Katharina Pistor : « Les inégalités découlent des privilèges juridiques des détenteurs de capitaux »
Ce sont surtout les économistes qui ont été sommés d’expliquer la crise de 2008. Et si certains des travaux qu’ils ont produit pour comprendre ce qui s’était passé se sont révélés intéressants, ils n’en sont pas moins très insuffisants. La contribution des sociologues ou des historiens s’avère aussi décisive. Mais celle, autrement plus rare, des juristes tout autant. C’est en juriste, que Katharina Pistor, professeure à Columbia University, s’est très tôt penchée sur cette crise afin de tenter une théorisation juridique de la finance. On lui doit un article majeur à ce sujet publié dès 2013 dans le Journal of Comparative Economics et, surtout, cette année un livre qui fera date (et devrait absolument être traduit en français) The Code of capital, dans lequel elle montre comment le droit a rendu possible historiquement l’invention et le développement des marchés financiers à l’échelle de la planète. SB
Comment en êtes-vous venue à considérer le capital comme un code ?
Cela a commencé avec la crise financière mondiale de 2008. Une crise qui a souligné combien nous manquions du cadre théorique adéquat pour analyser le système financier qui venait de s’effondrer sous nos yeux. Sans un tel cadre il est bien entendu impossible de réguler ou de gouverner de manière efficace. Avec un groupe de collègues de différentes disciplines, je me suis embarquée dans un projet qui visait à re-théoriser la finance. De cette initiative a émergé ce que nous avons appelé la Legal Theory of Finance (LTF), une théorie qui pose que les systèmes financiers contemporains sont des créatures du droit. La finance repose sur des engagements juridiques crédibles qui peuvent être appliqués à un certain moment et un certain endroit. Sans de tels engagements, la finance n’aurait jamais pu se développer à l’échelle mondiale. Un regard un peu attentif révèle que mêmes les choses financières les plus complexes, par exemple les produits dérivés reposent sur des institutions juridiques qui existent depuis des siècles. J’étais curieuse de comprendre le travail que ces institutions avaient accompli au fil du temps – et j’ai découvert qu’elles avaient aussi joué un rôle clé pour des autres types de capitaux que les capitaux financiers, pour la terre, les entreprises, et les savoir-faire.
Mais que voulez-vous dire par code ? S’agit-il d’une analogie avec le code génétique ou le code informatique ?
Ce que je désigne de la sorte c’est le code juridique qui fait en sorte que certaines revendications et certains objets sont en mesure de créer de la richesse. Ce n’est pas du tout le code au sens du code civil ou du code du commerce… Et les meilleures analogies sont en effet à chercher du côté du code génétique et du code informatique. Sans codification juridique, un terrain n’est que cela : un morceau de la terre. Le code du capital comprend un ensemble de modules, parmi lesquels le contrat, la propriété, le droit civil, celui de la faillite… Ils confèrent des attributs décisifs comme la priorité, la durabilité, la convertibilité et l’universalité qui donnent à ces biens un avantage comparatif à l’égard des autres. La priorité permet de classer les prétentions et de créer des droits forts par opposition à des droits faibles. La durabilité permet d’étendre dans le temps ces droits. La convertibilité offre à celui qui détient la chose la possibilité de la convertir en une chose plus sûre, comme par exemple le cash. Trouver une personne prête à offrir du cash alors que le prix des choses baisse est décisif pour sécuriser des gains antérieurs. Et, enfin, l’universalité signifie que chacun des attributs précédents peuvent être opposés à toute personne, et si besoin en s’appuyant sur le pouvoir coercitif de l’Etat. C’était là l’essence même du droit absolu de propriété défendu par la Révolution française. Ces privilèges juridiques ne lient pas seulement ceux qui sont parties prenantes à l’accord, qui ont contracté mais aussi toutes celles qui ne sont pas parties prenantes, parce qu’une fois l’accord reconnu comme légal, l’Etat peut l’opposer à l’ensemble du monde.
Vous êtes professeure de droit, en quoi cela implique-t-il un regard différent sur la finance, notamment de celui porté par les économistes ?
Les économistes ont tendance à regarder le produit final, à s’intéresser à la soupe mais pas aux ingrédients qui la composent… Trop de choses vont de soi pour eux. Ils partent du principe, par exemple, qu’une fois définis les droits de propriété ne changent jamais. Mais la soupe juridique des droits de propriété est autrement plus complexe… Les droits de propriété ne sont pas seulement définis une fois pour toutes, ils sont en permanence recréés, redéfinis et transposés pour de nouvelles catégories de choses. Dans mon livre, j’utilise l’expression « frapper » le capital pour désigner la production de nouveaux droits de propriété et de droits légaux similaires dans la recherche du rendement et, en fin de compte, du capital. Le fait que le droit n’est pas statique mais malléable et que le changement est souvent introduit de manière très décentralisée par les juristes transactionnels a des implications importantes pour la réflexion sur le fonctionnement des marchés. Les marchés ne se contentent pas d’attribuer des droits de propriété ; de nouveaux marchés sont créés par l’invention de nouvelles choses qui produisent de la richesse en droit. L’accès à des avocats et à des stratégies de codage juridique est une ressource essentielle pour accumuler de la richesse.
Par exemple, un titre adossé à une hypothèque n’est pas une « chose » ; il s’agit d’un ensemble complexe de droits juridiques qui sont détaillés dans des documents juridiques qui font des centaines de pages. Les traders lisent rarement ces documents, mais se fient plutôt aux agences de notation, et ces clauses juridiques essentielles entrent dans le processus de notation. Et ces clauses juridiques prennent tout leur sens en temps de crise, lorsque les détenteurs sortent la documentation juridique et insistent sur l’application de leurs droits. Le problème est que si tous font valoir leurs droits en même temps, ils mettront tout le système à genoux. Les investisseurs s’en remettent souvent à la promesse d’une sécurité juridique, ignorant que la loi ne peut pas faire grand-chose si le débiteur n’a plus de biens de valeur.
Bref, la finance n’est pas plate, mais profondément structurée. Ces structures sont souvent ignorées jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Or, les structures juridiques sont essentielles pour inciter les investisseurs à acheter des choses, c’est-à-dire des promesses de flux de trésorerie futurs, sur un marché anonyme sans jamais avoir rencontré le débiteur ou l’émetteur de ces choses ni avoir développé une relation de confiance personnelle avec le courtier ou l’intermédiaire concerné. Lorsque les investisseurs réalisent enfin que la sécurité juridique ne les protégera pas du malheur, ils commencent à se diriger vers la sortie. L’insolvabilité est le « test de la chose » pour la qualité des droits légaux qui ont été créés antérieurement ; c’est aussi le lieu où se révèle la hiérarchie des droits légaux qui structure la finance.
Le droit est donc trop souvent négligé pour comprendre la financiarisation du monde ?
Je partage la définition de Greta Krippner de la financiarisation comme le « modèle d’accumulation dans lequel les profits sont réalisés de plus en plus par les canaux financiers plutôt que par le commerce et la production de marchandises ». Nous savons tous ce que l’on entend par générer des profits par le commerce ou la production. Lorsque les marchandises sont vendues à des acheteurs qui les valorisent davantage que le vendeur, ce dernier réalise un certain profit. Et lorsque la combinaison du travail et du capital produit des biens que le(s) propriétaire(s) d’une entreprise peut (peuvent) vendre à un prix plus élevé que les coûts de production, eux aussi réalisent un profit.
Ce que l’on entend par « canal financier » est peut-être moins évident, mais un examen plus approfondi du codage juridique des créances financières est utile. Contrairement à la terre ou à une machine, ces biens immatériels n’existent pas à l’extérieur, mais sont des créatures de la loi. Chaque actif financier est au fond une simple promesse de payer un montant à une date ultérieure. Avec le bon codage juridique, il peut être transformé en créance exécutoire. Cette réclamation peut être encore mieux camouflée en l’adossant à un autre bien, tel qu’une hypothèque. Si le débiteur est en défaut de paiement du prêt, le créancier peut alors saisir la maison du débiteur et régler sa créance à même le produit de la vente.
A l’étape suivante, le prêt garanti par l’hypothèque peut être transformé en un actif négociable, tel qu’un MBS. Le premier créancier n’assume plus le risque pendant toute la durée du prêt, mais peut le transférer à d’autres ; et le produit de la vente de cet « actif » lui permet de générer davantage de prêts, et ainsi de suite. En fait, le créancier peut contracter des milliers d’hypothèques, les reconditionner en titres et les vendre à des investisseurs. Pour s’assurer qu’il y a suffisamment d’acheteurs consentants de ces actifs, le créancier peut souhaiter séparer le pool de titres adossés à des actifs de son propre risque de défaillance. Il peut utiliser un trust ou une société à cette fin. Les actifs sont désormais détenus par une entité juridique différente. Les investisseurs n’ont plus qu’à s’inquiéter des flux de trésorerie que peut générer le pool global, par exemple, le prix qu’une maison moyenne pourrait obtenir en cas de défaut de paiement du débiteur sur le prêt. Ensuite, différents investisseurs peuvent avoir des appétits différents pour le risque et certains investisseurs peuvent être confrontés à des exigences réglementaires qui les empêchent d’acheter des actifs qui sont trop risqués. Encore une fois, l’ingénierie juridique peut résoudre le problème. La technique qui a été mise au point à cette fin est appelée « tranchage ». Comme le suggère le sens de ce mot français, il s’agit de couper et de trancher, non pas un rôti de bœuf, mais les flux de trésorerie futurs que généreront les actifs dans le pool. En structurant des créances avec des droits différents, ils peuvent créer des actifs qui répondent aux exigences de différents types de créanciers : ceux qui préfèrent la sécurité et ceux qui aiment le risque et les rendements plus élevés qu’il crée.
C’est ainsi, en résumé, que le marché des prêts hypothécaires titrisés s’est développé une fois que le secteur privé l’a découvert à la fin des années 1970 et a créé de plus en plus de niveaux de créances contre des créances. Le résultat est un système financier incroyablement complexe qui a été empilé sur ce qui, en fin de compte, est une chose plutôt simple : un prêt contre un propriétaire de maison garanti par une hypothèque. A chaque étape, des frais sont générés et des structures juridiques supplémentaires sont insérées qui rendent l’achat de ces actifs plus attractif pour les investisseurs. L’ensemble du système repose sur la promesse de récolter des bénéfices en créant de plus en plus de couches de structures juridiques qui facilitent la diversification des risques et donnent de meilleurs droits que d’autres. C’est un système qui se nourrit de lui-même, qui génère des profits sans créer de nouveaux produits ou ajouter des innovations qui vont changer ou améliorer le monde.
Bref, la financiarisation est un produit de la structuration juridique de la finance ; c’est un phénomène mondial, car les règles juridiques garantissent que les actifs créés dans une juridiction seront exécutés dans une autre.
Quand ce processus global a-t-il commencé ?
La mondialisation financière a véritablement commencé à la fin des années 1970. Le système de Bretton Woods qui a été créé après la Seconde Guerre mondiale s’est construit autour de l’étalon-or. Le dollar américain a été rattaché à l’or et toutes les autres grandes monnaies (le franc français, la livre sterling, le deutschemark et le yen japonais) ont été rattachées au dollar. Lorsque les États-Unis ont abandonné l’étalon-or en 1971 et laissé flotter le dollar, cela a déclenché une transformation majeure de la finance mondiale. Le système de Bretton Woods reposait sur le contrôle des capitaux. Ce n’est qu’avec des contrôles efficaces des capitaux que les banques centrales des principales économies pourront gérer l’ancrage au dollar. Une fois que non seulement le dollar a été autorisé à flotter, mais que d’autres devises ont suivi, les contrôles des capitaux ont été supprimés. Cela a créé un environnement beaucoup plus concurrentiel pour les services financiers et la recherche de rendements plus élevés. Certains intermédiaires ont prêté de l’argent aux marchés émergents, ouvrant la voie à la crise de la dette en Amérique latine et dans les autres marchés émergents des années 1980 et 1990. D’autres ont découvert les pouvoirs de la finance structurée : utiliser la loi pour concevoir de nouveaux produits, créer une protection juridique contre le risque et transférer le risque des émetteurs aux investisseurs et aux traders financiers. Ils nous ont donné des titres adossés à des produits, des titres garantis par des créances et des swaps sur défaillance, qui sont les produits clés au cœur du système bancaire parallèle.
Les choses ont changé rapidement depuis les années 1970, comment et pourquoi ?
La combinaison de la libre circulation des capitaux, d’une concurrence accrue et d’un droit plus sophistiqué a permis de créer un système financier qui a échappé à bon nombre des mesures de protection mises en place par les régulateurs financiers. Les opérations bancaires en dehors des banques réglementées constituent un système bancaire « parallèle » – toujours présent et qui continue même de s’étendre.
Comme je l’ai dit plus tôt, les « assets » financiers sont des promesses légales de flux de trésorerie futurs. Les créanciers peuvent attendre que les débiteurs respectent cette promesse à la date convenue. Sinon, ils peuvent trouver des moyens de réaliser des rendements en réorganisant leurs demandes d’indemnisation de la manière décrite ci-dessus. mesure que l’offre de crédit augmente, le coût de la dette diminue. De plus en plus de gens auront recours au financement par emprunt et de plus en plus de créanciers financeront des projets même s’ils savent que le débiteur pourrait ne pas être en mesure de payer à temps. Tant que le marché est suffisamment liquide, le débiteur pourra toujours se refinancer. Le problème, bien sûr, c’est que le marché n’est pas toujours liquide et que la liquidité, c’est-à-dire l’accès au refinancement, se tarit du jour au lendemain lorsque trop d’investisseurs refusent d’accorder à un débiteur une autre ligne de vie.
L’économiste Hyman Minsky a fait valoir il y a des décennies que les systèmes financiers sont fondamentalement instables et que la concurrence poussera les systèmes financiers à prendre toujours plus de risques. Plus le système s’appuie sur le refinancement, plus il devient fragile. Minsky n’a pas vécu assez longtemps pour être témoin de la complexité du système financier actuel, mais il n’aurait pas été surpris de voir que la mondialisation financière amplifiait les mécanismes de déstabilisation de la finance qu’il avait décrits pour les États-Unis.
En France, le droit est très lié à l’Etat et donc à une approche « bottom down ». Pourtant vous montrez que le droit échappe largement aux Etats, qu’il est créé à un niveau assez horizontal. Comment ?
Le droit privé est au cœur de tous les systèmes juridiques occidentaux ; c’est le cas de la France comme de l’Allemagne, de l’Angleterre, des Etats-Unis et de bien d’autres pays. La promulgation du Code civil français en 1804 fut une réalisation majeure et un sous-produit important de la Révolution. Elle supprime les vestiges du féodalisme et crée de nouveaux titulaires de droits : citoyens et personnes morales. Elle définit la propriété non plus comme un ensemble de privilèges aristocratiques, mais comme des droits absolus que les personnes physiques ou morales peuvent avoir par rapport à un objet spécifique. Et elle a précisé les règles de passation des contrats relatifs à ces actifs et à leur héritage.
Certaines dispositions du Code civil sont obligatoires, mais beaucoup sont facultatives. Le droit privé est un droit horizontal ; il donne aux parties privées le pouvoir de se prévaloir des pouvoirs coercitifs de l’État dans la gestion de leurs affaires privées.
On peut considérer les États-nations modernes comme l’organisation juridique des pouvoirs centralisés de coercition. La loi détermine la relation entre l’État et ses citoyens ainsi que les non-citoyens (de haut en bas) ; entre les individus et l’État (de bas en haut comme stipulé dans les droits humains négatifs) ; et les droits horizontaux des personnes physiques et morales. Cette relation horizontale est souvent négligée par les politologues et tenue pour acquise par l’économie, mais elle est essentielle pour l’organisation de nos économies, et en fait, pour l’organisation du capitalisme. Les parties privées mobilisent les pouvoirs de l’État lorsqu’elles concluent un contrat, car seuls les accords qui remplissent les conditions juridiques préalables d’un contrat seront exécutoires devant un tribunal ; elles le font également lorsqu’elles transfèrent la propriété ou accordent une hypothèque ou une autre garantie ; ou lorsqu’elles constituent des organisations commerciales que la loi reconnaît comme personnes morales et peuvent donc posséder leurs propres biens, contracter en leur propre nom, poursuivre et être poursuivies en leur nom propre.
Cela dit, la souplesse avec laquelle les parties privées peuvent repousser les limites du droit existant et s’engager dans l’innovation juridique en s’attendant à ce que de nouveaux types de transactions et de nouveaux actifs soient reconnus par un tribunal varie selon le système juridique. Les systèmes de droit civil, comme ceux de la France et de l’Allemagne, sont plus conservateurs que ceux de la common law. Les systèmes de droit civil insistent beaucoup plus sur le fait que l’État stipule un ensemble de droits de propriété et que les parties privées ne peuvent le faire. C’est ce qu’on appelle les « Numerus clauses » du droit de propriété. Comparons cela à l’invention du « trust » en droit anglais. Essentiellement, le trust est un mécanisme contractuel qui modifie les relations de propriété sans respecter les exigences du droit des biens. Ce dispositif a été reconnu par les tribunaux anglais depuis longtemps et est devenu un module juridique de base pour la titrisation d’actifs, les dérivés de crédit et la dissimulation d’actifs aux autorités fiscales et autres créanciers. Certains pays de droit civil, dont la France, ont copié les caractéristiques du trust, mais ne l’ont pas entièrement adoptée. Néanmoins, le fait qu’ils aient tenté de l’imiter suggère que les systèmes de droit civil sont devenus plus ouverts avec le temps à certains aspects de la common law. Ceci est, bien sûr, renforcé par le fait que le droit est devenu une pratique multinationale. De nombreux étudiants français ou allemands obtiennent des diplômes de master au Royaume-Uni ou aux États-Unis et la plupart des principaux cabinets d’avocats spécialisés dans le droit des marchés financiers ou les fusions et acquisitions en France et en Allemagne sont des cabinets anglo-saxons qui ont fusionné des cabinets locaux.
Comment vos recherches vous permettent-elles de penser la mondialisation ? Deux lieux géographiques très petits apparaissent très importants : New York City et Londres. Pourquoi ?
La mondialisation est souvent considérée comme un espace sans État et sans loi, quelque part là-haut dans le nuage. En fait, la mondialisation résulte d’une combinaison de l’harmonisation et de l’extension transnationale du droit interne. Parfois, cela prend la forme d’une harmonisation du droit. L’Union européenne cherche à privatiser le droit privé depuis des décennies et l’a fait avec succès dans de nombreux domaines. Pourtant, le processus s’est avéré lent et encombré par des divergences politiques et des avocats qui ont tenté de promouvoir des solutions à partir de « leur » système juridique. En conséquence, l’UE a commencé à adopter l’harmonisation du droit international privé dans les années 1990. Le droit international privé (parfois aussi appelé conflict-of-laws) fait partie du système juridique interne de chaque pays. Ils déterminent lequel, parmi deux ou plusieurs systèmes juridiques qui pourraient être en jeu, doit être appliqué à un ensemble donné de faits. Si une société est enregistrée au Royaume-Uni en vertu du droit anglais, mais opère en France, la France la reconnaîtra-t-elle comme une entité juridique avec tous les droits et privilèges que le droit anglais a conférés à la société ? Si une banque américaine organisée selon les lois de l’État de New York et disposant d’une licence bancaire fédérale, les actifs financiers que cette banque émet selon les lois de New York seront-ils reconnus selon le droit français ? La réponse à ces deux questions aujourd’hui est oui. Il est important de noter, cependant, que cela n’a pas toujours été le cas. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que la Cour européenne de justice a insisté pour que les États membres de l’Union européenne reconnaissent les sociétés constituées en vertu des lois d’un autre État membre, même s’ils n’ont jamais fait des affaires dans cet État, mais qu’ils préfèrent simplement son droit des sociétés. L’argument était que la non-reconnaissance d’une telle entité constituait une violation du principe de la libre circulation des personnes, en l’espèce des personnes morales. De même, depuis que l’UE a adopté le principe de la libre circulation des capitaux, les États membres ne peuvent plus restreindre les flux de capitaux en provenance d’autres États membres, pas même de tiers.
Le revers de la médaille, c’est que les parties privées peuvent maintenant choisir la loi qu’elles préfèrent parmi un ensemble d’options possibles. La plupart choisiront l’anglais ou le droit de l’État de New York pour les actifs financiers. New York ou le droit du Delaware comme lieu d’incorporation des intermédiaires financiers. La raison c’est que ces juridictions ont une longue histoire d’accommodement pour les entreprises privées et en particulier pour les finances. Il n’est donc pas surprenant que Londres et New York soient également les villes où se trouvent la plupart des 100 plus grands cabinets d’avocats mondiaux (cabinets d’avocats ayant des bureaux dans plus d’un pays).
Pour dire les choses encore plus brièvement : en théorie, il est possible de maintenir le capitalisme financier mondial avec un seul système juridique, à condition que la plupart des autres pays reconnaissent et appliquent les droits et privilèges légaux qui sont créés par ses lois. Dans la pratique, nous n’avons pas un, mais deux systèmes juridiques qui font ce travail. La finance mondiale n’est pas plate, mais hiérarchique ; on pourrait même dire hégémonique.
Et comment envisagez-vous, dans votre livre, la question devenue énorme des inégalités ?
Je soutiens que les inégalités découlent, dans une large mesure, des privilèges juridiques dont jouissent les détenteurs de capitaux. Les attributs du code du capital qui peuvent être greffés sur différents types d’actifs donnent à leurs détenteurs des droits de priorité, les mettent à l’abri de nombreux créanciers (mais pas tous), leur donnent la possibilité de convertir leurs actifs sur demande pour bloquer leurs gains passés (parfois une telle option de vente est créée en pleine crise pour empêcher une vente en catastrophe des actifs) et leur assurent que les pouvoirs coercitifs de l’Etat peuvent être mobilisés pour faire valoir leurs créances. Le capitalisme n’est pas une simple économie de marché ; c’est une économie de marché dans laquelle de nombreux actifs sont placés sous stéroïdes légaux. Les particuliers et les entreprises (comme les sociétés de personnes) qui ne bénéficient pas de ces dispositions légales assument le plein risque de faire des affaires, y compris celui des ralentissements économiques sur lesquels ils n’ont aucun contrôle. Ils peuvent perdre leur chemise, même leur argenterie de famille. Les détenteurs d’immobilisations ne sont peut-être pas entièrement protégés contre les chocs économiques, mais ils peuvent utiliser des mécanismes juridiques, comme le droit des trusts ou le droit des sociétés, pour protéger les actifs contre les ralentissements futurs.
Une question essentielle pour évaluer le processus par lequel le capital est codé dans la loi est de savoir qui décide. Comme je l’ai mentionné plus tôt, le droit privé est un élément essentiel du système juridique ; contrairement au droit pénal et à une bonne partie du droit administratif ou réglementaire, des avocats bien formés peuvent façonner le droit privé pour servir leurs clients. Il s’ensuit que les détenteurs d’actifs qui peuvent se permettre les services des meilleurs avocats peuvent obtenir la protection juridique qui leur permet de générer de la richesse en plus de ce qu’ils pourraient générer par chance ou avec une compétence extraordinaire, et de protéger cette richesse contre des ralentissements futurs.
L’État offre parfois à d’autres personnes une certaine protection sous forme de chômage ou d’assurance sociale, par exemple. Mais ces types de protections sont elles-mêmes beaucoup moins protégées. Dans la plupart des pays, l’État peut retirer ces « droits » (comme on les appelle souvent) à tout moment ; ce n’est que si l’État a créé des attentes de confiance que les bénéficiaires seront protégés. Cela fait une énorme différence si l’on peut utiliser des dispositifs juridiques pour se protéger et demander une protection juridique, y compris contre l’État, si les protections juridiques ont déjà été contestées, ou si l’on est exposé aux caprices de politiques changeantes pour assurer la sécurité, même la plus fondamentale. Ce traitement inégal des revendications à l’encontre de l’État – les protections juridiques dont bénéficie le capital d’une part et les protections de sécurité sociale sur lesquelles de nombreuses personnes se trouvant au bas de l’échelle de la distribution des revenus doivent compter d’autre part – est une source majeure d’inégalité, qui est ouvertement tolérée même par les États démocratiques qui prétendent que tous sont égaux devant la loi.
Quels types de politiques pourraient être mis en œuvre pour lutter contre ces inégalités ?
Il y a deux stratégies possibles ; en fait, elles peuvent même être combinées. La première consiste à supprimer les privilèges juridiques dont jouissent les détenteurs de capitaux ; à limiter la mesure dans laquelle ils peuvent choisir librement la loi qui profite le plus à leurs intérêts sans avoir à craindre qu’un autre État n’examine la question de l’application de cette loi ; à restreindre leur capacité à choisir l’arbitrage comme moyen de règlement des différends et à ne recourir aux tribunaux de l’État que pour exécuter ces décisions sans trop s’assurer de leur compatibilité avec les normes du système juridique auquel ces tribunaux servent. En vertu du traité international pertinent (la Convention de New York de 1958 pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères et internationales), seules les décisions qui violent l’«ordre public » du système juridique dans lequel la sentence doit être exécutée seront annulées – et l’ « ordre public » est interprété très étroitement. En outre, on pourrait envisager de surveiller de plus près les frontières entre les contrats et la propriété, comme les pays de droit civil l’ont fait dans le passé. Cela donnerait aux acteurs privés moins de marge de manœuvre, mais pourrait aussi contribuer à un meilleur équilibre.
La deuxième stratégie consiste à offrir une meilleure protection juridique aux personnes et aux organisations qui n’ont pas accès à des avocats bien rémunérés. La plupart des petites entreprises exposent leurs propriétaires au plein risque de ralentissement économique ; donner aux pauvres le droit de propriété de leur maison, comme c’est souvent le cas dans les programmes de titrage dans les bidonvilles périurbains, ne suffit pas pour leur permettre de se sortir de la pauvreté. Même s’ils peuvent obtenir un prêt en hypothéquant leur propriété, ils courent également un risque en cas de ralentissement économique qu’ils ne peuvent contrôler. Les économistes mettent souvent en garde contre l’« aléa moral », c’est-à-dire qu’en n’exposant pas les gens au plein risque de faire des affaires, on risque de les inciter à relâcher leurs efforts et à compter sur l’État pour leur offrir une bouée de sauvetage dans le futur. Mais il est à noter que les détenteurs d’immobilisations sont en mesure de se protéger contre de tels événements. Ils peuvent placer une partie de leurs actifs dans un trust ou dans une personne morale et leur donner ainsi une longévité ou une durabilité. Les propriétaires anglais, en particulier, ont pu protéger leur famille pendant des siècles des ventes aux enchères, même si l’héritier en question était lui-même surendetté. Si les gens prennent des risques, ils doivent être protégés contre les risques qu’ils ne peuvent contrôler ; et cette protection est beaucoup plus importante pour les pauvres qui ne peuvent se permettre de perdre quoi que ce soit que pour les riches.
Vous avez récemment publié un article sur Libra, le projet de monnaie de Facebook. Qu’en pensez-vous ?
Quand Facebook a annoncé en juin dernier le lancement d’une nouvelle monnaie mondiale, appelée « Libra », j’ai écrit et publié un article pour Project Syndicate dans lequel j’appelais à l’arrêt de ce projet. Nombreux sont ceux qui ont été surpris que je m’oppose à un projet qui promet d’aider les « non bancarisés » dans les pays en développement et les pays développés et de leur garantir l’accès à un système de paiement peu coûteux et très efficace. L’apparence, cependant, peut être trompeuse. J’ai regardé derrière la surface et j’ai essayé de découvrir la structure organisationnelle de Libra, et c’est ce que j’ai trouvé : Facebook a chargé sa filiale en propriété exclusive, Calibra, de développer la nouvelle monnaie. Toute la documentation et tout le code numérique de la monnaie ont été développés par Calibra et ont été payés par Facebook. Pourtant, Facebook prétend qu’il n’est (ou ne sera) qu’un parmi d’autres et qu’il ne dominera pas le projet Libra. Pour donner du crédit à cette affirmation, Facebook a encouragé la création d’une entité distincte, la Libra Association. Fait significatif, la Libra Association a été établie à Genève, en Suisse, et non aux États-Unis, où les organismes de réglementation américains auraient une bien meilleure surveillance réglementaire. En droit suisse, il est possible d’utiliser une entité à but non lucratif tout en permettant aux membres de l’association (comme Facebook) de recevoir les bénéfices générés par l’association. La source de ces profits provient des frais facturés sur les transactions ainsi que du rendement des actifs qui sont détenus dans la réserve de Libra.
La Réserve de Libra est une entité distincte (peut-être plusieurs d’ailleurs ; ou un code numérique exécuté sur une blockchain) qui n’a pas encore été établie. Pour chaque Libra que les clients achètent, un actif libellé dans l’une des principales devises (dollar, euro, livre, yen, etc.) et jugé sûr, c’est-à-dire une obligation souveraine ou un dépôt bancaire (assuré) sera placé dans la Réserve. La Réserve a pour but d’assurer que la valeur de Libra puisse être maintenue dans des limites raisonnables. Tout comme les investisseurs en titres adossés à des actifs se sont appuyés sur la maison du débiteur à titre de garantie, les détenteurs de Libra doivent compter sur les actifs de la Réserve pour sauvegarder la valeur de Libra.
La première chose à noter est que les détenteurs de Libra n’obtiennent pas d’intérêts pour ce qui est effectivement un prêt non garanti dans la devise qu’ils échangent contre Libra. Deuxièmement, les détenteurs de Libra courent le risque que les taux de change changent, en particulier, qu’ils aillent à leur encontre. Ainsi, ils peuvent trouver qu’ils reçoivent moins de dollars, de yens ou d’euros lorsqu’ils souhaitent échanger leur Libra contre des devises. Peut-être que les détenteurs de devises volatiles, comme celles du Venezuela ou du Zimbabwe, n’y verront pas d’inconvénient, car leurs devises sont plus volatiles que Libra, mais les détenteurs de dollars, de yens ou d’euros s’y opposeront.
Enfin, l’utilisation d’actifs comme sauvegarde n’est pas aussi sûre que Facebook veut nous le faire croire. Nous l’avons appris à nos dépens lorsque les titres adossés à des créances hypothécaires et autres titres adossés à des actifs sont devenus toxiques lors de la dernière crise majeure. Il vaut donc la peine de se demander ce qui pourrait se passer dans le cas de Libra. Premièrement, une monnaie jugée sûre peut connaître une volatilité extrême. Pensez à la livre sterling dans l’éventualité d’un Brexit « no-deal », ou à l’euro si un grand pays comme l’Italie s’extrait du système. Deuxièmement, si Libra réussit, on pourrait constater qu’il n’y a pas assez d’actifs « sûrs » pour répondre à la demande de Libra. Si l’association de Libra s’en tient au principe qu’elle ne sera émise que contre des actifs de la réserve, le seul moyen de répondre à cette demande est de modifier la définition de la « sécurité ». Il n’est pas difficile d’imaginer que des actifs similaires comme les titres adossés à des créances hypothécaires seront considérés comme sûrs et que, par conséquent, la sécurité de la Réserve de Libra se détériorera. Une fois que cela sera connu, il pourrait y avoir une forte pression sur Libra. Ajoutez à cela le fait que Facebook compte plus de 2,5 milliards d’utilisateurs (environ la population de l’Inde et de la Chine réunies). Il est difficile d’imaginer que les grandes banques centrales dont les actifs ont été utilisés pour soutenir Libra n’interviendront pas et n’offriront pas un sauvetage.
Vous mentionniez le Brexit, que pensez-vous de cette situation ?
De même que je regarde l’organisation du capitalisme ou l’émergence de nouvelles monnaies numériques, j’examine la façon dont les relations économiques sont codifiées en droit ou en chiffres. Les responsables politiques britanniques qui faisaient pression en faveur de Brexit sous-estimaient de loin l’enchevêtrement profond du Royaume-Uni avec l’Europe à de nombreux niveaux, mais peut-être plus important encore dans la finance. L’UE a créé un système de « passeport » pour les intermédiaires financiers qui leur permet d’offrir leurs services et de vendre leurs produits dans toute l’UE pour autant qu’ils soient dûment enregistrés et contrôlés dans l’un de ses États membres. Ce niveau de reconnaissance mutuelle est unique en Europe et n’est pas reproduit dans le droit de l’OMC. La perte du passeport signifie que l’accès à l’UE sera beaucoup plus coûteux, c’est pourquoi tant d’intermédiaires financiers se sont déjà installés sur le continent.
À un niveau plus profond, je crois que les électeurs qui ont voté pour le Brexit nous disent quelque chose. Ils ont le sentiment d’avoir perdu le contrôle de leur destin ; quel que soit le parti qu’ils soutiennent, la politique reste la même. Ils ont blâmé Bruxelles pour cela. Mais le véritable coupable est peut-être « la ville » (Londres), où le capital est codé hors de portée de la surveillance législative.
Cet article a été publié pour la première fois le 2 novembre 2019 dans AOC.