Design

Jean-Louis Frechin : « Le design doit être au libéralisme ce que la Croix-Rouge est à la guerre »

Journaliste

Bousculé et embarqué par la mutation numérique mais aussi saisi et requis par l’urgence écologique, le design se retrouve toujours au croisement de questions sociales, économiques, technologiques, scientifiques, esthétiques et culturelles. Une place privilégiée pour observer mais aussi pour faire, et donc agir. Auteur récent d’un ouvrage dans lequel il pense sa pratique, le designer Jean-Louis Frechin prépare également une exposition dans le cadre de Lille-design.

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Architecte de formation, le designer Jean-Louis Fréchin a fait partie des premières promotions d’étudiants formés à l’École nationale supérieure de création industrielle, au sein de laquelle il fut ensuite directeur de l’innovation et de la prospective, et fondateur de l’Atelier de design numérique. Dans le cadre de son agence, NoDesign, il accompagne et pense la grande mutation numérique depuis une vingtaine d’années. Commissaire d’une prochaine exposition qui se tiendra en avril dans le cadre de Lille-design, il vient de publier Le design des choses (FYP éditions).

On a appris il y a quelques jours la disparition de Larry Tesler, celui qui a inventé le couper-copier-coller. Peut-on le considérer comme un designer ?
Je dirais qu’il était un concepteur. Un concepteur, et aussi l’inventeur de quelque chose. Il se trouve que le mot conception en anglais se dit design, et qu’en français ou disons en européen continental, le mot design a un autre sens, qu’il renvoie davantage à l’idée de création. C’est un peu le grand drame du design : un même mot veut dire deux choses différentes sur deux continents. Et le sens anglais a peu à peu écrasé le sens européen continental, d’abord nos amis italiens, puis nous les Français, et plus largement tous ceux qui ont progressivement accepté le sens anglais après la Seconde Guerre mondiale. Cela dit, personnellement j’aurais tendance à considérer Larry Tesler comme un designer lorsqu’il invente le copier-coller, parce que cela participe de l’usage, d’une chose que l’on voit mais surtout qu’on ressent. Cette invention fait de lui un designer au sens européen continental car son geste dépasse la technique, dépasse la conception pour relever du sens et des usages partagés.

Son invention a profondément transformé les manières de travailler de tout le monde ou presque mais plus encore peut-être celle des designers…
De ceux qui veulent faire comme les designers sûrement… (rire) C’est vrai que ce fut une véritable révolution pour nombre de pratiques, non seulement de l’écrit mais aussi pour tous les outils classiques du design, les logiciels de dessin, de dessin vectoriel, de dessin en 3D. À tel point qu’il existe aujourd’hui des sortes de super copier-coller : ce n’est plus je copie, je colle mais j’empile dans une mémoire des éléments que j’ai collés, comme des feuillets virtuels que je peux convoquer plus tard sans rien voir, en évoluant typiquement dans l’espace historique, du feel. Et ce ressenti des choses, indépendamment de ce que l’on voit, c’est vraiment la base du design d’interaction et des pionniers du Macintosh, qui ne parlaient pas d’expérience mais de look-and-feel : il y a ce que l’on voit, il y a ce que ça fait, et il y a ce que l’on ressent, et le « ce que l’on ressent » est supérieur à ce que l’on voit et ce que l’on fait. Ce nouveau design de la conception a d’abord été inventé aux Xerox PARC mais c’est vraiment chez Apple qu’il a pris toute son ampleur. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’ils n’ont pas oublié la forme, contrairement à ce qui s’est passé plus tard avec les Californiens du web. À ces débuts d’Apple, la graphiste Susan Kare, qui a travaillé sur les icônes, a apporté deux choses importantes : sa culture du canevas, qui lui venait de sa grand-mère, d’où des icônes très minimales 16 par 16 ; et ensuite le côté joyeux, le brin d’humour et de drôlerie qui a dédramatisé la machine, c’était tout bête le petit chien, le hello, la petite bombe… Trois fois rien et, en même temps, extraordinaire. Elle, c’est vraiment une designer au sens plein et entier.

Vous avez vécu cette grande mutation, vous avez connu l’avant et l’après. Quel regard rétrospectif portez-vous sur ce moment ?
J’ai eu la chance de connaître ce basculement, oui. J’aurais pu ne y être : je n’étais pas bon en maths, les machines me faisaient peur, mais je suis tombé dedans grâce aux usages, c’est-à-dire grâce à l’architecture et au design. En archi, il fallait apprendre à programmer pour faire un dessin, c’était compliqué mais je m’y suis attelé. Et lorsque je suis arrivé à l’ENSCI, il y avait des macs et ils m’ont dit “bonjour, c’est parti”. Cette époque ce fut d’abord ça marche un petit peu, puis ça marche pour quelques personnes, ça marche pour plus de monde – avec le mac et son interface graphique… Et dix ans après, avec le web ça s’est mis à marcher pour énormément de monde. Au départ, c’était vraiment une affaire de spécialistes, de développement. La question des usages n’était pas posée. Puis on s’est demandé à quoi cela devait servir, à quoi cela pouvait être utile, et là le design est arrivé. D’abord pour la conception des machines, puis pour celle des outils, les macpaint, macdraw, macwrite… Et ensuite on a réfléchi à ce que les gens faisaient avec, ceux qui faisaient des livres d’abord, qui ont commencé à acheter des macs et à réinventer la tradition typographique. On a vu se créer une multitude de fonderies, de studios qui créaient de nouvelles fontes. On a découvert que, loin de s’opposer à la tradition, ces machines pouvaient au contraire la régénérer. Tout d’un coup ça coupait la chique de tous les geignards habituels sur le mode gnagnagnamétiersdulivreonvatousdisparaitre… Jamais on a vu autant de créativité typographique en fait. On commençait à comprendre qu’on allait pouvoir mettre du design dans la technologie et prolonger la tradition, la typographie, le sens, l’image, le projet, la fonction, la complexité… Tout allait bien, et puis le web est arrivé, et là tout a explosé.

Pourquoi ? Comment ?
Nos amis californiens ont dû répondre en urgence absolue et inventer des usages qui n’existaient pas. À l’époque, autour de l’an 2000, il faut se souvenir que les sites c’était des logos en flammes, des textures absolument épouvantables d’informaticiens fans de hard rock… Les blogs scientifiques ou les sites scientifiques étaient tout aussi épouvantables ! Il fallait trouver une autre manière de concevoir un web réellement utile. Ce fut le cas en 2004 avec l’arrivée du web 2.0 qui a transformé le web media en web applicatif, dès lors les besoins en design sont devenus assez conséquents. Le « génie américain » a donc dû trouver des réponses très rapides à des problèmes très lourds, il n’était pas question de prendre cinq ans pour former des gens… Ils ont donc commencé par rappeler aux informaticiens qu’il fallait être centré sur les gens. Vu d’Europe, de l’humanisme européen, c’était un peu bizarre, parce cela voulait dire qu’avant on faisait des sites pour les machines. Ils ont commencé à dire qu’il fallait travailler sur l’expérience globale du site, produire une espèce d’harmonie des choses, d’abord pour créer du confort – très bien –, et ensuite pour transformer les utilisateurs en clients – un peu moins bien –, et enfin, quand les sites sont devenus gratuits, pour faire en sorte que les gens restent longtemps afin qu’on puisse les exposer à la publicité. Et là, c’est ce que j’ai ressenti à l’ENSCI, notre histoire a dévié. Nous étions dans une forme de continuation du design européen et nous avons basculé dans un prolongement du design consumériste américain, de Raymond Loewy à la captologie, c’est-à-dire de la laideur se vend mal à l’attention rapporte gros. C’est leur histoire mais pas la nôtre.

D’où la nécessité, ressentie depuis longtemps, d’écrire ce livre que vous venez enfin de publier, Le design des choses
Oui c’est cet agacement qui est à l’origine de ce livre, d’abord imaginé pour mes élèves. Pour leur expliquer que nous aurions pu continuer notre histoire du design. Un design qui, du Bauhaus à aujourd’hui, aurait tenté de faire les choses à l’européenne. Ce n’est pas une tare d’être européen ! Et j’aime rappeler que le design a été inventé en Europe. Au lieu d’intégrer ce que les américains appellent user research, c’est-à-dire en fait de la documentation utilisateur, nous aurions pu nous appuyer sur la sociologie, par exemple, parce qu’on a de très bons sociologues en Europe et notamment en France, on aurait pu utiliser les travaux de l’anthropologie pour tenter de comprendre les gens pour lesquels il s’agit de concevoir des choses de manière un peu profonde, comme on l’a fait en architecture dans les années 70, par exemple, comme je l’ai appris à l’école. Au lieu de ça, on a caricaturé tout ça avec des personnages, avec des techniques qui sont simplement des techniques et non des approches profondes pour faire les choses bien.  Et je ne suis pas en train de parler comme un artiste qui serait contre un monde de l’entreprise peuplé de méchants… Faire les choses bien c’est créer de la bonne valeur, c’est rendre à terme possible l’écosystème parfait, celui qui fait que les clients se sentent bien, que les gens qui travaillent dans l’entreprise se sentent bien, qu’on a un bon produit… Qu’un cercle vertueux idéal se mette en place. Ce qui existe dans certaines entreprises et caractérise la signature européenne. De toute façon, on n’a pas le choix : on ne peut pas se battre sur les prix, on ne peut pas se battre sur l’hypertechnologie, en revanche on peut se battre sur la synthèse, sur la promotion d’une sorte d’art de vivre et d’art de penser.

Et aujourd’hui cette bataille est perdue ?
J’avais tendance à le penser et, paradoxalement, lors de cours ou de rencontres en écho à ce livre, je constate que le public est souvent composé de ces gens que je critique beaucoup, tous ceux qui tournent autour de notions comme l’expérience-utilisateur, et qui sont visiblement très heureux de découvrir que tout cela a une histoire, que ça ne vient pas de nulle part. Je me suis rendu compte qu’une partie de ces gens aiment aussi faire les choses bien, qu’ils sont engagés dans ce qu’ils font, qu’ils réalisent qu’on peut aussi faire des choses sans les recettes américaines, ils sont arrivés à la limité de certains modèles marketing, comme celui des personas par exemple, ils découvrent la sociologie, certains m’ont parlé de Marcel Mauss ! Ce sont de bonnes nouvelles…

Mais au-delà des histoires différentes de la signification du mot design en Europe et aux États-Unis, on n’a jamais autant de choses distinctes derrière ce même mot. N’y a t-il pas le risque que design veuille désormais tout dire et rien dire ?
On peut partir du mot projet. Si, par projet, on entend juste technique d’entreprise, coût, qualité, délais, c’est une chose mais si par projet je veux dire projection, ambition, dessein, tout de suite les gens comprennent. Et le design, ce n’est que ça : le dessein. Comme disait Clémenceau, l’anglais n’est que du français mal parlé, design est donc un mot français, dont le sens final a émergé en Angleterre. Alors je ne gagnerai pas ce combat face à la terre entière, mais je crois possible d’expliquer qu’on peut créer des choses plutôt que les concevoir, c’est-à-dire mettre un peu de sensibilité dans les choses. Quand on mange de la purée chez Pierre Troisgros ou quand votre mère fait de la purée vous savez très bien qu’elle est différente de la purée Mousseline. La purée Mousseline, c’est de la conception, c’est une recette réplicable – qu’on peut aimer, par ailleurs – alors que la purée c’est une chose dans laquelle on met un peu de soi-même, dans laquelle des humains mettent un peu d’eux-mêmes, pour produire un résultat qui n’est pas toujours le même mais qui transmet de l’amour, du désir etc. Et ça, c’est un besoin. C’est pour ça qu’on aime les livres, c’est pour ça qu’on aime le cinéma… Et, pour moi, les objets sont des objets culturels au même titre que les livres et les films, ils parlent de nous. Faire un produit ce n’est pas simplement additionner des fonctions, c’est un peu plus que cela et nous en avons terriblement besoin aujourd’hui. C’est encore plus vrai des services, à propos desquels on a tout à apprendre parce que des services qui nous rendent heureux il n’y en a pas tellement… Ça ne marche jamais, on a donc besoin d’un peu d’élégance et de grâce dans ces domaines-là, dans les situations collectives, par exemple. On a besoin de vues déportées pour régler des problèmes devenus très complexes ou structurés par des positions idéologiques si fortes qu’à un moment il faut un regard un peu différent pour créer une forme de légèreté qui permette d’assembler des choses très différentes et les faire cohabiter ensemble…. Ce peut-être le rôle du design.

Vous utilisez souvent le mot « chose », et le distinguez du mot « objet ». Qu’est-ce pour vous qu’une chose ?
Une chose c’est un objet indéterminé, quelque chose qu’il faut domestiquer pour le transformer en objet. En français, le mot objet est dotée d’une puissance particulière, c’est à la fois une abstraction qui s’offre à l’esprit et cette chose très concrète posée sur la table devant moi. Transformer les choses en idées ou en éléments physiques, c’est tout le défi du design. Passer d’un potentiel, de quelque chose d’indéterminé à un concept ou une idée, par exemple, ou un objet, un élément inerte qui va procurer du bonheur, du plaisir. Pour un livre c’est facile à imaginer lorsque l’histoire ou le propos est intéressant mais pour un couteau, un vélo ou un appareil photo, par exemple, soit un objet qui nous donne une capacité de regarder le monde avec distance, un objet qui donne du pouvoir… C’est encore plus difficile pour ces artefacts déterminés que sont les services, des néo-objets, des choses numériques, toute la complexité de ces situations que j’adore, des conjonctions de temps, d’espace et d’événements dans la cité ou dans une organisation, dans un média…  À chaque fois, il s’agit de créer du sens, de l’intérêt, du contenu parfois et leur donner un élément de désirabilité, de faire en sorte que ces objets soient aimés par, non pas des consommateurs ou des utilisateurs, mais des êtres humains simplement.

On en déduit que les designers sont par définition des généralistes, des encyclopédistes même, des gens qui refusent les logiques de spécialisations toujours plus poussées…
C’est la question essentielle ! Généraliste est un mot magnifique mais en langage commun ça veut un peu trop souvent dire branleur hélas. Un généraliste pourtant c’est quelqu’un qui, à partir d’une connaissance acquise, va créer une connaissance nouvelle, c’est-à-dire quelqu’un qui, à chaque fois, va apprendre à devenir spécialiste des défis et des choses qu’il s’agit pour lui de domestiquer. C’est ça le design que j’ai enseigné, un métier qui consiste à apprendre à devenir un spécialiste. Avec en France une caractéristique spécifique, liée à notre histoire, peut-être à notre destin : tenter d’être universel, c’est-à-dire essayer de produire des résultats qui parlent à tout le monde, aux hommes comme aux femmes, aux jeunes comme aux vieux, des résultats qui résistent aux logiques de segmentation, celles qui nous incitent à considérer les groupes sociaux comme des « cibles » sur lesquelles il s’agit de tirer…

Comment former des généralistes
Pour les écoles, c’est un grand défi. Il ne s’agit de former des touche-à-tout, de faire un peu de tout. Il faut au contraire faire beaucoup de choses à fond, et faire en sorte que la somme de ces savoirs approfondis soit encore plus grande, selon la logique de la théorie de la Gestalt : le tout est supérieur à la somme des parties. Toutes les éducations supérieures peuvent créer ces conditions, à partir de bac +5 disons : un sociologue peut devenir philosophe ou l’inverse, un designer peut devenir un penseur de l’écosystème, un ingénieur peut devenir un chercheur scientifique à la fin de sa vie, comme Gustave Eiffel qui s’est mis à mener des recherches fondamentales sur l’aérodynamisme.

Et, de façon très concrète, au quotidien, cela vous conduit à travailler sur quoi, par exemple ?
À NoDesign, mon agence, on travaille sur des sujets très variés. Par exemple, des objets volants dont il faut apprendre à piloter l’appareil, le drone, mais qui sont surtout des caméras volantes. La question est alors : comment mettre la culture de la photographie dans un objet qui relève plutôt de la culture aéronautique, comment articuler ces deux cultures ? L’une des choses que je préfère c’est imaginer les services numériques dans les villes. On parle beaucoup des smart cities, pendant la campagne municipale on entend parler que de ça, mais la smart city c’est juste des tuyaux avec des capteurs, ce n’est quand même pas très orienté population et citadins ! La question devrait plutôt être : comment, avec le numérique, créer des dispositifs qui rendent vraiment service aux citoyens ? Comment, par exemple, organiser tous ces nouveaux objets de mobilités de manière à obtenir le même confort d’usage que celui que propose la RATP ? Nous travaillons sur ces sujets pour Lyon notamment, dans le quartier de la Part-Dieu. On travaille aussi pour l’État, qui est une collectivité complexe, avec des besoins particuliers et une spécificité qui la conduit parfois, sur des projets qui touchent à la souveraineté, à faire les choses elle-même, avec ses propres informaticiens, ses propres chefs de projet… Qu’il s’agisse de sujets complexes pour le ministère de l’écologie comme les grands échanges de carbone ou des communications sécurisées pour le président de la République et ses collaborateurs, désormais on commence par le design, et ensuite seulement on développe. Ce n’était pas le cas avant.

Il faut toujours commencer par le design ou au moins avec le design ?
C’est bien, oui, c’est mieux. Sinon on commence avec des dessins très complexes, des arbres fonctionnels auxquels personne ne comprend rien – un peu comme les plans d’architectes. Nous on préfère travailler avec des maquettes, des prototypes, des objets qui ne sont pas encore fonctionnels mais qui permettent à tout e monde de comprendre la même chose, de s’approprier un objet qui n’existe pas encore. Tout le monde se met à parler le même langage, ce qui est finalement le premier acte du design : interfacer des gens afin qu’ils parlent ensemble de la même chose, être un traducteur. Comme le dit Paola Antonelli, qui dirige aujourd’hui le département Design du MoMa : le niveau d’intégration du design dans un pays définit le niveau de maturité de ce pays. Pour elle, le design ne crée pas de la valeur ajoutée, il crée de la valeur. C’est-à-dire qu’on n’achète pas de l’informatique, on achète un usage, quelque chose qui nous plaît, quelque chose qui nous permet de vivre ce qu’on est en tant qu’homme, femme, passionné de littérature, de photo ou je ne sais quoi. La finalité d’un produit c’est finalement sa raison d’être, c’est donc par là qu’il faut commencer. Il est vrai qu’en France, le design c’est souvent futile, c’est les Arts décoratifs, les meubles de Louis XIV dont, à mon avis, on n’a pas fait le deuil – une sorte d’Œdipe lié au fait d’avoir tué le père, d’avoir brûlé les meubles… Le paraître est très important. Mais le design dont je parle, ce n’est pas du tout cela, c’est un design de l’utile, de la fonction, de l’usage, d’un sens inscrit dans une culture.

Mais cela varie d’un pays à l’autre. On ne peut pas dire qu’en France la culture du design soit très partagée…
Pour comprendre le design en général, le design européen en particulier, il faut d’abord se rappeler que la maman, c’est l’Italie, c’est-à-dire le design des architectes : on pense le monde, et aussitôt qu’on a pensé le monde, on le traduit en une belle chose, la bella machina. L’Italie c’est le pays de Léonard de Vinci, le premier designer, mais aussi de Brunelleschi, des ingénieurs florentins. Nos amis allemands, c’est le papa, le philosophe, très rigoureux, attaché aux concepts, et l’un des concepts de sa philosophie c’est le Machinenbau, c’est-à-dire la maison machine comme un tout harmonieux, un peu comme le wa japonais qui est un système en tant que tel, une culture. En France, la technique n’est pas une culture, en Allemagne elle l’est profondément. Une montre Allemande c’est de l’horlogerie, une montre française c’est de l’orfèvrerie, c’est Cartier versus IWC. Du côté des anglais, c’est extrêmement paradoxal, ce sont des marchands, ultra pragmatiques, mais le design anglais a donné au monde William Morris, qui est le premier designer qui s’est désintéressé des objets pour s’intéresser à la condition de travail des ouvriers, il est celui qui a posé la question sociale dans le design, qui a politisé le design. Il a d’ailleurs participé à la fondation du parti socialiste anglais. Nous sommes donc entourés de grands pays de design mais, en France, nous avons une histoire plus complexe. A l’époque de Boulle et du château de Versailles, la France était un pays d’objets magnifiques, maitrisés, où l’homme et l’objet étaient confondus dans un processus commun, l’artisanat. On a brulé tout ça, et jamais vraiment fait le deuil…
En 1886, Marius Vachon, inspecteur des beaux-arts, rédige ce qu’on peut considérer comme  le rapport Gallois de l’époque : il explique qu’on est en retard face aux Anglais et aux Allemands, que c’est la cata… Dans ce rapport incroyable, il invente le design, il explique que les artistes doivent devenir des marchands, que nous pourrions alors être à la tête des objets comme nous sommes à la tête des idées…. Le texte est disponible sur Gallica, il faut le lire, c’est extrêmement stimulant, rien n’a changé en fait ! Même si évidemment, il y a eu nombre de designers importants en France par la suite, mais des designers plutôt qu’un design français. Les responsables politiques, à quelques exceptions près – Mitterrand, Lang, Montebourg…– ne se sont pas intéressés au design. Ce fut souvent la même chose dans les grandes entreprises même s’il y eut, au plan du graphisme notamment, des choses extraordinaires produites dans les années 60 pour Air France, Elf etc par des gens comme Paulin, Tallon, ou les suisses Widmer et Keller… Mais comme me le confiait récemment Maïa Paulin, les agences de publicités ont balayé tout cela dans les années 70, asséché cette culture graphique.

Nous avons évoqué la mutation numérique mais n’avons pas encore parlé de l’autre transformation majeure, celle qui concerne la planète Terre. Qu’est-ce qu’implique cette prise de conscience de l’anthropocène pour un designer ?
C’est une question fondamentale, pour le design et pour son enseignement. Les designers d’après-guerre partageaient une culture de la frugalité liée à la rareté des choses dont ils disposaient, et leur culture de la conception était encore plutôt basée sur les grands principes physiques, les HLM des années 50, par exemple, étaient ventilés naturellement, on utilisait la physique de base pour faire en sorte que les choses marchent bien. Mais plus on a avancé dans le siècle, plus on a utilisé des technologies pour compenser de mauvaises conceptions, des conceptions plus rapides, on a mis des ventilateurs, des ventilations mécaniques contrôlées, au lieu de fabriquer des choses en métal on les a produites en plastique… On a profondément bouleversé la planète. Il ne s’agit pas, pour autant, aujourd’hui de d’apprendre à respecter l’environnement, cela ne veut rien dire pour moi l’environnement ! Il vaut mieux parler de milieu, insister sur le fait que nous ne sommes pas entourés de quelque chose mais que nous en faisons partie, que nous sommes partie prenante d’un écosystème complexe et en interaction avec tout un tas de choses, des animaux, des végétaux, des minéraux. Nus ne sommes pas au dessus ou à côté, nous sommes dans l’eau ! Ce qu’il nous faut apprendre c’est le fair design, un design équitable réalisé avec les ressources dont nous disposons et pas simplement en étant astucieux mais en étant en permanence au fait des principes de base de l’ingénierie, des matériaux et des conceptions. Il ne s’agit pas de bon sens ou de trucs niais, mais d’être en mesure de produire des conceptions économes par nature, selon l’intelligence de la physique et des moyens à disposition. Et pour cela, il ne faut pas disqualifier la technologie comme ennemi, ne pas à l’inverse tomber dans l’apologie d’Auguste Comte, ni davantage verser dans la collapsologie… En fait, le design doit être au libéralisme ce que la Croix Rouge est à la guerre. La question n’est pas forcément comment faire des objets mais quels objets produire et faut-il ou non les produire. La question ne devrait plus systématiquement être : quel pont construire pour franchir la rivière ? mais : faut-il aujourd’hui traverser la rivière ? Parfois vous disposez déjà d’une chose qu’il suffit de modifier plutôt que d’en produire une nouvelle. Il faut optimiser ce qui existe déjà.

­­Réparer aussi…
Évidemment ! Réparer ce n’est pas sauver le monde, disait Albert Camus, c’est éviter qu’il se défasse. C’est peut-être moins ambitieux mais … Réparer c’est redonner forme et recréer un désir.

 

Jean-Louis Fréchin, Le design des choses à l’heure du numérique, FYP éditions.


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC