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Michael Sfard : « La société israélienne souffre d’un syndrome de dédoublement de la personnalité »

Journaliste

Présenté cette semaine par Donald Trump, le « Deal du Siècle » prétend apporter la paix au Proche-Orient en entérinant la colonisation d’une partie des territoires palestiniens par Israël. De quoi faire sursauter l’avocat israélien Michael Sfard, qui se bat contre l’occupation depuis près de 20 ans. Un combat qui s’inscrit plus largement dans cinquante ans de bataille judiciaire pour les droits de l’homme, ainsi qu’il le raconte dans Le mur et la porte qui paraîtra le 6 février prochain.

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C’est un livre important et qui tombe à pic. Le mur et la porte de l’avocat israélien Michael Sfard, qui paraît le 6 février prochain (éditions Zulma), propose pour la première fois le récit des batailles judiciaires menées depuis cinquante ans en Israël pour la défense des droits de l’homme. L’auteur – petit-fils du sociologue Zygmunt Bauman – y raconte son travail d’avocat, depuis près de vingt ans qu’il a installé son cabinet à Tel Aviv et défend des personnes vivant sous occupation et dont les droits civiques sont suspendus. Il y mène aussi une réflexion sur son action, et s’interroge sur la possibilité réelle d’améliorer la société israélienne en passant par les tribunaux. Pour y répondre, il chronique les combats menés par les avocats et les organisations humanitaires devant la Cour suprême d’Israël autour de huit thématiques fondamentales : déportation, colonies, torture, mur de séparation, avant-postes non autorisés, détention administrative, démolition punitive et assassinat ciblé. Alors qu’Israël s’apprête à voter pour la troisième fois en moins d’un an dans un contexte politique très tendu, et que le « plan de paix » annoncé par les États-Unis est enfin sur la table, cette réflexion sur la défense des droits de l’homme apparaît plus que salutaire. RB

Les États-Unis ont présenté cette semaine le « Deal du siècle » promis depuis des mois par Donald Trump pour régler le conflit israélo-palestinien. Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou n’a pas caché sa satisfaction devant un « plan de paix » qui entérine notamment la politique de colonisation en Cisjordanie, le non retour des réfugiés palestinien ou la souveraineté exclusive d’Israël sur Jérusalem. Sans surprise, le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas a déclaré que « le plan Trump ne passerait pas ». Quel regard portez-vous sur cette initiative du président américain ?
Il faudrait d’abord se mettre d’accord sur les termes, ce qui a été présenté cette semaine n’est pas un « plan de paix », l’expression me fait penser à la novlangue orwellienne qui utilise un mot pour lui faire dire son contraire : c’est en réalité un plan d’annexion, qui pourrait bien, dans le futur, déclencher une guerre. En effet, il réduit à néant plusieurs principes établis après la seconde guerre mondiale, des principes fondamentaux qui servent de piliers depuis cette époque au droit international. Ses conséquences vont donc bien au-delà du simple cas du conflit israélo palestinien. Tout d’abord, il s’agit d’autoriser l’annexion d’une terre par la guerre et la force. L’une des grandes leçons du dernier conflit mondial, et de l’histoire humaine dans son ensemble, c’était justement que la souveraineté sur un territoire ne devrait pas pouvoir être obtenue par la force. Parce que si Israël peut annexer des territoires conquis par la guerre, alors pourquoi la Russie ne pourrait-elle pas en faire de même avec la Crimée, le Maroc avec le Sahara occidental ou encore la Chine avec le Tibet ? Plus rien ne se dresserait alors contre la volonté de telle ou telle puissance de mener une guerre de conquête. Il faut en avoir bien conscience, et que la communauté internationale résiste à ce plan qui met en danger les derniers garde-fou contre de nouveaux conflits de ce type.
L’autre principe fondamental qui est renié ici, c’est tout simplement la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes. Une forme de consensus s’est établie depuis la fin de l’ère coloniale : l’autodétermination est un droit fondamental, et cette aspiration prend la forme d’États qui sont égaux en droits et en devoirs devant la loi internationale. Je suis désolé de devoir rappeler ces principes élémentaires qui remontent tout de même au traité de Westphalie, et rappelés depuis dans tous les traités internationaux. Mais il le faut bien, car nous faisons face avec ce plan Trump à quelque chose de parfaitement inédit, une invention qu’on appellerait État mais qui n’en aurait aucune des prérogatives. Il est en effet prévu que la Palestine n’ait aucun contrôle sur ses frontières – pour les personnes comme pour les marchandises –, qu’elle ne puisse pas ratifier certain traités internationaux, n’ait pas la maîtrise de son espace aérien et soit, finalement, entièrement sous le contrôle d’Israël. Parler d’État dans ce cas-là est une autre façon de nier le droit international qui définit précisément cette notion.
Enfin, et ce n’est pas le moins alarmant, ce plan utilise des idées dont nous pensions nous être débarrassés au XXIe siècle. C’est ainsi que les Palestiniens sont sommés de prouver qu’ils sont suffisamment développés pour avoir accès à cette indépendance partielle. Les États-Unis étant seuls juges, évidemment, du respect ou non des critères. On vient donc d’assister, en 2020, à l’annonce d’un plan colonial dans son contenu comme dans sa forme.

Cet enjeu de la colonisation est au centre de votre livre Le Mur et la Porte (Zulma). Vous dites en introduction que pour un avocat des droits humains israélien, il y a certainement des combats à mener pour l’égalité entre femmes et hommes, ou pour le droit des LGBT, mais que la lutte contre l’occupation par Israël de territoires palestiniens est le combat de votre génération d’activistes. Qu’entendez-vous par-là ?
Au moins deux choses. D’abord qu’en tant qu’Israélien, je me sens responsable de ce que nous infligeons à un autre peuple. Je cite souvent Rabbi Abraham Joshua Heschel, l’un des penseurs juifs américains les plus importants du XXe siècle, qui fut aussi l’un des soutiens inébranlables de la lutte pour les droits civiques auprès du révérend Martin Luther King : « dans une société ouverte, certains peuvent être coupables, mais tous sont responsables ». Selon cette idée, nous sommes responsables du sort des palestiniens, de la domination qu’ils subissent et de leurs droits qui sont bafoués depuis tant d’années. C’est ce qui en fait un combat central pour un avocat des droits humains israéliens comme moi. Bien sûr, comme vous l’avez dit, il y a beaucoup d’autres violations dont on peut se sentir responsables, comme dans d’autres démocraties comparables, mais elle s’exercent contre des membres de notre propre collectif. Ces batailles doivent être menées, mais il est indéniable que ces personnes victimes de traitements inégalitaires – femmes, homosexuels… – ont des droits civiques reconnus, et les moyens pour faire pencher la balance de la justice en leur faveur. C’est ce qui fait toute la différence avec des Palestiniens qui ont été complètement dépouillés de cette possibilité de peser sur leur futur. L’ampleur des violations dont ils sont victimes, nous parlons de la suspension pure et simples des droits civils de millions de personnes depuis près d’un demi siècle, me font penser qu’il s’agit là de la bataille centrale. Je suis convaincu que cette occupation, cette domination que nous exerçons sur les Palestiniens nous corrompt et nous empêche de devenir un pays « normal », une société qui avance vers une vie meilleure.

Vous êtes le conseiller juridique de plusieurs organisations de défense des droits humains comme Yesh Din – dont vous êtes aussi l’un des co-fondateurs – Breaking the Silence, Peace Now et bien d’autres. Le Mur et la porte est aussi un retour introspectif sur votre engagement. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre parcours ?
Je viens d’une famille de survivants de l’Holocauste, qui ont fui ensuite un régime très autoritaire puisque mon père était un militant pro-démocratie dans la Pologne communiste d’après-guerre. Mes parents ont fui Varsovie après que mon père a été emprisonné pour ses activités et que mon grand-père a été renvoyé de son poste de professeur à l’université pour son soutien aux mouvements de démocratisation. Je viens donc d’un environnement familial très politisé, qui accordait une grande importance aux questions de liberté, d’égalité et de dignité humaine. Mais je ne me suis pas simplement construit dans ce cercle familial, on trouvait dans la Jérusalem des années 80 où j’ai grandi de nombreux cercles de gauche qui ont aujourd’hui pratiquement disparu. Nous étions très influencés par les mouvements pour les droits civiques en Europe et aux États-Unis. J’aurais pu devenir journaliste, j’ai songé à me tourner vers la politique. Mais je me suis très vite rendu compte au cours de mes études que le droit pouvait constituer un outil intéressant pour peser sur l’évolution de ma société. Pour être tout à fait honnête, je n’ai jamais pensé à l’époque que l’occupation des territoires palestiniens occuperait cent pour cent de mon temps. Mais cela m’est tombé dessus très vite à la sortie de mes études.

Vous proposez aussi une histoire du militantisme des droits humains en Israël, à travers des batailles judiciaires concrètes contre des cas de colonisations, d’actes de tortures, de rétentions administratives, de démolitions punitives de maisons… et évidemment de la construction du Mur de séparation. Cette histoire n’avait jamais été racontée ?
Et c’est pourtant une sacrément bonne histoire ! Or, j’adore les histoires, je pense savoir les raconter et celle-ci n’avait en effet jamais été documentées ni racontée, celle de ces avocats qui se sont battus toutes ces années pour les droits humains en Israël. Écrire ce livre était aussi une bonne façon de leur rendre hommage. L’autre raison pour laquelle je me suis lancé dans la rédaction de Le Mur et la porte, c’est pour tenter d’apporter ma contribution à un débat qui agite les chercheurs en droit depuis toujours : un procès peut-il être un outil efficace pour changer la société de façon significative ? Beaucoup de théories ont été élaborées à ce sujet. Il existe des milliers de litiges liés au conflit israélo-palestinien qui se sont réglés dans des tribunaux, nous avons donc là un laboratoire immense, que j’ai essayé de faire parler, auquel j’ai cherché à donner du sens. Ce livre est aussi une tentative de contribution à l’étude des forces et des faiblesses des litiges locaux, toujours dans la perspective d’apporter des changements significatifs à la société. Ces histoires sont aussi porteuses de connaissances, d’un savoir militant. Enfin, et c’est très important, j’ai commencé la rédaction après 16 ans de travail sur le terrain et de procès. J’ai ressenti le besoin de mener cette introspection car j’en était arrivé à un point où je ne savais plus si j’aidais vraiment les personnes qui venaient me voir et que je défendais. Peut-être que très naïvement, et avec les meilleures intentions du monde, je causais plus de mal que de bien. Le temps était venu de prendre un peu de recul, et la rédaction de ce livre m’en a donné l’occasion.

Cette réflexion vous amène à soulever un paradoxe, que l’on pourrait décrire comme le paradoxe de l’avocat militant des droits humains, quand la défense des principes entre en contradiction avec les demandes individuelles de ceux qui subissent une injustice. Êtes-vous parvenu à résoudre ce paradoxe ?
Quand on est l’avocat d’une cause, on ne défend en effet pas seulement l’intérêt de ses clients mais aussi un intérêt supérieur. C’est une banalité de le dire, mais les conséquences sont bien réelles et complexes. Pour bien le mesurer, j’aimerais revenir rapidement sur une affaire que j’ai eu à traiter, que je développe dans le livre et qui lui donne même son titre. Elle se déroule en Cisjordanie, entre la colonie israélienne de Zufin et les villages palestiniens d’Azzun et a-Nabi Elyas, au milieu d’une oliveraie luxuriante d’une beauté à couper le souffle. C’est là, précisément, que les autorités responsables avaient décidé de faire passer la barrière de séparation, bien loin du tracé de la ligne verte pourtant censé définir le tracé. La barrière empêchait donc les paysans d’accéder à leur champ, et de procéder à la récolte qui approchait. Pour moi, il y avait là un dossier solide car la barrière telle qu’elle avait été construite n’était pas légale selon les propres critères de la loi israélienne, et j’ai donc suggéré de déposer une requête à la Haute Cour de justice. Seulement, face au délai de deux-trois ans que j’annonçais aux chefs de conseil des deux villages palestiniens, ceux-ci m’ont demandé si je ne pouvais pas plutôt déposer une requête pour creuser une porte qui leur permettrait de franchir la barrière. Le dilemme est posé : demander à l’armée de percer cette porte, c’est adopter la position qu’ils attendent des activistes, celle de collaborateurs dans la gestion de leurs violations des droits de l’homme ; mais ne pas le faire, c’est demander aux résidents des villages concernés de sacrifier deux ans de récoltes, leur seule ressource. Alors faut-il abattre un mur, ou percer une porte ? Dans toutes mes affaires, je poursuis plusieurs buts à la fois, différentes intentions. L’une peut être de remédier dans l’immédiat au problème de mon client, l’autre c’est d’avancer sur la voie d’un changement pour mettre fin à l’occupation. Si, comme me l’a fait remarquer une fois un juge, je ne mettrai pas fin à celle-ci par le contentieux, je peux au moins contribuer à en réduire la durée de vie. Or, si la plupart du temps ces deux objectifs concordent, il leur arrive d’entrer en conflit comme dans l’affaire de Zufin, c’était alors la première fois que j’en prenais conscience de manière aussi évidente.
Que faire dans ce cas ? La question continue de me préoccuper et si je n’ai pas encore trouvé de réponse totalement satisfaisante pour tous les cas de figure, je me suis construit une sorte de feuille de route. Le premier principe, le plus important, le plus sacré, c’est qu’en tant que défenseur des droits humains je ne dois jamais sacrifier un individu au nom d’un prétendu intérêt supérieur. Ce serait contrevenir à l’idée même des droits humains qui mettent précisément l’individu au centre. Toutefois, il faut trouver un juste équilibre entre la gravité et la quantité de dommages pour l’individu, et la gravité et la quantité de dommages pour la cause. Je donnerai un exemple pour illustrer cela, un exemple théorique qui peut m’être arrivé ou non. Un client dont j’essaie de récupérer les terres qui ont été accaparées par des colons vient me voir. Il est parfaitement conscient que cette bataille prendra des années, que dans l’éventualité peu probable où on parviendrait à faire reconnaître ses droits, les colons utiliseraient tout ce qui est en leur pouvoir – dont la violence – pour l’empêcher de se réinstaller. Mais ce client a reçu une offre conséquente pour vendre ces terres, ce qui lui permettrait de reprendre sa vie et de laisser un héritage à ses enfants. Il me demande donc d’établir le contrat de vente. Mais si son intérêt c’est de vendre, les dégâts que je causerais en participant à une telle transaction seraient énormes. Dans cette situation radicale, je refuserais donc de mettre l’intérêt individuel de mon client avant ma conscience militante.

Dans le cas où vous décidez de porter une affaire liée à l’occupation israélienne devant les tribunaux, c’est la Haute Cour de Justice qui doit se prononcer. C’est une instance qui est aujourd’hui critiquée par les défenseurs des droits humains, quelles sont les causes de cette défiance ?
Lorsqu’on étudie comme je l’ai fait l’intégralité des décisions et des arrêts pris par la Haute Cour de Justice liés à l’occupation, on se rend compte qu’ils sont alarmants. En effet, ils ont légitimé à peu près toutes les politiques et les pratiques qui violent la vie privée et les droits des palestiniens, à quelques fameuses exceptions. Pourtant, par le passé, beaucoup d’Israélien dormaient bien la nuit car ils croyaient dans le rôle de la Cour gardienne de la légalité en dernière instance. Elle jouissait d’une réputation d’indépendance et de professionnalisme, et même d’instance plutôt progressiste, qui n’avait pas peur de s’occuper de ces situations compliquées. Tout cela a bien changé. Alors, on en vient à se demander si ne pas avoir recourt à la Haute Cour de Justice ne serait pas un moyen de secouer ces gens qui dormaient jusque-là sur leurs deux oreilles, d’amener certains éléments de la société israélienne qui ne le font pas encore à descendre dans la rue pour mettre fin à l’occupation. Si l’on a d’un côté le risque de voir systématiquement la justice légitimer la politique actuelle, et de l’autre  la nécessité d’investir une énergie démesurée dans les processus judiciaires en lieu et place d’autres formes de résistances et de luttes… le jeu en vaut-il la chandelle ?
Dans le livre, je pèse le pour et le contre, le bien fondé du recourt à la justice de mon pays. Et si j’arrive à une conclusion, j’ai bien peur qu’elle ne soit malheureusement pas tranchée. Car encore une fois la formule est très compliquée, il ne peut y avoir de réponse commune à toutes les situations. Il faut regarder à l’instant donné quels sont l’état du Code, les chances de gagner, la réputation de la Cour, quels conséquences négatives auraient une défaite, mais aussi quels avantages peuvent être tirés d’une procédure judiciaire même si on ne gagne pas à la fin. Cela m’amène à ce que j’estime être la plus importante découverte de ma démarche de réflexion et d’introspection, la distinction entre les couples gain/perte et succès/échec. Toutes les victoires n’apportent pas le succès et le changement, toutes les défaites n’empêchent pas d’atteindre les buts fixés. Il arrive que le simple fait d’aller en justice apporte des avantages périphériques comme la possibilité d’obtenir certaines informations, ou l’attention médiatique qui ne serait pas sans cela donnée au sujet qui nous préoccupe. Mais il peut aussi s’agir tout simplement de gagner du temps, de geler une situation le temps qu’une décision ne soit prise. Pour obtenir ces succès, ça peut valoir le coup de prendre le risqué de perdre. Il faut avoir une approche stratégique des procédures judiciaires.

La procureure générale de la CPI Fatou Bensouda a annoncé fin 2019 qu’elle lançait une enquête sur les crimes de guerre qui auraient été commis en Cisjordanie, y compris la construction d’implantations dans cette région. Vous évoquiez les autres outils à la disposition des avocats des droits humains, est-ce que la Cour Pénal Internationale en est un ?
À mon sens, cette procédure engagée par la CPI a vraiment le potentiel de changer la donne. Mais je dirais aussi qu’elle pourrait précipiter l’effondrement de la Cour. Car les enjeux sont énormes, Israël est très puissant, alors que la CPI est une institution internationale particulièrement fragile, j’irai même jusqu’à dire qu’elle est en état de faiblesse puisqu’elle n’est pas soutenue par des puissances comme les États-Unis, la Chine ou la Russie. Donc oui, une procédure internationale est une alternative à un procès domestique, mais il faut aussi s’en remettre à des mécanismes en dehors du champ du droit. La société civile, qu’elle soit israélienne ou internationale, dispose de leviers puissants comme la manifestation ou l’activité diplomatique.

On a vu ces dernières années, en France notamment, se développer tout un discours sur les droits humains auxquels on reproche de faire le jeu des ennemis de la démocratie, qu’on associe à une forme de naïveté. Or, la fondation de l’État d’Israël est intimement lié à la mise en place après la seconde guerre mondiale d’une justice internationale fondée sur ces principes. Quel est aujourd’hui l’état du débat sur les droits humains dans votre pays ?
Malheureusement, les droits humains comme le droit international sont majoritairement perçus comme des ennemis en Israël. C’est dû, selon moi, au fait que nous sommes désormais très puissants. Lorsque nous étions faibles et persécutés – d’une façon qu’aucun autre peuple dans l’histoire n’a connu – les droits humains, le droit pénal international, les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, toutes ces idées n’étaient pas seulement soutenues par les juifs, mais beaucoup en étaient les plus fervents promoteurs. L’État d’Israël a été dès les années 50 l’un des soutiens importants pour la création d’une Cour Pénale internationale. Les juifs étaient aussi très nombreux parmi les partisans et les acteurs de la mise en place d’un champ légal à partir de l’approche internationale des droits humains. On peut ainsi citer le Français René Cassin qui a rédigé la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme en 1948. Mais les juifs ont aussi été impliqués dans la bataille pour les droits civiques aux Etats-Unis dans les années 50-60, contre l’apartheid en Afrique du Sud… Cela m’attriste énormément de constater qu’aujourd’hui l’étoile de David est perçue en Palestine, en Cisjordanie comme dans la Bande de Gaza, comme un symbole de domination et même de racisme. Mais je ne peux que constater que depuis que nous avons changé de statut, depuis que nous occupons une position de puissance, nous avons totalement abandonné ces principes moraux que nous avions pourtant promus si vigoureusement par le passé. C’est je pense l’une des raisons de mon engagement militant.

La situation politique est compliquée aujourd’hui en Israël qui va connaitre le 2 mars prochain sa troisième élection générale en moins d’un an. Vous vous alarmez dans votre livre de voir le monde tourner peu à peu le dos au libéralisme politique. Comme pour d’autres démocraties à travers le monde, il se déroule en Israël un combat qui a tourné en faveur des conservateurs et des nationalistes ?
J’ai bien peur que se déroule en ce moment – et ça dure depuis une décennie – une bataille pour l’âme de la société israélienne. Celle-ci n’est évidemment pas un bloc, je dirai même qu’elle souffre d’un syndrome de dédoublement de la personnalité. La première, qui a dominé les premiers temps d’Israël, valorise les droits humains. Mais l’autre est isolationniste, militariste, raciste, et le nationalisme comme une certaine forme de fascisme font parti de qui nous sommes. Récemment, depuis quelques années, l’équilibre entre ces deux personnalités s’est brisé. Il y a de la part des nationalistes une véritable tentative de tuer l’autre personnalité, d’éradiquer la dimension libérale. Et cette bataille n’est pas terminée, elle imprègne le processus électoral en cours. Je ne crois pas à un changement de tendance, mais plutôt à une accélération de ce à quoi on assiste depuis une décennie. Pour vous donner une idée de ce dont je parle, je pourrais prendre l’exemple des affaires que mon cabinet traite chaque année. Lorsque je l’ai ouvert il y a plus de 15 ans, ou même il y a encore 10 ans, si vous regardiez la liste des affaires en cours, 100% des personnes que je défendais se disaient victimes d’abus supposés de la part des institutions israéliennes. Mais aujourd’hui, 40% de mon activité consiste à défendre des défenseurs des droits humains, des organisations ou des activistes qui ne peuvent plus travailler car nous subissons une  énorme campagne de dénigrement, d’attaques pour nous stopper et nous empêcher de faire notre travail. C’est un changement radical dans la nature même de la société israélienne. Il y a dix ans, les gens qui n’étaient pas d’accord avec moi, qui estimaient que ce que je représente pouvait être dangereux pour l’avenir de notre pays, auraient toutefois reconnu que j’étais moi aussi mû par la conviction de faire ce qui était le mieux pour mon pays. Ils n’auraient pas remis en cause mon patriotisme en m’accusant d’être un traitre ou un agent de l’étranger. Or, c’est exactement ce qui se passe aujourd’hui. On ne peut plus discuter de l’idée qu’on se fait de notre pays. Il est juste question de délégitimer et d’attiser la haine contre nous, contre Breaking the Silence, Peace Now, Yesh Din ou tout activiste à titre individuel. Et cela me préoccupe beaucoup, car nous nous dirigeons tout droit vers un régime autoritaire qui ne laisse aucune place au désaccord. C’est vraiment le pire. Mes parents n’ont pas quitté la Pologne communiste et totalitaire pour venir dans un pays où leurs enfants et leurs petits enfants ne seraient pas autorisés à exprimer leur désaccord librement.

Pour finir, puisque nous avons commencé par évoquer la paix introuvable, pensez-vous malgré tout ce que vous venez de nous dire qu’il peut encore y avoir des raisons d’être optimiste ?
Les organisations, les activistes avec lesquelles je travaille, représentent peut être une petite part de la société israélienne, mais cela ne signifie pas pour autant que nous soyons peu nombreux. Chaque jours, ce sont des centaines de militants israéliens qui rencontrent des palestiniens en Cisjordanie ou à Gaza. Cette solidarité permet de maintenir le lien entre nous, et c’est quelque chose qui relève pour moi du petit miracle. Même lorsque le sang est versé, dans les périodes de guerre, quand l’artillerie répond aux tirs de roquettes, ces liens sont maintenus et la solidarité persiste. Ce simple fait, aussi ténu soit-il, nous autorise à conserver un peu d’optimisme car il ouvre un possible, celui de se parler, de travailler ensemble et finalement d’amener le changement. Par ailleurs, j’aimerais insister aussi sur tout ce que nous sommes capables de faire dans ces temps difficiles. Un bon exemple c’est le petit village de Khan Al Ahmar, un hameau de la périphérie de Jérusalem, que les autorités israéliennes sous la pression des colons tentent de faire évacuer pour pouvoir étendre la colonie juste à côté. On parle là des plus faibles parmi les plus faibles dans notre région. Des réfugiés de 1948 qui se sont installés sur une petite colline et qui sont la cible de la toute-puissance du gouvernement israélien. Un procès a eu lieu, dans lequel je n’étais pas impliqué mais je trouve important de raconter cette histoire. Durant onze années, toutes les tentatives d’évacuation par la force ont été contestées devant la justice. Une fois tous les recours épuisés, les palestiniens ont perdu, la Cour a jugé que le gouvernement pouvait faire usage de la force pour les faire partir. Mais durant tout ce temps, la communauté internationale a été mobilisée, des diplomates, des journalistes et des institutions qui ont désormais connaissance de cette histoire. Et désormais, même s’ils en ont la possibilité légale, le gouvernement de Netanyahou n’ose pas avoir recourt à la force de peur de voir la Cour Pénale Internationale intervenir. Donc, même quand nous sommes les plus faibles politiquement, il nous reste des moyens d’action, en combinant la justice, la diplomatie, la politique et la médiatisation.

 

Michael Sfard, Le mur et la porte. Israël, Palestine, 50 ans de bataille judiciaire pour les droits de l’homme, Zulma essais


Raphaël Bourgois

Journaliste

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