Nina Childress : « Il faut que la peinture soit plus intéressante que la photo »
Du 17 février au 28 mars 2020, le commissaire d’exposition Éric Troncy expose les peintures de Nina Childress à la Fondation d’Entreprise Ricard. L’artiste franco-américaine, qui a participé à la scène punk des années 80 avec le groupe Lucrate Milk avant d’intégrer entre 1984 et 1988 le collectif artistique des Frères Ripoulin, se présente aujourd’hui sous le simple titre « d’artiste-peintre ». Cette simplicité, c’est celle de l’évidence de la peinture à travers laquelle Nina Childress n’a jamais cessé de pratiquer sa passion des images, des couleurs et des décors quotidiens. C’est aussi la simplicité du geste d’Éric Troncy qui choisit d’exposer ce travail de peinture tel qu’il est, avec son obsession de la collection d’images, des idoles féminines, du flashy et du fluo, ses effets de décalages incessants et son humour. Au sein de l’art contemporain, la seule peinture n’a pourtant plus la même évidence, et rarement une telle visibilité. Se dire « artiste-peintre » aujourd’hui, avec ce que ce mot a de terriblement désuet, s’apparente dès lors à une réelle revendication que traduisent les œuvres sans compromis de Nina Childress, qui est également depuis la rentrée professeure aux Beaux-Arts de Paris. RV
Comment est née cette exposition ?
La Fondation d’Entreprise Ricard m’a proposé de faire une exposition en m’expliquant que le principe est d’inviter un commissaire que l’artiste ne connait pas, pour une sorte d’enrichissement mutuel. J’avais un peu peur, je n’ai pas l’habitude de travailler avec des commissaires ! Colette Barbier (directrice de la Fondation) a pensé à Éric Troncy, un ami de longue date avec lequel elle avait déjà travaillé. J’ai tout de suite été enchantée par la proposition parce que c’est quelqu’un qui m’a formée à travers ses écrits. J’ai toujours été très fan de son travail, de certaines expositions qu’il a faites, comme à la triennale de la Force de l’Art où il a montré des œuvres difficiles de Bernard Buffet (Superdéfense, 2006). Dernièrement il a fait une expo qui m’a beaucoup intéressée, à la galerie Almine Rech [The Shell (Landscapes, Portraits & Shapes)], une ligne de peintures avec des artistes de toute sorte ; je me suis vraiment sentie chez moi quand j’ai vu ça. J’étais très impatiente de commencer le travail. Je lui ai donné une clef USB avec toute mon œuvre du début à la fin, plus de mille tableaux à regarder. Au bout d’un moment il m’a dit « je pense qu’il faut être simple, et j’ai envie de montrer que tu es une grande peintre, c’est tout. » Evidemment ce n’est pas le genre de postulat que je peux faire moi-même lorsque je fais une exposition. Il a articulé l’exposition en trois parties. D’abord le rapport à la peinture : le peintre et le modèle, et le rapport à l’art avec Peggy Guggenheim, et l’Enterrement… Une peinture plus trash, puis cette salle de portraits et doubles-portraits qui constituait plus un objet artistique en soi. Je l’ai laissé faire l’accrochage tout seul, je lui ai fait totalement confiance, et je suis retournée le lendemain. J’étais soufflée, c’était parfait, au centimètre près, il n’y avait rien à redire. J’espère un jour retravailler avec lui, c’est quelqu’un qui connait la peinture, qui comprend complètement ce que je fais ; c’est assez rare pour moi de rencontrer quelqu’un comme ça, et qui formule les choses de cette façon. Il a aussi ce goût pour le mauvais goût, et on fonctionne bien ensemble. Pour moi, c’est même au-delà d’une simple exposition : ça m’a aussi donné confiance. Je n’aurais pas osé faire un accrochage comme ça, mettre des cadres par exemple, et ça a fonctionné.
Le fait de travailler d’après photos et notamment d’images iconiques semble éloigner votre peinture d’une possible dimension narrative ; est-ce qu’au contraire l’espace et le moment de l’exposition écrivent des histoires ?
C’est vrai, la narration ne m’intéresse pas et c’est dans mon intention de plutôt travailler l’image. Dans l’exposition, la mise en contexte et surtout les relations entre les tableaux font qu’effectivement la narration peut arriver. Éric Troncy était vraiment sur le même registre que moi, on était d’accord sur qu’on avait envie de raconter avec ces tableaux. Je pense que c’est pour ça que l’exposition fonctionne bien : il y a vraiment une corrélation entre la volonté que je mets dans mes peintures, individuellement ou même généralement, et la narration qu’a créée le commissaire dans l’accrochage.
Il y a une écriture des regards qui se joue dans l’espace, notamment cette galerie de portraits de femmes, déployée sous le regard d’un homme, le Peintre.
C’est plutôt comme s’il regardait ce qu’il avait fait en ricanant, c’est un clin d’œil. Sachant que le portrait de l’homme est une copie d’un tableau qui existe.
La question de la copie est particulièrement frappante dans cette salle : d’un côté on voit une série de jumelles, de doubles, des doubles quasiment maléfiques qui font repenser aux versions good et bad des peintures que vous faites à partir de photos. Est-ce que la peinture œuvre pour vous comme le double maléfique de la photographie ?
C’est vrai que souvent je fais une peinture good d’après une photo, et une peinture bad d’après la première peinture. Donc c’est à chaque fois une forme de translation, mais je ne dirais pas que c’est « maléfique ». Ce rapport photo-peinture m’intéresse beaucoup. C’est délicat parce qu’il faut que la peinture soit plus intéressante que la photo : si on a une très bonne photo on n’aura pas forcément un très bon tableau. Quand je cherche des photos, j’essaie de voir celles qui pourraient potentiellement faire de bons tableaux. Et si le maléfique arrive, il arrive en fait assez vite, avant même que je peigne, quand je fais des croquis des photos… Même si les good sont peints avec une objectivité très grande, je passe souvent par le croquis aussi, pour essayer de saisir les éléments forts de l’image. Enfin, c’est peut-être mon choix qui est maléfique, dès le départ.
Comment faites-vous ces choix de photographies ?
Avant j’avais des collections de pages de magazines arrachées et de choses comme ça, maintenant ce sont souvent des captures d’écran. J’ai plein de dossiers : quand je veux commencer un nouveau travail, je regarde ce que j’ai en stock. Parfois je viens de faire une capture d’écran et je veux absolument la peindre tout de suite. Dernièrement j’ai commandé un poster et j’ai eu la photo en bonne définition, mais ce n’est pas évident d’avoir accès aux photos qu’on a envie d’utiliser en bonne définition.
Est-ce la mauvaise qualité de définition ou de rendu des couleurs qui permet de laisser le champ libre à la peinture ?
Puisque je ne suis pas une hyperréaliste pure et dure, autant être gênée dans son travail pour y amener quelque chose. Mais curieusement il faut qu’il y ait quelque chose de parfait dans la photo, parce qu’il y a des choses qu’on ne peut pas corriger. On se dit qu’on va redresser un peu ceci ou cela, mais non. Et ce n’est pas forcément une question de définition… Par exemple une photographie avec une déformation type grand angle ne rendra rien en peinture.
En dessin et en peinture, on entend souvent dire qu’il ne faut pas travailler d’après photo. Qu’est-ce que la photo peut apporter d’autre à la peinture ?
Oui on dit ça ! Mais elle apporte un modèle, tout de suite, surtout si on veut faire poser quelqu’un. Je ne pourrais pas faire poser Britt Ekland quatorze fois, à différents âges de sa vie. Elle apporte des modèles, des images. J’ai vraiment toujours été une passionnée d’images, des pochettes de disques, des vignettes, des images de n’importe quoi. Je devrais peut-être l’appliquer à moi-même, ce conseil de ne pas peindre d’après photo, mais j’ai réussi à le contourner, et j’ai toujours aimé ça. Je pense que ce que les professeurs veulent dire par là c’est qu’effectivement on est beaucoup plus influencé en partant d’une photo plutôt que de son dessin, de son imagination, qui donneraient un résultat plus « personnel ». C’est un peu une vieille recette pour arriver à un style. Mais quelqu’un comme Richter, par exemple, a vraiment épuisé cette question de la peinture d’après photo. Ça m’a aidée à me détacher un peu de ce complexe du travail d’après photo, parce qu’il en faisait des choses intéressantes, en utilisant les armes de la photo. J’adore aussi les hyperréalistes, comme Franz Gertsch, ils font des choses incroyables. Moi je n’ai simplement pas la patience !
Est-ce qu’il y a quelque chose de nostalgique dans les choix de photos, de modèles et de figures que vous faites ?
Ça aussi c’est une issue, comme on dit ! C’est un problème pour moi, un aspect dont j’ai un peu du mal à me passer dans mon travail. Je crois que le moteur de mon travail, le moteur intime, personnel, psychologique, est de l’ordre de la nostalgie. Il remonte sans doute à quelque chose comme la recherche des États-Unis des années 60, perdues parce que j’ai été expatriée en France à l’âge de cinq ans. Je pense qu’au fond tout tourne autour de ça, et comme il faut un moteur très puissant pour avoir le courage d’aller peindre, je pense que chez moi c’est un moteur de nostalgie. Alors effectivement, on le voit dans mon travail, mais ça ne me dérange pas, parce que pour moi c’est pour ça que je peins.
Et quelle place est laissée à la nostalgie dans l’art aujourd’hui ? N’y a-t-il pas toute une partie de l’art contemporain qui rejette justement ce ton-là ?
Oui, bien sûr, beaucoup de gens considèrent que l’art contemporain doit refléter l’art de son temps, c’est un problème. Et c’est aussi par souci d’être du bon art contemporain, c’est-à-dire efficace. J’ai vu, dans une exposition chez Zwirner [Jordan Wolfson : Artists Friends Racists], des sortes d’hologrammes qui tournent ; c’est un peu comme être au salon des nouvelles technologies pour moi. On est soufflé par la technologie, mais finalement les images sur ces hologrammes, ce sont des portraits de l’artiste, de ses choses. L’artiste parle quand même de lui-même. La peinture, elle, est un véhicule nostalgique, pas du tout un simple medium. Elle est pleine de clichés, et pleine d’Histoire.
À cet égard, est-ce que la peinture a un statut particulier dans l’art contemporain ?
Je ne sais pas, je ne suis pas très bien placée pour en parler, parce que je suis justement dans la peinture. C’est d’ailleurs mon problème : aller visiter des biennales ça m’ennuie un petit peu parce que ce qui m’intéresse c’est de regarder de la peinture. Il y en a, mais pas beaucoup. Je crois que maintenant, depuis quelque temps, la peinture se trouve bien à la place qui lui reste. Elle n’est pas mal pour vendre, pour accrocher chez soi, des choses comme ça.
Elle est reléguée dans le décor ?
Oui, mais plus autant qu’avant. En fait je pense que le design et la déco ont maintenant pris la revanche sur ces pulsions-là : les gens qui ont envie de se faire un bel intérieur vont plutôt s’acheter un objet de design qu’un tableau. Et au contraire dans le public mainstream, on trouve des faux tableaux, des scans d’Audrey Hepburn ou des photos de galets ou de chats dans les hôtels, au-dessus du lit. C’est ce que j’appelle la « fonction tableau » : il faut un tableau, on met quelque chose qui finalement est une photo, c’est complètement absurde. Le décor ne fait plus tellement appel à la peinture. Du côté du marché, de l’économie de la peinture, il y a plusieurs niveaux ; à celui des grandes foires et des grands collectionneurs, les peintures atterrissent souvent dans des réserves, ou alors ce sont de très grands tableaux spectaculaires parce qu’il faut être spectaculaire. Le format domestique, lui, échoue chez les collectionneurs qui ont vraiment envie d’avoir quelque chose chez eux. Voilà : il y a plein de possibilités, et plus de règles.
Vous peignez beaucoup de portraits de femmes et d’icônes féminines. Dans l’histoire de la peinture, la femme est particulièrement un modèle ; est-ce difficile d’être une femme peintre aujourd’hui ?
Effectivement, je peins des femmes, mais je pense que ce n’est pas un regard comme celui du peintre sur le modèle classique. Ce sont plus des surfaces de projection, des avatars, même quand elles ne me ressemblent pas. Quand elles ne me ressemblent pas c’est que je parle plus largement de la condition féminine. Est-ce que ça a été dur d’être une peintre femme ? Je ne me posais pas tellement la question. Ce qui a été compliqué dans les années 80, début 90, c’était d’être plus regardée pour mon physique que mon travail, et puisque je n’avais aucun discours critique personne ne me prenait au sérieux. Pour moi il y avait cette complication : je voulais qu’on prenne au sérieux ma peinture pas sérieuse. Ça aussi été difficile parce que je pense que je suis allée vers des modèles qui n’étaient peut-être pas les bons. Car le passé est le passé, les peintres femmes ont été moins achetées, moins collectionnées : ce passé est derrière nous, mais ce qui est encore difficile au présent c’est qu’on n’a pas de modèle, de grand modèle auquel se référer. On peut avoir de grands modèles féminins en chorégraphie, pas en peinture. Et moi j’étais peut-être prise à mon propre piège, de ne pas avoir de modèle. Peut-être que si j’avais eu une femme professeure pour me coacher, ça aurait pu m’aider, mais là j’étais en freestyle. Enfin ce ne sont pas seulement des questions d’art, mais d’éducation, et de schémas culturels. C’est aussi contre ce genre de schémas que j’ai eu une volonté très forte pour accomplir des choses. Souvent les femmes se trouvent dans des situations qui font qu’elles travaillent dur, qu’elles travaillent mieux pour s’en sortir, et ça donne des résultats. Ce que je constate, c’est qu’il y a en ce moment beaucoup de femmes qui font de l’art et de la peinture, et qu’elles se débrouillent très bien. Notre civilisation est vraiment en train de changer.
À propos de votre expérience sur la scène punk, est-ce que Nina Kuss a apporté quelque chose à Nina Childress ? Quelles ont été vos pratiques artistiques à ce moment-là, et comment s’articulaient-elles avec la peinture ?
Tout s’est passé dans la plus grande inconscience possible ! Aujourd’hui cette histoire me revient un peu comme un boomerang. Parce que de toute ma construction de peintre qui a duré une trentaine d’année, ça n’était que le début. À ce moment, il était pour moi évident que ce qui m’importait c’était la peinture. Même si mes peintures de l’époque sont débutantes : je n’ai pas eu de professeur mais une formation lente et sur le tard, compliquée par toute la période de la difficulté de peindre.
D’où venait cette difficulté de peindre, et qu’en est-il aujourd’hui ?
Dans les années 90, la peinture n’était vraiment pas du tout à la mode. Et quand on en faisait, c’était très mal vu. C’était vraiment le début de l’esthétique relationnelle, on était à la fin de l’art conceptuel. À l’époque, le plus mainstream c’était la vidéo : c’était ce qu’il fallait faire. Ce n’était pas du tout comme aujourd’hui, où du moment que ça se vend tout va bien !
Une exposition comme Lobody Noves me n’aurait pas été possible à ce moment-là ?
Je ne pense pas, sauf pour Martin Kippenberger, qui faisait ce qu’il voulait. Peut-être en Allemagne aussi, mais à Paris, en France, impossible !
C’est pour cela que vous n’êtes pas restée en école d’art ?
Je suis entrée en école d’art, mais j’ai abandonné. J’ai rencontré les gens de Lucrate Milk en passant le concours des Arts Décoratifs. C’était le jour du concours, ils le passaient aussi et c’est comme ça qu’on s’est rencontrés. Je suis entrée à l’Ecole avec le bassiste, mais au bout de quelques semaines on n’allait plus en cours. On faisait les fous la nuit, et puis surtout les enseignements étaient trop dans l’esprit post-soixante-huit pour moi. Ce n’était pas du tout ce que je cherchais : j’avais envie d’être cravachée, de peindre toute la journée. Là c’étaient des réunions où on discutait autour des tables. Je ne voyais pas l’intérêt de passer mon après-midi à discuter avec des gens barbus aux looks qui ne me plaisaient pas ! J’allais aux cours de perspective, à tous les cours de technique et de dessin. J’ai continué à les suivre pendant un certain moment et quand je n’avais plus de crédits (validation universitaire) j’ai été virée. Après, je me suis inscrite aux Beaux-Arts de Paris. C’était encore plus libre, et j’y suis restée cinq ans sans jamais y aller.
Et vous auriez aimé avoir un enseignement de la peinture ?
Je ne sais pas si j’aurais été capable d’en recevoir. J’y pense souvent, maintenant que je suis enseignante. Je me demande : « est-ce que toi, tu serais là, à la place de tes étudiants, est-ce que tu pourrais ? », mais je ne sais pas, je ne me souviens plus. J’ai toujours été tellement sûre de ce que je voulais faire comme peinture, que vraiment je ne me questionnais pas. J’ai appris en faisant, un peu à la dure, et souvent avec des remarques que je ne comprenais pas tout de suite ou qui me faisaient de la peine. Dans les années 90, justement, on me disait que ce que je faisais était « formel ». Je ne savais même pas ce que voulait dire le mot, il faut dire que je manquais de recul critique, théorique, d’une connaissance de l’art classique, de tout ça. En revanche, je connaissais très bien les artistes vivants, et ceux qui étaient autour de moi. Travailler avec les Ripoulin aussi était une école. On avait des conversations sur la couleur, la composition, sur des vraies questions de peinture. On ne faisait pas n’importe quoi, c’était très engagé. Plus tard j’ai fait une VAE (validation des acquis d’expérience) à plus de quarante ans. Quand j’ai commencé à enseigner et que ça m’a plu, j’ai voulu pouvoir asseoir tout cela, j’avais le bac mais je voulais essayer d’avoir un master. La VAE est très contraignante : il faut faire un grand travail de secrétariat, de recherche, il faut aussi rédiger un mémoire. J’ai travaillé sur Picabia, sur Richter, sur des gens qui m’intéressaient. Je me suis plongée là-dedans, et j’avais assez de maturité pour trouver du plaisir à faire cette recherche. Et quand j’ai passé ma VAE, après une maîtrise d’Arts Plastiques, une professeure de philosophie m’a incitée à passer le master. Il fallait juste suivre deux cours de philosophie, écrire un plus gros mémoire, et je l’ai fait. Mais j’ai aussi eu un poste à ce moment, et j’ai fini par tout faire en même temps, en plus d’élever deux enfants. Ça m’a quand même beaucoup apporté.
Est-ce que l’enseignement a changé votre pratique artistique ?
Bien sûr, enseigner m’a beaucoup appris, parce qu’on est obligé de verbaliser les choses. Il faut imaginer des cours pour que des étudiants apprennent les fondamentaux de la peinture, et réfléchir : « qu’est-ce que sont les fondamentaux ? Comment est-ce que je peux leur faire comprendre ceci ou cela ? » J’ai élaboré des sujets, des déroulés de travail et c’était très intéressant. Je me souviens d’un sujet que j’ai donné un jour à Amiens. Il fallait faire un personnage vert, et je ne faisais pas encore mes filles vertes à ce moment ! Je ne sais pas comment m’est venue cette idée. J’ai donné ce sujet aux étudiants et j’ai vu de très bons résultats. Je l’ai fait à mon tour quelques années après, en pensant inconsciemment à ça, comme une vieille idée qui reste. L’enseignement m’a aussi beaucoup aidée à m’exprimer. Quand j’ai commencé, pendant les dix premières années j’étais ingérable, il y avait des gens à qui je n’osais pas parler, puis je rigolais tout le temps. Je me souviens de ce que j’avais dans la tête : pas grand-chose !
Et d’enseigner, de voir les travaux des élèves, est-ce que ça vous donne à voir des tendances de la peinture contemporaine ?
C’est sûr que souvent ils me surprennent, c’est très agréable. Il y a aussi beaucoup d’étudiants qui font un peu toujours les mêmes choses. Je pense qu’il faut passer par certaines étapes et que c’est normal de passer par ces étapes-là. C’est très intéressant parce que ça vous détache un peu de vous-même et ça vous met dans une perspective globale. Et puis il y a aussi des typologies de peintres : il y a ceux qui sont conduits par la forme, d’autres par le sujet… J’aime bien voir cela, et j’essaie de faire que chacun voie un peu où il se trouve. J’ai l’impression que je fais plus de la psychologie, que mon enseignement c’est psychologique et technique, avec assez peu de théorie ou de philosophie. Quand j’étais petite je disais « je serai peintre ou psychanalyste ». Alors je suis heureuse, parce que c’est un peu les deux !
Et parmi ces typologies, où est-ce que vous vous situez ?
Je pense que je suis une obsessionnelle, j’en suis sûre. Et ça se voit aussi dans ma façon de gérer mon archivage et de m’occuper de mes affaires. Même s’il y a toute une part de lutte et une gestion compliquée – m’imposer de faire un certain nombre de peintures –, la peinture est une chose qui m’équilibre. Je suis donc reconnaissante de pouvoir continuer à être névrosée sans trop souffrir, et j’utilise mes névroses pour peindre. C’est parfois plus ou moins douloureux et compliqué, parfois complètement inconscient, mais je pense avoir réussi à trouver un équilibre qui me satisfait. Je suis vraiment consciente que pour la plupart des gens qui ont envie de peindre, il y a aussi tout un rapport psychologique en jeu. C’est là que c’est intéressant, et ça donne à réfléchir même devant le travail d’artistes connus.
Comment la peinture transforme ou affecte les obsessions et les images ?
Je ne dirais pas qu’elle les transforme, je dirais qu’elle les révèle. C’est-à-dire qu’elle les matérialise. Je vis avec un comédien. Un comédien a son corps, et on lui donne des instructions. Moi c’est tout le contraire, je me donne mes propres instructions, et je sors quelque chose de mon corps qui devient indépendant de moi. Ça me permet de révéler et de m’en détacher. Je pense que c’est ce que j’aime dans la peinture, et aussi que c’est quelque chose qu’on peut regarder, quelque chose qui passe par les yeux. Je suis complètement visuelle : pour me souvenir des choses, j’ai des images dans la tête, mais pas du tout des mots. Mon compagnon comédien lui est dans les mots.
Même si les collectifs vous ont aussi permis de vous former en tant que peintre, est-ce que les obsessions et la nostalgie font de la peinture un lieu solitaire, un lieu à soi ?
Oui, et d’ailleurs je vois bien ce problème avec mes étudiants. Ils ont tous leurs écouteurs parce qu’ils veulent s’isoler. Dans certains ateliers des Beaux-arts de Paris, ils ont chacun leur petite cellule fermée. C’est vrai que moi non plus je ne peux pas peindre s’il y a quelqu’un dans la pièce, et que lorsque je prends des assistants ce n’est jamais pour peindre, c’est pour autre chose. C’est effectivement un travail solitaire. Et puis non seulement solitaire, mais aussi autocentré. J’ai un peu honte de ça, je pourrais aller vers les autres ! Enseigner aide justement à ne pas être dans cette fonction égoïste. Mais dans la vie je ne suis pas du tout quelqu’un de solitaire. Que dans l’atelier. Voilà l’équilibre.
Vous pensez que cet aspect solitaire et autocentré va à l’encontre du reste de l’art contemporain ?
Il y a des mouvements qui ont essayé de casser cela. Avec les Ripoulin, on a essayé, en vivant très en communauté, en faisant des travaux en commun… et puis comme toutes les communautés il y a toujours un mâle dominant qui va prendre le pouvoir, au fond ce sont toujours un peu des utopies. Je crois qu’aujourd’hui, l’art contemporain véhicule effectivement plus l’idée d’un art de la communication, qui intègre aussi le spectacle, les technologies, la politique, et toutes ces questions-là. C’est même la tournure que prend l’école des Beaux-Arts de Paris, d’ouvrir à toutes ces formes. Mais lorsqu’on fait son travail sans ironie, sans cynisme, pas pour faire de l’argent, que l’on peint parce qu’on a vraiment un besoin de peindre, et puis qu’on a un peu de métier et la chance de montrer ce travail, j’ai l’impression qu’un travail solitaire et nombriliste peut toucher tout le monde. Parce que tout le monde peut s’être senti un jour comme cette fille avec la culotte sur la tête, et s’être dit « Mais qu’est-ce que je fais de ma vie ?».
NDLR : L’exposition Lobody Noves me par Éric Troncy sur Nina Childress se tiendra du 17 février 2020 au 28 mars 2020 à la Fondation d’Entreprise Ricard.