Arts visuels

Peter Szendy : « La visibilité n’est qu’une part infime de ce qui arrive aux images »

Journaliste

Après s’être longtemps intéressé à la musique, le philosophe Peter Szendy a publié en 2017 Le supermarché des images : essai d’iconomie (Editions de Minuit) sur cette cette visibilité saturée qui nous arrive de partout, nous entoure et nous traverse aujourd’hui. Un essai transformé aujourd’hui en une passionnante exposition à voir au musée du Jeu de Paume à Paris.

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Chaque jour, plus de trois milliards d’images sont partagées sur les réseaux sociaux. Notre monde en est saturé, submergé, et pour Peter Szendy, face à une telle surproduction d’images, se pose plus que jamais la question de leur stockage, de leur gestion, de leur transport (fût-il électronique) et des routes qu’elles suivent, de leur poids, de la fluidité ou de la viscosité de leurs échanges, de leurs valeurs fluctuantes… bref, la question de leur économie. En complément de son essai publié en 2017, le philosophe a choisi – avec ses co-commissaires Emmanuel Alloa et Marta Ponsa – de montrer dans Le Supermarché des images des œuvres qui parlent aussi bien d’économie de l’image que d’images de l’économie. Car le capitalisme de l’image a des répercutions aussi bien économiques que politiques ou esthétiques. La question de la visibilité rejoint alors celle de la production dans le concept d’iconomie qu’il a forgé et qu’il approfondit dans cette exposition qui vient d’ouvrir au Musée du Jeu de Paume. RB

L’exposition Le Supermarché des images s’ouvre trois ans après votre essai Le Supermarché du visible, pourquoi ce glissement sémantique du visible à l’image ?
L’essai est en effet le point de départ puisque Marta Gilli, qui était alors la directrice du Jeu de Paume, m’a contacté après l’avoir lu pour me proposer d’imaginer comment on pourrait en tirer une exposition. Ce qui posait toutes sortes de questions, d’abord parce que je n’avais jamais fait cela, et il m’est apparu très vite qu’il s’agissait autant d’oublier l’essai que de le transformer. Oublier, cela signifiait adopter une démarche consistant à toujours repartir des choix d’œuvres qu’on avait fait, de les laisser rejaillir sur le propos, et de penser « par en bas » comme le prône Theodor W. Adorno. Dans sa Théorie esthétique, le philosophe reproche ainsi aux philosophes d’avoir toujours pensé l’art par en haut, à partir de l’idée ou du concept, ce qui les empêche de jamais arriver jusqu’aux œuvres. Il serait donc grand temps de commencer à penser par en bas, c’est-à-dire à partir des œuvres elles-mêmes.

C’est la démarche que vous avez adoptée pour cette exposition ?
Oui et c’est absolument essentiel. Il y a une idée de départ qui n’est d’ailleurs pas tout à fait celle du livre. Pour revenir rapidement sur celui-ci, il part d’une phrase de Gilles Deleuze à propos du cinéma : « l’argent est l’envers de toutes les images ». J’ai essayé de prendre cette phrase d’une manière qui ne soit pas la plus évidente – et fausse par ailleurs – qui entendrait une référence au coût de fabrication des images, ou au mécénat. Par argent, Deleuze désigne en fait la possibilité de l’échange. Il propose un concept, on pourrait même dire une ontologie, de l’image définie par sa possibilité d’être échangée. En d’autres termes, il n’y a pas d’image qui ne soit pas déjà une relation à d’autres images, ce que je résume ainsi dans le livre : « il n’y a pas d’image, il n’y a que des images ». L’une des conséquences, c’est de considérer ce qui nous arrive aujourd’hui, ce vaste marché dans lequel les images ne cessent de circuler, d’être envoyées – ce que Walter Benjamin avait aussi pensé – ce n’est pas un accident de l’histoire, c’est dans leur essence même. Ce qui ne veut pas du tout dire que toutes les formes de marchés et d’économie de l’image soient équivalentes. Il faut penser l’image en termes économiques, mais ça ne veut pas dire que toutes les économies de l’image sont de bonnes économies.

On n’est plus dans l’époque de Benjamin, Adorno ni même de Deleuze, mais dans celle de l’image numérique qui s’échange à haute dose et à haute vitesse. Qu’est-ce que cette nouvelle révolution technologique fait aux images et à leur économie ?
Je cite un chiffre dans le catalogue de l’exposition, mais qui date de 2015 et qui est donc sans doute déjà obsolète. À l’époque, 3 milliards d’images s’échangeaient par jour sur les réseaux sociaux. C’est un saut quantitatif évident si on compare à l’époque où Walter Benjamin écrivait son fameux essai sur L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, ou de l’époque à laquelle Deleuze écrivait ses deux volumes sur le cinéma dont est tirée la citation autour de laquelle je tourne dans le livre. Mais ce n’est pas seulement un saut quantitatif, il est accompagné d’un saut qualitatif et d’un saut technologique. Les images sont devenues essentiellement numériques, ce qui pose un problème de format, et j’entends par là des choses très concrètes. Un problème de poids de l’image, des infrastructures que je qualifie de « voiries du visible » en empruntant à Benjamin l’idée d’images qui circulent dans la société. Je pense aussi à l’historien de l’art Aby Warburg qui parle dans un très beau texte, la préface à son Atlas mnémosyne, des « véhicules automobiles d’images » à propos de la tapisserie que l’on peut décrocher du mur, rouler et envoyer sur toutes sortes de chemins. Évidemment c’était une circulation lente, mais cette idée d’une voirie du visible me semble très importante. Cette voirie, aujourd’hui, ce sont essentiellement les câbles internet, dont on a dans l’exposition une très belle photographie par Trevor Paglen, et ces câbles internet sont intéressants car ils empruntent souvent les mêmes chemins que les câbles de télégraphe ou de téléphone posés sur les sols sous-marins au XIXe siècle, à l’époque coloniale. Ces voies qui ont été frayées pour des technologies très anciennes, ce sont aussi celles que suivent les câbles internet, mais parallèlement.

Ce qui change aussi c’est la nature des images qui circulent. On a vu ces dernières années un travail important mené sur la photographie dite vernaculaire, des photographies prises par tout un chacun, et qui sont aujourd’hui exposées dans les musées. Qu’est-ce que ce changement a produit sur la distinction entre photographie d’art et photographie amateure ?
Je dirais que ça change tout. La distinction entre photographie d’art et photographie vernaculaire est brouillée, c’est difficile de dire ce qui distingue l’une de l’autre. Car le geste photographique ne consiste plus seulement à produire une image ou une série d’images, mais de plus en plus à prélever des images sur un flux, ou à les extraire d’une banque d’images. Ce qui fait la force d’un geste artistique, c’est de donner à voir d’où vient la photographie, c’est-à-dire ce qu’elle implique comme infrastructure, ce à quoi elle est liée. Il y en a un magnifique exemple dans l’exposition, avec Martin Lechevallier qui présente une série de portraits – qu’il n’a pas pris – d’inventeurs de l’obsolescence programmée : du stylo bic, du gobelet jetable, de meubles Ikea qui ne peuvent plus au bout d’un moment être démontés et remontés… Des portraits auxquels l’artiste applique ce principe de l’obsolescence programmée puisqu’ils vont s’autodétruire au cours de l’exposition, il y en a un qui a d’ailleurs déjà brûlé laissant une tache vaporeuse sur la vitre du cadre. La photographie elle-même devient ici le signe de sa propre obsolescence. Pour les collectionneurs il garantit une durée de vie d’un an. Voilà donc un geste artistique qui ne consiste pas à produire une photo, mais plutôt à réfléchir sur sa nature nouvelle.
Pour prendre un autre exemple, l’artiste brésilienne Rosângela Rennó utilise des photographies qu’elle trouve dans les marchés aux puces, des collections de diapositives qui ont appartenu à des gens et qui sont des tranches de vies qu’elle projette en superposant 4 appareils. Il y a donc un phénomène de surimpression, auquel s’ajoute l’usure des diapositives à force d’être projetées. C’est une autre manière très belle d’introduire de la finitude, là où on se représente un medium voué à rester pour toujours. Donc voilà deux gestes d’artistes qui travaillent avec la photo mais qui ne consistent pas à produire une image de plus dont on pourrait se demander s’il s’agit d’une œuvre d’art ou non, c’est plutôt un geste qui vise à faire émerger ce que la photo suppose comme temporalité.

Cet enjeu de la pérennité et de la façon dont on stocke les photos occupe toute la première section – justement intitulée « Stock » – de l’exposition au Jeu de Paume. Or, ce qui apparaît c’est que contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, le numérique ne règle pas cette question de la conservation.
Une très belle manière d’évoquer cette question a été trouvée par l’artiste mexicaine Geraldine Juárez dans sa pièce intitulée Storage, pour laquelle elle a moulé dans la glace toutes sortes de supports, de la clé USB à la pellicule en passant par la cassette audio. Cette glace évoque la fragilité, mais aussi l’énergie que tous ces supports requièrent, pour refroidir par exemple les data center de Google entourés d’un certain secret, dont on ne sait pas toujours très bien où ils sont. La finitude des supports d’image, la finitude des moyens de stockage, renvoie à plus grande échelle à la finitude des ressources naturelles et des sources d’énergie.

Tout cela renvoie aussi à l’économie, ou plutôt au concept d’iconomie que vous aviez développé dans votre essai. Ce mot-valise agrège « icône » et « économie »,  il s’agit donc de parler aussi bien d’économie de l’image que d’images de l’économie ?
Dans la mesure du possible, nous avons choisi des œuvres à l’intersection des deux. Il était important de montrer l’économie, surtout dans certains aspects invisibles comme l’économie de l’ombre, par définition. Mais il fallait aussi aborder des aspects de la réalité économique d’aujourd’hui proprement inmontrables, comme le trading à haute fréquence, le microtrading, la blockchain… Dans le même temps, les œuvres choisies devaient dire quelque chose d’une certaine économie de l’image, de ses formats, de sa circulation, de sa structure. Le concept d’iconomie permet de penser les deux aspects ensemble, mais plus que cela c’est une tentative de nommer le fait que l’image n’a d’existence que relationnelle, que dans l’échange. Ce qui m’est apparu très clairement ces derniers temps, c’est que l’image qu’on a toujours tendance à se représenter soit comme quelque chose de fixe, de stable, même quand elle est en mouvement, soit comme un pur flux, n’est en réalité ni l’un ni l’autre. C’est un différentiel de vitesse. Elle est faite de flux contrariés, qui sont arrêtés. L’image est un arrêt sur image ou pour reprendre la formule de l’artiste Samuel Bianchini, l’artiste est « un arrêteur d’image ». Ce que j’essaie de faire, c’est de retracer une archéologie de cette idée, en remontant très loin, à la première image faite de main d’homme et que Pline l’Ancien décrit à travers le mythe de Dibutade sur la naissance de la peinture. Dibutade est un potier dont la fille est amoureuse d’un jeune homme qui doit partir, elle décide alors de tracer le contour de son ombre sur un mur. Or il ne s’agit pas seulement de dessiner, puisque dans le récit qu’en fait Pline, Dibutade vient tout de suite en faire un moulage. La peinture est donc dès son origine liée à une différence de format, à un tracé qui devient moulage. C’est ça l’image.

C’est-à-dire que l’image est inséparable de son ombre ? Diriez-vous que si nous vivons dans un monde de visibilité saturée, paradoxalement l’invisible lui aussi est saturé d’images ?
Ce lien entre l’image d’un objet et son ombre est au cœur de ce que les Grecs appelaient la skiagraphie. Le récit que fait Pline l’Ancien des origines de l’image fabriquée par l’homme induit en effet l’idée selon laquelle plus une image perd de sa matérialité, moins elle a d’ombre. Le passage de la sculpture au fichier numérique jpeg illustre cela parfaitement. Pourtant, est-on vraiment sûr que l’image dématérialisée ne projette aucune ombre, qu’elle n’entretienne aucune zone sombre ? Car il y a bien une face cachée, qui abrite tout le travail nécessaire à sa production, son entretien, pour le faire exister, durer, circuler… C’est ce que suggère par exemple la vidéo de Martin Le Chevallier intitulée Clickworker, et qui donne la parole à ces travailleurs du clic, des gens sous-payés et exploités qui font le travail dont on imaginerait qu’il pourrait être fait par des logiciels d’intelligence artificielle. Seulement, cela coûte moins cher de sous-payer une masse de travailleurs dans des fermes à clic à Madagascar ou ailleurs pour produire du « like », des vues, qui sont vendues par milliers pour promouvoir des produits sur YouTube ou sur des sites de vente.

C’est ce que le sociologue Antonio Casilli appelle les « tâcherons du clic »…
Absolument, ce capitalisme de l’image induit donc de nouvelles formes de travail et d’exploitation. C’est toute cette part d’ombre de l’image qu’il s’agit de faire émerger, de mettre en lumière. Donc, quand je dis que les images au format numérique ne produisent pas d’ombre, au sens où une sculpture peut produire une ombre projetée, en réalité elles produisent peut-être plus d’ombre que jamais, c’est-à-dire une part d’ombre qui n’est pas simplement projetée mais qui plonge toute une partie du monde du travail dans l’invisible, dans l’oubli.

Et pour s’enfoncer un petit peu plus dans l’obscurité, il faut évoquer les images qui ne sont jamais soumises au regard de l’homme, et que s’échangent directement entre elles les machines. C’est un autre enjeu important de l’iconomie ?
Absolument, c’est un enjeu énorme. La question de la visibilité rejoint celle de la production comme on vient de le dire à propos des travailleurs du clic dont la fonction est littéralement de produire des « vues » à la chaîne. Mais la visibilité n’est jamais qu’une part infime de ce qui arrive aux images. Tout d’abord, malgré le sentiment d’être saturés, nous n’en voyons en réalité qu’une toute petite partie, débordés que nous sommes par celles que nous produisons déjà nous-mêmes et que nous mettons en circulation sur les réseaux sociaux. Mais surtout, il existe une autre catégorie d’images que nous ne voyons jamais, car nous n’en sommes tout simplement pas les destinataires : celles qui sont produites par des machines, et pour des machines. Et il y en a une quantité immense : des photographies de plaques d’immatriculation, des vidéos de surveillance, des techniques de manutention, de logistique contrôlés par des machines. C’est ce qui fait dire à l’artiste Trevor Paglen, d’une très jolie formule paradoxale, qu’il existe une « culture visuelle invisible ». C’est une idée qui m’occupe depuis quelques jours, depuis le vernissage de l’exposition au Jeu de Paume, car elle relègue l’humain à la périphérie. Que devient la visibilité quand elle n’est plus majoritairement adressée à des êtres humains ? Une première réponse pourrait être de dire tout simplement qu’il y a toujours eu des images qui ne nous étaient pas destinées. Un exemple très simple : la montagne s’est toujours reflétée dans un lac, et cette image n’a jamais été adressé à l’homme. Finalement – c’est vraiment une réflexion brute que je vous livre là – je ne suis pas sûr qu’il faille placer l’homme au centre de la question de l’image, que ce soit la meilleure solution théorique. Je plaiderais plutôt pour ce que j’ai envie d’appeler une « écologie de l’image », qui postulerait justement que cet anthropocentrisme dans notre rapport à l’image, dans notre façon de penser qu’elles nous sont toujours destinées, c’est cela qui entretien les désastres que nous vivons actuellement.

Nous sommes ici au Jeu de Paume, un musée donc, où nous nous rencontrons à l’occasion d’une exposition, composée d’œuvres d’art, et nous n’avons pas encore évoqué la question de l’esthétique. Comment celle-ci est-elle affectée par ce nouveau régime des images que vous décrivez ? Quelle place tient-elle dans votre iconomie ?
L’esthétique, le mot, l’adjectif, le nom, la discipline, la valeur… tout ce champ sémantique, tout ce concept, cela renvoie avant tout pour moi à un moment de l’histoire. Un moment de l’histoire de l’art, bien entendu, mais aussi de notre rapport à la sensibilité, à la visibilité. C’est donc un moment fini, et un moment relativement court si on le considère à une échelle plus grande, un peu comme le ferait un anthropologue venu d’une autre planète et qui jetterait un regard sur notre rapport à la sensorialité. En effet, l’esthétique a une date de naissance, qui peut être discutée mais qu’on fait généralement remonter à Emmanuel Kant, et une définition comme rapport désintéressé aux images, donc un rapport non économique. Kant est le premier à formuler ce rapport désintéressé, non économique aux images comme fondement de l’esthétique. Or, je ne suis pas certain que l’on puisse aujourd’hui penser l’image en général en la soustrayant à ces catégories économiques. L’image est en plein bouleversement, au centre d’une remise en question de la notion kantienne d’esthétique. Ce n’est pas vraiment nouveau non plus, puisque Nietzsche par exemple avait déjà commencé à le faire d’une manière absolument explosive comme il en avait le secret, en suggérant d’une manière très maligne – c’est-à-dire à la fois forte et mauvaise – que le désintéressement kantien est en fait extrêmement intéressé, et qu’on a toujours toutes sortes d’intérêts à se dire désintéressé. Donc c’est peut-être cet intérêt fondamental, au sens à la fois général et économique, qui revient sur le devant de la scène dans notre rapport aux images.

Réinscrire l’image comme vous le faites dans son contexte social, économique, politique, ça paraît à la fois naturel et presque un peu iconoclaste. Il y a une sorte de malaise qui est provoqué par cette idée. Comment l’expliquez-vous ?
Votre remarque est intéressante car je pense souvent qu’une approche économique des images est à la fois très banale, et très irritante. Tant que cette approche économique reste cantonnée au mécénat, au marché de l’art, aux questions liées au coût d’une image, aux investissements nécessaires à sa production, à la valeur marchande que les gens accordent aux images… c’est accepté. Mais si on essaie de poser la question de l’économie de l’image de manière un peu plus large, très souvent on recueille des réactions « réactives » pour prendre un adjectif que Nietzsche aimait bien. Spontanément, les gens se disent qu’il faudrait protéger quelque chose de l’image, contre cette mainmise de l’économie : soit protéger sa pure valeur esthétique, soit protéger sa dimension politique, de témoignage, sa dimension documentaire, comme si c’était contradictoire. Pourtant, aborder l’image de ce point de vue économique, ça ne veut pas dire la réduire à sa valeur financière, mais la comprendre du point de vue de son intérêt, de « l’économie générale ». C’était la grande idée de Georges Bataille : une économie qui ne nous concerne pas seulement nous les hommes, une économie à l’échelle de la planète, des échanges énergétiques, c’est tout ça dont l’image est à la fois le résultat, le produit, le symptôme.

Dans un précédent essai intitulé Kant chez les extraterrestres vous abordiez la question du cosmopolitisme. Comment inscrivez-vous la question de l’image dans cette réflexion, puisqu’elles sont comme on l’a déjà dit vouées aujourd’hui à migrer, et pour cela à être en permanence réécrites, codées, compressées ?
Effectivement, dans une perspective iconomique l’image est vouée à circuler, c’est même selon cette idée dérivée de la pensée de Deleuze ce qui la caractérise. La conséquence, c’est que l’image n’a pas un format, une forme, une structure stable. Elle a une structure mobile, ou on pourrait dire, en empruntant un terme qui est cher au philosophe et penseur de la technique Gilbert Simondon, elle a une structure « métastable ». C’est-à-dire qu’elle est à la fois en perpétuelle métamorphose et en même temps toujours prête à se cristalliser dans une forme. Elle circule aujourd’hui sous plusieurs formats, elle peut être aussi bien en basse qu’en haute résolution, et on dit que c’est la même image. En réalité, il s’agit de deux états bien différents : dans sa version la plus légère par exemple, elle va circuler plus vite, c’est ce qu’on appelle de temps en temps des images pauvres. Beaucoup d’artistes s’en sont emparés comme le Palestinien Taysir Batniji, qui a réalisé son installation murale Disruptions 2015-2017 à partir de captures d’écran lors de conversations avec sa mère restée à Gaza. Puisque vous m’interrogiez sur la migration et les frontières, on est là typiquement dans l’impossibilité pour lui de retourner physiquement chez lui, mais aussi dans la difficulté pour les images de migrer par-delà les frontières, puisqu’elles apparaissent « pixelisées », tronquées… Ces accidents de la circulation sur internet sont aussi très dépendants de la politique des États, de la régulation qu’ils exercent sur le trafic des données. Une même image peut, dans cette installation, avoir une définition plus ou moins grande donc c’est un peu la trace de sa circulation. C’est-à-dire que l’image devient comme un objet migrant qui garderait les traces de ses états et de ses voyages, de ses itinérances sur les réseaux. Quand vous voyez une trace pixelisée, ce que vous voyez est le symptôme du fait que ça bouchonne à la frontière, que ça ralentit, que ça passe moins bien. Et l’image montre à la fois ce qu’elle veut montrer, mais aussi la façon dont elle est ralentie pour le montrer.

Qu’est-ce que le pixel dit du régime actuel des images, touché jusque dans leur composition ?
Le terme pixel est une contraction de picture element, ces éléments ce sont les atomes de lumière, d’écrans, qui composent l’image. Chacun a son adresse, est assigné à une certaine résidence dans l’image, et doit y rester. Mais on peut tout à fait imaginer que l’image soit décomposée et qu’ils puissent être remis en mouvement, voyager sur l’écran. D’ailleurs, quand elle est transmise et envoyée à l’autre bout du monde, l’image n’est pas transportée comme un tout, une unité, mais elle est décomposée en éléments qui sont envoyés par petit paquets le long des câbles, elle se décompose et se reforme à l’autre bout. C’est ce processus qui est représenté dans l’œuvre de Jeff Guess, Adressability, un terme qu’il emprunte au philosophe et théoricien des médias allemand Friedrich Kittler. L’image perçue comme une unité, migre d’un bout à l’autre du monde sous la forme de micro-voyages au cours duquel ces picture elements vont retrouver leur place, se recomposer. Et on retombe sur l’idée de la valeur. Car ce processus impose de passer par un système de compression qui répond à une logique économique de base : plus une image est compressée, moins elle occupe de place sur le réseau, moins elle occupe de place sur ces autoroutes câblés où elle doit passer. Il y a donc un intérêt, un gain de place et d’argent, qui permet d’envoyer plus d’images mais qui entraîne aussi une perte d’informations puisqu’elle perd en définition.
Des techniques nouvelles se sont ainsi développées, qu’on appelle la compression perceptuelle ou formatage perceptuel, qui tire parti des lacunes dans notre appareil perceptif. Ce qui pose à nouveau la question de savoir si l’image nous est adressée, à nous les humains, à notre appareil perceptif… ou pas. On sait par exemple que nous sommes moins sensibles aux nuances de bleu, et cela a déjà été exploité de longue date dans le codage NTSC de la télévision couleurs aux États-Unis. Imaginez un ciel bleu, vous n’allez pas coder chaque nuance, chaque pixel pour lui-même, mais vous allez coder une zone par répartition statistique, et votre appareil perceptif ne s’en apercevra pas. Donc, vous pouvez gagner en termes de compression, sans que cela ne se remarque, et c’est très intéressant parce que ça veut dire quand même que l’on exploite les lacunes de l’appareil perceptif humain qui devient une source de profit et de plus-value. Avant de m’intéresser aux images, j’ai longtemps étudié la musique où ces questions se posent également. Le théoricien du son Jonathan Sterne a écrit des choses très intéressantes sur les formats en général, et sur le mp3 en particulier. Dans MP3 : économie politique de la compression (éditions Philharmonie de Paris) il a inventé l’expression de « plus-format », comme il existe en théorie économique la « plus-value ». On peut alors parler d’extraction de format à partir de ce que nous ne percevons pas.

L’image serait donc une matière première que l’on peut extraire ? On trouve dans le catalogue un texte d’Yves Citton qui enrichit l’idée de « supermarché des images » en la liant avec ce qu’il appelle « l’hypermarché idéologique » et « l’hypomarché cybernétique ». On retrouve donc à la fois l’esthétique, la politique et la technique à l’interface de l’Homme et de l’image.
Le texte d’Yves Citton est absolument passionnant, mais disons que je me place dans une perspective qui est à la fois très proche et très différente de la sienne. J’aurais tendance à penser les choses plutôt en termes de différentiels d’échelle, et toute image doit être comprise sur trois plans. Microscopique d’abord, celle des micro-mécanismes perceptuels mais aussi des micro-mécanismes par lesquels l’image se compose et se décompose pour se présenter à nous. Ces pixels qui voyagent, qui s’agrègent qui se désagrègent, ce que l’on en perçoit, tout ce qui se passe à un niveau infra-perceptuel en quelque sorte. Il y a ensuite le niveau que l’on peut appeler esthétique en effet, dans la mesure où c’est l’échelle à laquelle les images se présentent comme des unités : une image, un tableau, une photographie. C’est au fond des images individus, alors que sur l’échelle inférieure on parlerait plutôt de processus pré-indidivuel, avant que l’image ne s’individue pour reprendre le vocabulaire de Simondon. Enfin, au niveau supra-individuel, que décrit aussi Yves Citton quand il parle de l’idéologie, on trouve ce vaste marché sur lequel les images circulent qui est aussi le niveau de leurs infrastructures. Lequel vient en premier, lequel est en haut ou en bas, on peut adopter différents points de vue, mais je dirais volontiers et que toute image est une négociation entre ces trois niveaux qui interagissent et qui sont en conflit. Donc toute image est une espèce de compromis relativement stable, mais juste relativement car elle est toujours prête à se dissoudre et à se recomposer autrement.

Il y a finalement une économie politique des images ?
Cette expression, « économie politique » est pour moi très importante, et  constitue en même temps un mystère car pourquoi parler d’économie politique plutôt que d’économie tout court ? En réalité, l’usage du mot économie tout seul est une simplification d’un usage antérieur dans lequel on ne séparait pas les deux termes. Il me paraît très important, peut être plus important que jamais, de marquer que l’économie est toujours politique et qu’aborder les images d’un point de vue économique signifie aussi de les aborder d’un point de vue politique. Sans tomber dans l’illusion que la politique serait une sphère isolée, que l’image ne serait qu’une question de témoignage, de document voire de décision, comme si toutes ces dimensions de l’image qui sont extrêmement importantes étaient séparées des enjeux liés à leur circulation, l’infrastructure, la valeur, le poids et ainsi de suite. Je crois que les deux sont éminemment liées.

L’exposition « Le Supermarché des images » se tient au Musée du Jeu de Paume, Paris, du 11 février au 7 juin 2020.

 


Raphaël Bourgois

Journaliste

Rayonnages

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