cette histoire… Dans l’histoire algérienne, cette question de la militarisation du nationalisme est demeurée présente. On sait que tous les leaders politiques ont été écartés où assassinés. C’est une question importante. La distinction civil et militaire ne recoupe pas seulement celle qui oppose les maquis à l’armée des frontières, l’intérieur à l’extérieur. La vraie division s’opère sur la question du militaro-politique. Et elle ressurgit depuis février : comment faire Nation en passant par le politique, et non par le militaire ?

Mais comment expliquer la vivacité de cette mémoire politique, plus de cinquante après l’indépendance, notamment parmi les jeunes mobilisés dans ce mouvement ? Comment s’est transmise cette mémoire politique ? Par l’école ?
Cette mémoire est passée par de multiples canaux. Elle est extraordinairement vive. Tout simplement parce que l’Algérie ne cesse de chercher à faire Nation. C’est un pays en constante réflexion sur son histoire. N’oublions pas, même si cela peut paraître très ancien, que la présence française y a duré 132 ans ! Presque un siècle et demi de relégation de tous les groupes intermédiaires culturels, religieux, politiques, anthropologiques, paysans, etc.

Il fallait donc tout reconstruire et produire une Nation…
Voilà. Et qui pouvait produire la nation ? L’organisation politique. Ce fut d’abord l’Étoile nord-africaine, puis le Parti du Peuple Algérien, le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, puis la guerre FLN / MNA et la militarisation du mouvement nationaliste… Mais c’est par la politique, par le haut que se fabrique la nation. C’est d’ailleurs en partie reçu en héritage du jacobinisme français… Pour faire Nation face au système colonial, il faut un instrument suffisamment unifié, solide, homogène et capable de faire contrepoids à l’État français, un État colonial très puissant. D’où la nécessité de combattre toute divergence, toute fissure, toute division qui pourrait s’insinuer. La construction progressive du nationalisme algérien, que j’ai longtemps étudié, prend la forme d’une recherche d’homogénéité, et de rapports de force, pour sortir du statu quo, contre un État colonial surpuissant. La confiscation du pouvoir qu’implique la militarisation découle de ce processus. C’est la difficulté en Algérie : comment concilier le besoin d’homogénéisation nationale avec une indispensable différenciation démocratique. C’est l’équation à résoudre pour le mouvement aujourd’hui : à la fois faire nation, c’est-à-dire homogénéiser , mais aussi respecter le politique, le pluralisme, et les minorités.

Devenir pluraliste…
Oui, et c’est très difficile. Cette tension entre homogénéité et pluralisme travaille la société algérienne depuis toujours. Depuis « la crise berbériste » de 1949 au moins. Sur ce sujet, il faut voir aussi ce qui se passe dans le Sud, avec le Touaregs… L’Algérie, c’est presque comme un empire, un territoire gigantesque, avec des communautés très différentes les unes des autres, des langues distinctes. D’où la recherche permanente d’homogénéité. Tout ce que Pierre Bourdieu a d’ailleurs très bien expliqué dans Sociologie de l’Algérie. Et si la France a pu maintenir sa présence sur un territoire aussi vaste, c’est en jouant sur ces divisions et en apparaissant comme le seul facteur d’homogénéité centrale face à cet immense puzzle qu’elle empêchait de se constituer. Le nationalisme algérien s’est précisément développé pour tenter d’assembler ce puzzle, de construire une nation. C’est la raison pour laquelle les Algériens sont très nationalistes.

Mais comment s’est transmise cette mémoire historique au fil des générations ?
C’est complexe, il existe plusieurs strates mémorielles. Mais sans doute faut-il commencer par évoquer l’école qui, certes, transmet une histoire mythologisée – comme d’ailleurs tous les récits nationaux, quel que soit le pays, avec des héros et des silences. L’école algérienne a transmis l’histoire de la nécessaire indépendance face à la « nuit coloniale ». Cette histoire ne correspondait pas à une réalité historique pluraliste, elle visait à homogénéiser la Nation, et donc procédait par reconstruction et occultation. Mais il ne faut pas oublier non plus le rôle des familles dans la transmission de cette mémoire historique. Dans les familles, se transmettait les récits sur les responsables nationalistes… La politique se faisait beaucoup via les réseaux familiaux, des réseaux très élargis et très puissants. C’est par là qu’on sait qui est qui et qui fait quoi, que l’histoire orale se perpétue. Et puis il y a le rôle de la diaspora algérienne en France. Il y a deux à trois millions d’Algériens qui vivent en France, c’est considérable. Il y a les livres publiés en France qui circulent en Algérie, ceux de Mohamed Harbi par exemple, comme « Aux origines du FLN » publié en 1975, « Le FLN, mirage et réalités » en 1980. Mon livre sur Messali Hadj, publié pour la première fois en1982, n’est entré officiellement en Algérie qu’en 2000 mais a circulé largement bien avant, et puis mon « Dictionnaire biographique des six cents militants du nationalisme algérien » publié en 1985, qui permet de connaître, reconstituer la mémoire des réseaux nationalistes…

Les liens avec la diaspora ont donc joué un rôle très fort…
Oui, et puis à partir des années 1990-2000, les paraboles se sont multipliées et internet est apparu. L’État ne pouvait dès lors plus conserver le monopole d’une histoire officielle, elle se fissurait à tous les échelons. Le pouvoir a été obligé de colmater. Bouteflika, qui est très décrié aujourd’hui, a joué un rôle important. En 1999, quand il arrive au pouvoir, il décide, par exemple, de de donner le nom de Messali Hadj à l’aéroport de Tlemcen. Ça a suscité des oppositions de la part des anciens du FLN qui étaient en désaccord. Ensuite, il est allé à Constantine où il a fait un discours sur les Juifs d’Algérie, affirmant qu’ils ont toujours fait partie de cette histoire. Là encore vives réactions. C’est difficile de re- fabriquer cette histoire tellement imbriquée dans la mémoire.  C’est comme la corruption : on dit qu’on veut la combattre mais elle est tellement imbriquée dans le fonctionnement de l’économie, elle en est même quelquefois le moteur, que c’est très difficile en fait.

La question de la liberté, et ces questions mémorielles apparaissent donc décisives pour comprendre le mouvement démarré en février dernier. Mais qu’en est-il de la question sociale, de l’économie justement ?
Si l’on ne veut pas simplement adopter une posture d’approbation aveugle de ce mouvement, il faut reconnaître les problèmes qu’il pose. Et commencer, par exemple, par remarquer que l’effondrement du clan Bouteflika a entraîné des conséquences économiques très fortes pour l’Algérie, qui traverse actuellement une crise économique très rude. Et dont on ne parle pas beaucoup. Beaucoup d’entreprises ont fermé, des milliers de travailleurs sont au chômage, l’économie algérienne n’est absolument pas compétitive sur le marché international ni même sur le marché méditerranéen. L’agriculture est en difficulté. De manière générale, il s’agit, d’une économie rentière qui dépend essentiellement des hydrocarbures. On sait tout ça bien sûr mais ça n’a pas changé. Les vingt ans de Bouteflika n’ont pas modifié la donne. L’Algérie est toujours dans cette grande dépendance aux hydrocarbures. On parle depuis février beaucoup de liberté, de politique, de constituante mais personne ne se pose la question du modèle économique possible pour le pays. Doit-il se diriger vers une économie de marché ? S’adapter au marché international ? Comment attirer les investisseurs étrangers ? Quel type de partenariat nouer avec l’Europe ? Faut-il ouvrir les frontières avec le Maroc ? Construire, ou plutôt reconstruire l’Union du Maghreb arabe ? On m’objectera que la question centrale est celle du politique, de la réappropriation du politique par rapport aux militaires. Et c’est vrai. Mais 40 millions d’habitants vivent dans un environnement international très dur, de néolibéralisme, de compétition rude… On ne peut pas s’abstraire de ce type de réflexion, notamment si on veut combattre réellement ce qu’on appelle la « corruption ».

On trouve au sein du mouvement, des gens de statuts économiques et sociaux très divers…
Le mouvement est interclassiste, avec des fonctionnaires, à l’image d’un pays dans lequel l’appareil d’État est considérable. Les fonctionnaires étaient assez largement contre l’élection, ce qui traduit bien l’affaiblissement du système clientéliste classique. Le réseau de l’État ne fonctionne plus comme avant. On trouve aussi la jeunesse solarisée, des professions libérales parmi les participants au mouvement, des intellectuels, des hospitaliers, des enseignants, qui tous avaient fait grève avant la chute de Bouteflika. Deux avant la naissance du mouvement, on avait assisté à de grandes grèves dans les hôpitaux. Des milliers de gens expliquaient qu’on mourrait dans les hôpitaux algériens alors que les dirigeants allaient, eux, se faire soigner en Europe. Mais ce qui a soudé cette fois l’ensemble des manifestants très divers, c’est la question politique des libertés. Ce n’est pas encore la question sociale. Elle n’est pas encore sur le devant de la scène, mais elle y arrivera. Que va-t-il se passer sur le plan social ? On ne sait pas encore.

Que penser alors de l’élection présidentielle qui vient de se dérouler ?
C’est un peu un remake de l’année 1999 lorsque Bouteflika s’était présenté aux forceps comme le candidat de l’Armée… À l’époque, les cinq autres candidats s’étaient retirés. Cela ressemble dans la mesure où l’on a le sentiment que les militaires acceptent de se retirer du devant de la scène. Mais nous ne sommes plus en 1999. La société a profondément changé. Le clientélisme y est beaucoup plus faible, les gens sont nettement plus informés, les discours officiels de l’État s’en trouvent affaiblis… Le problème désormais sera celui de la faible légitimité du pouvoir : va-t-il ou non tenter de renforcer son assise en prenant des mesures sociales et politiques ? D’un autre côté, le mouvement de contestation ne peut pas se contenter de parier sur sa dynamique. A un moment il lui faut s’organiser, faire de la politique, créer des partis… On ne peut pas en faire l’économie. Tout dépendra donc de la manière dont le mouvement va réagir et des mesures que le pouvoir va ou non prendre. Peut-être va-t-il libérer des détenus d’opinion, ceux qui ont été arrêtés pendant les manifestations parce que portant des drapeaux amazigh… Et de l’autre côté, le mouvement de protestation sera-t-il en mesure de faire émerger des dirigeants politiques ? Pour le moment ils disent ne pas vouloir négocier avec le pouvoir. Cela signifie se trouver, de fait, dans une situation de double pouvoir.  Mais alors il faut créer des comités, élire des représentants, constituer un contre-pouvoir, des commissions permanentes. Or, pour l’instant, on ne voit pas de projet politique alternatif, dans une construction de structures représentatives.

À suivre de très près donc… J’aimerais revenir en France pour évoquer la Cité le Musée de l’immigration dont vous avez choisi de quitter très récemment la présidence. Pourquoi ?
J’ai choisi de ne pas solliciter de troisième mandat, parce qu’à 69 ans, je voulais passer à autre chose. Quand je suis arrivé à la présidence, mon objectif était de faire connaître davantage ce lieu, et je pense que nous y sommes parvenus. Et puis le Président de la République, François Hollande est enfin venu l’inaugurer officiellement, et cela a jeté une lumière extraordinaire. Par la suite on y a organisé des grands moments de solidarité avec les réfugiés en 2015, et toute une série de rencontres avec des intellectuels importants qu’il fallait faire venir pour faire de ce lieu un lieu de débat. J’ai donc eu des débats sur les frontières avec Régis Debray, sur la mémoire coloniale et l’immigration coloniale avec Pierre Nora, avec Michel Wieviorka sur le racisme… Nous avons créé un festival contre le racisme, accueilli des jeunes créateurs en exil… Monté des expositions qui ont remporté un vif succès public comme celle consacrée à l’immigration italienne, ou à l’histoire des immigrations comparées entre Paris et Londres Beaucoup de choses. J’ai demandé à Patrick Boucheron et Romain Bertrand de produire un rapport sur le musée qui vient d’être publié, après deux ans de mission. Nous nous sommes très bien entendus. Et je suis satisfait, avec Mercédes Erra qui est la présidente du conseil d’administration, d’avoir fait connaître ce musée dans la société française traversée de vents mauvais à l’égard des étrangers. Maintenant ce n’est pas avec un seul musée que l’on peut inverser le regard des Français sur l’immigration ! Et ce regard s’est malheureusement aggravé durant ces années parce qu’il s’est produit un événement dramatique: les attentats terroristes en 2015. Et qu’au même moment, on assistait à un afflux de réfugiés en Europe. Comment faire avec la concomitance de ces deux événements ? Le Musée a essayé des initiatives, organisé des tables-rondes. Mais la politique publique, celle qui doit combattre les stéréotypes, le racisme, l’islamophobie, c’est une politique d’État, qui doit aussi poursuivre une politique d’hospitalité, d’intégration. Cela ne peut être le fait d’un simple lieu. Même si ce Musée est une nécessité, un lieu unique en Europe où il n’y a pas d’autre musée de l’immigration. Y aura t-il une volonté politique d’Emmanuel Macron de faire en sorte que ce lieu se développe ? Je l’espère.

Vous parliez à l’instant de racisme, d’antisémitisme. Nous vivons actuellement en France dans une ambiance très particulière de ce point de vue. Pour preuve, par exemple, les attaques dont vous avez été l’objet dans un article de Valeurs actuelles… Attaques qui ont d’ailleurs suscité la réaction vive d’une grande partie du monde intellectuel, vous apportant son soutien. Comment observez-vous et vivez-vous cette montée en puissance de l’antisémitisme et du racisme ?
Ma génération a grandi avec la conviction inébranlable que nous avions une mission : encourager le progrès, montrer la voie vers une nouvelle forme d’humanité, empêcher les guerres meurtrières livrées au nom de l’argent et de la supériorité de peuples sur d’autres peuples. Or, ce que j’observe en vieillissant, c’est qu’être pour le progrès, ou être anti-raciste ne semble plus aller de soi. Dans ma jeunesse, et jusqu’à récemment, on était anti-racistes, militant contre l’esclavage, contre le système colonial. C’était de l’ordre de l’évidence. Toutes ces évidences entrent en crise sous mes yeux. Des auteurs soutiennent que le système colonial, eh bien, dans le fond, çela se discute, qu’il y a du bon et du mauvais… On l’a bien vu avec la loi de 2005 sur « la mission civilisatrice de la France » au temps des colonies. On lit qu’il faut faire attention à l’anti-racisme parce que…  cela fabrique du racisme, et donc qu’il ne faudrait pas trop être anti-raciste. Des piliers simples, qui soutenaient une pensée à la fois politique, culturelle, humanitaire s’effritent, voire s’effondrent. Être ringard, démodé aujourd’hui ce serait être anti-raciste, anti-fasciste, ou anti-colonialiste. C’est dans cette ligne d’une « nouvelle modernité » que des journaux comme Valeurs actuelles se situent. C’est un phénomène déjà ancien mais jusqu’à présent certains verrous tenaient encore assez bien, et notamment la question de la Shoah et de l’antisémitisme. Désormais ces verrous commencent à sauter. Dans l’article qui m’était consacré dans ce hors-série sur « L’Algérie française » de Valeurs actuelles, le rédacteur, de manière inconsciente sans doute, sombre dans les vieux clichés de l’antisémitisme, en réutilisant la grammaire, les mots de périodes que l’on croyait définitivement disparues.  On s’en prend à mon physique, en expliquant que j’ai grossi à mesure que j’ai occupé des positions dans la société ; que j’évolue sans cesse dans l’ombre des puissants, et que je suis incapable de comprendre la nature de « l’identité française ».…

On retrouve ce que Pierre Birnbaum a mis en évidence à propos du début du siècle ou des années 1930…
Oui, d’une certaine manière. Je n’ai réagi que très tard à cet article. Je me disais qu’il fallait que personne n’en parle. Ma réaction initiale c’était de me dire que « non ce n’était pas possible un truc pareil en France en 2019 ». D’où ma sidération. J’ai ensuite décidé d’écrire un petit texte sur mon blog. Mon réveil a pris du temps, il est symptomatique de l’état dans lequel nous sommes aujourd’hui. Une situation dans laquelle être anti-raciste serait anormal, dans laquelle le système colonial « c’est plus compliqué»… Voilà le mot à la mode : « compliqué ».

Un certain nombre de gens cherchent délibérément à entretenir des formes de confusion, en brouillant des principes qui devraient demeurer clairs et simples…
Le confusionnisme politique déconstruit toutes les choses qui nous paraissent évidentes : la défense des droits de l’homme, le combat pour la citoyenneté, l’anti-racisme, des principes constitutifs de l’identité politique démocratique. À cela on peut trouver de nombreuses explications : l’effondrement de la gauche, la crise des partis politiques, le rôle des médias, ces journaux qui retournent le vocabulaire traditionnel de la gauche pour tenter de la détruire, qui subtilisent ses mots pour leur faire dire l’inverse…. Nous avons besoin d’analyser et de comprendre ce qui se passe, de sortir de notre sidération.

L’un des problèmes étant que la droite ou l’extrême droite n’a pas l’apanage de ces méthodes… Il y a vingt ans déjà Hubert Vedrine n’hésitait pas à parler des droits-de-l’hommistes, utilisant un vocable forgé par le Front national…
Cela fait longtemps qu’une modification s’est opérée Que  l’on assiste à un affaissement des évidences qui relevait d’une forme de progrès de l’humanité, de revendication de davantage de droits, d’égalité. Tout cela paraissait construit de manière évidente, et sans retour possible en arrière. Nous sommes précisément en train d’assister à ce retour en arrière, à cette réaction – c’est le mot. Mais j’aimerais donner une note d’optimisme quand même. Très souvent j’entendais dire autour de moi que l’extrême droite était en train de conquérir l’hégémonie culturelle. L’histoire qui vient de m’arriver avec cet article me fait relativiser les choses : ils en sont loin de l’hégémonie culturelle ! J’ai confiance, je suis optimiste dans cette France républicaine. Quand je vois 300 personnes de l’École des Hautes Études qui signent une pétition en quelques jours pour me soutenir, et puis des médecins, des étudiants, des syndicalistes, je me dis que ce grand « retournement » idéologique n’est pas encore là.

Espérons-le !  Mais il y a aussi de très sérieux motifs d’inquiétude. Notamment lorsqu’on observe comment l’espace public se trouve reconfiguré par les modèles économiques des médias, la course au clic mais aussi au buzz, au clash. Prenons la question de l’islamophobie et la récente manifestation. On a l’impression de devoir être sommé de choisir son camp entre le Printemps républicain d’un côté et le Parti des indigènes de la République de l’autre… C’est une infernale tenaille.
Oui, c’est une tenaille infernale qui est le produit d’une société du spectacle, où l’effet d’émotion immédiat l’emporte sur la réflexion rationnelle. A ce propos, on pourrait évoquer le débat autour de la manifestation du 10 novembre contre l’islamophobie. Si le racisme anti musulman est incontestable, il faut bien mesurer comment il est asséné, et perçu. Pour le combattre, il faut connaître l’origine des discours de haine, les contre-discours à base de religiosité, et les différenciations qui existent au sein de ce que l’on nome par commodité, « la communauté musulmane ». Ainsi, il est possible de constater que les Etats, comme le Maroc, l’Algérie ou la Turquie, dont sont originaires les nombreux musulmans qui vivent en France, n’ont pas appelé à ces manifestations. Il y a également une différenciation sociale, culturelle, une différenciation historique dans les arrivées d’immigration. Celui qui est aujourd’hui en France depuis dix ans, qui a quitté l’Algérie de la guerre civile des années 90, ce n’est pas l’Algérien qui est arrivé dans les années 30, ou celui qui est arrivé dans les années 70. Les vagues d’immigration, d’installation, d’intégration, de progression à l’intérieur de la société française, conduisent à des comportements différents. La façon de s’adresser à ces histoires différentes, à ces groupes particuliers de mémoire doit être prise en compte pour combattre efficacement le racisme, en particulier anti-musulman. Ne pas faire cet effort intellectuel et politique, en s’adressant à des musulmans comme un tout homogène, peut aussi expliquer le faible nombre de manifestants le 10 novembre, 15 000 personnes, alors que deux millions de personnes de religion, ou de tradition musulmane, vivent à Paris et en région parisienne.

Benjamin Stora va publier le 20 janvier prochain Retours d’Histoire. L’Algérie après Bouteflika, aux éditions Bayard


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC