Politique culturelle

Emmanuel Demarcy-Mota : « Pour la culture, ce virus est un accélérateur »

Journaliste

Foin toute continuité, pédagogique ou culturelle, le metteur en scène Emmanuel Demarcy-Mota assume la crise que nous traversons comme une rupture. L’occasion de vivre le moment confinement mais aussi, et surtout, de se projeter dans un monde à venir. Pour lequel il convient d’ores et déjà, selon le directeur du Théâtre de la Ville, d’inventer de nouvelles institutions et de nouvelles alliances entre les arts, la science, l’éducation et l’écologie.

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D’abord artiste, metteur en scène mais aussi très impliqué, depuis longtemps, dans des réflexions sur la politique culturelle, Emmanuel Demarcy Mota dirige deux institutions culturelles majeures : le Théâtre de la Ville et le Festival d’Automne. Confiné comme tout un chacun depuis la mi-mars, il a pris le parti d’une forme de rupture culturelle en refusant de céder à l’illusion d’une simple translation dans le monde numérique de ses activités. La période lui apparaît propice à la réflexion, ou plutôt à l’approfondissement d’une réflexion démarrée bien avant la pandémie et qui le conduit à se donner les moyens de penser le monde à venir, et le rôle que devraient y jouer les institutions culturelles. SB

À quoi ressemble un théâtre confiné ? Comment vivez-vous la situation ?
Dans un théâtre, on est habitués à se voir tous les jours, à se rencontrer, à discuter, à échanger, qu’il s’agisse de réfléchir à la programmation, de travailler avec les artistes. On parle peu au téléphone ou à distance, en fait. Ce sont des rendez-vous essentiellement physiques, en co-présence. Le premier sentiment c’est donc l’étrangeté absolue d’une situation dans laquelle je multiplie les rendez-vous sans voir les gens. Et comme je n’aime pas les vidéo-conférences, tout passe par la voix en ce moment. Il me faut me passer de la présence physique, des acteurs, de la troupe, des compagnies de danse, de théâtre ou de musique, des collaborateurs du théâtre et de son personnel, et a fortiori du public. Et cette absence physique de la relation humaine, prend une dimension très particulière pour nos métiers puisque que le théâtre c’est, selon l’étymologie grecque, l’endroit d’où on regarde. Et là il n’y a rien à voir, personne à voir. Tout doit être pensé, délié de la vue. Je me retrouve à piloter par la voix seulement là où ce qui occupe ma vie d’habitude ce sont les rencontres physiques avec des interlocuteurs venus du monde entier, des rencontres qui passent d’abord par un langage du corps omniprésent, un désir de la présence physique de l’autre, toutes choses au cœur du théâtre.

Le spectacle vivant apparaît comme le domaine de la culture le plus directement et violemment affecté par cette situation…
Je ne sais pas si je suis capable de le penser encore mais je le ressens très fortement. L’essence même de ce qui est théâtre est touchée. C’est pour cela que je reviens à l’étymologie grecque du mot, ce lieu d’où l’on regarde. On se rend dans un théâtre pour voir quelque chose, et pour regarder. Et ce n’est pas seulement vrai du spectateur, sur le plateau, l’acteur occupe aussi une position d’où il regarde, les autres acteurs et les spectateurs. Et nous-mêmes, dans notre propre organisation du théâtre, en-deçà et au-delà, nous rendons possible l’acte artistique ou le spectacle vivant à travers les relations humaines que nous mettons en œuvre quotidiennement. Je me rends compte aujourd’hui combien c’est ce qui, pour moi, fait le théâtre, profondément.

Vous dites ne pas apprécier la vidéo-conférence. C’est un mode de communication qui dès le début du confinement semble avoir été immédiatement utilisé dans beaucoup d’institutions ou d’entreprises. Que penser de cette pratique qui consiste à simplement tenter de translater dans l’univers numérique des pratiques habituellement physiques, et notamment les réunions ?
Cela fait maintenant cinq semaines que j’ai totalement supprimé les vidéo-conférences. Mes journées ressemblent à des permanences téléphoniques, avec une moyenne de trente à cinquante interlocuteurs par jour : artistes, chorégraphes, interprètes, musiciens, metteurs en scènes, collaborateurs et personnels du théâtre… J’ai souhaité pouvoir parler à chacun pour savoir où ils sont, comment ils vont, comment on met en place cet arrêt du travail pour chacune et chacun. Et puis, il faut aussi prendre le temps avec les partenaires financiers du théâtre, la Ville de Paris, l’État, le ministre de la Culture, les présidents d’association, la Région Ile-de-France, l’ensemble des mécènes… J’ai choisi de ne pas voir toutes ces personnes, mais de les écouter. Je n’ai pas envie de sentir leur confinement, j’essaye d’entendre leur pensée. En vidéo-conférence, les éléments visuels de contexte perturbent mon écoute, le faux décor qui s’installe, la mise en scène pauvre du lieu où l’on choisit d’être filmé, les fonds blancs pour avoir l’air neutre ou, au contraire, les bibliothèques pour montrer qu’il y a des livres… En fait la caméra de mon téléphone s’est cassée au bout de quelques jours, et je n’ai pas souhaité la réparer parce que je me suis dit que dans des moments comme celui-là nous avons besoin de concentration. Et, à titre personnel, j’ai besoin d’une concentration qui passe par l’écoute. Il y a un silence qui s’est mis en place. Et ce silence il faut l’écouter pour choisir les sujets qu’on aborde, faire en sorte qu’il s’agisse de véritables choix. C’est ma pratique personnelle, je n’en fais pas un dogme.

On a beaucoup entendu parler de continuité, notamment de continuité pédagogique à l’école, or c’est plutôt un choix de rupture qui vous avez décidé d’assumer. Très différent de ceux fait par d’autres institutions, notamment culturelles, qui semblent avoir été prises de frénésie, comme s’il s’agissait de continuer à tout prix à occuper l’espace, à exister, diffuser des captations par exemple…
C’est exactement ce que nous n’avons pas fait, ni au Théâtre de la Ville ni dans le cadre du Festival d’Automne. Il va y en avoir, des captations, mais j’ai voulu empêcher un mouvement d’agitation, une course à l’image sensée opérer une fonction de remplacement. Car il ne s’agit pas de remplacer mais de faire autrement. Il faut prendre acte d’une vraie rupture et donc d’une autre modalité à mettre en place. Nous avons ainsi transformé un dispositif que nous avions lancé en janvier, les consultations poétiques. L’idée était de rencontrer un public différent, des gens qu’on ne rencontre pas d’habitude, et auxquels on dirait un poème. On a commencé dans un centre commercial place d’Italie à Paris, puis dans des cafés, des médiathèques… J’avais le grand projet de le faire dans la rue, sur des places au mois de juin, avec une centaine de consultants, des comédiens en blouse blanche qui terminent ces consultations d’une vingtaine de minutes par la prescription d’un poème. On a constitué un Vidal poétique, un recueil de poèmes à prescrire. C’est une aventure énorme de dire un poème à quelqu’un. Lire un poème pour soi-même c’est déjà quelque chose mais décider de le dire non pas à un groupe mais à une seule personne, en le regardant ou en lui murmurant à l’oreille, dans un rapport immédiat, ça interroge et ça bouleverse notre propre relation à l’autre. Face aux formats standardisés, qui ne suscitent souvent que des réactions, c’est une manière de réinventer des relations. Il s’agit non pas seulement de prendre le temps mais de créer un autre temps, une autre temporalité dans la relation à une personne qu’on ne connaît pas.

Vous avez donc adapté ce dispositif à la situation nouvelle, au confinement…
Oui, très vite nous avons lancé des consultations poétiques par téléphone. Qui rencontrent un succès très important. Avec les comédiens, nous avons immédiatement décidé que cela ne se ferait pas en vidéo-conférence, qu’il s’agirait uniquement d’un travail sur l’écoute. Les comédiens appellent des gens qui s’inscrivent sur le site du Théâtre de la Ville, ils ont sous les yeux un protocole de questions simples, comme par exemple : où êtes-vous ? C’est une question qui appartient à ce moment, une question du confinement que de demander à l’autre où il se trouve. C’est une question qu’on ne pose pas d’habitude. Car il s’agit de faire des choses qu’on ne ferait pas en temps normal, en tout cas pas de la même manière. Il s’agit de profiter de ce moment pour appeler chacun et chacune à une forme de créativité et d’inventivité. On peut continuer à stimuler notre imaginaire comme notre endroit de liberté. Ces questions simples permettent au comédien d’avoir un tableau en quelque sorte, d’imaginer ce qu’il ne voit pas. Être en contact avec celui qu’on ne voit pas, l’écouter et décider alors de lui délivrer une ordonnance, de lui prescrire un poème en fonction du récit que la personne lui a fait. Cela détermine un nouvel espace de personne à personne. Les deux choses que j’ai refusées c’est la vidéo-conférence et le fait de se brancher à plusieurs en même temps. Je voulais que cela reste toujours une personne face à une personne, dans l’écoute. Chaque consultant remplit une fiche à la fin de sa consultation, et nous les centralisons. Nous en sommes déjà à plus de 2 000 consultations depuis le début, et je pense que nous atteindrons les 4 000 au moment du déconfinement. Nous disposerons donc de ces 4 000 textes de comédiens, d’artistes, de scientifiques qui font état de ces conversations. Un matériau extraordinaire.

De scientifiques aussi ?
Oui, nous avons récemment démarré des consultations scientifiques, avec des médecins, un astrophysicien, Jean Audouze, qui fut le premier président du Parc de la Villette, un biologiste, un physicien du Palais de la Découverte… Cela s’inscrit dans une démarche, initiée il y a quelque temps déjà, de rapprochement, dans notre projet pour le Théâtre de la Ville, entre l’art et la science. Toujours dans une dimension internationale forte aussi car les consultations se font aussi en de très nombreuses langues, en portugais, en espagnol, en italien, en mandarin, en anglais, en wolof, en cantonnais, en lingala, en arabe, en hébreu… Et on continue à élargir, à demander à des acteurs bilingues de nous rejoindre. Le poème peut être transmis à 10 000 km, et personne ne le sait. Aujourd’hui on a appelé au Bénin et au Sénégal, demain je vois qu’il y en a deux en Italie, une au Portugal, trois en Espagne… Le comédien peut se trouver soit dans le pays étranger soit en France, peu importe.

Si l’on regarde maintenant les choses de manière plus générale, et au-delà de ce moment confinement, le monde de la culture se trouve profondément déstabilisé par cette crise. Et notamment le spectacle vivant. Compte tenu de ce que l’on sait, mais surtout de tout ce que l’on ne sait pas, comment envisagez-vous le futur ?
On ne sait en effet pas grand-chose sur la manière dont l’automne va se dérouler, ni sur la physionomie de l’ensemble de la saison prochaine. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il ne faut pas prendre de risques, que le rebond est possible tant que nous ne disposons pas de vaccin… Mais il va falloir être plus précis, très précis. Je regarde ce qui se fait à l’étranger, au Portugal bien sûr, j’ai la double nationalité, mais aussi en Allemagne, en Corée, à Taïwan, pays avec lesquels nous avons des relations fortes de travail. Les choix n’ont pas été les mêmes, s’agissant du confinement comme du déconfinement. On doit donc respecter les principes fondamentaux. Mais cela ne doit pas nous interdire de poser des questions. Pourquoi, par exemple, les cavistes sont-ils ouverts et pas les librairies ? On peut, en respectant les distances, parler avec son caviste mais pas avec son libraire ? Cela veut-il dire que le vin est d’absolue première nécessité et pas le livre ?  Est-ce cela le message ? Autre question : pourquoi dois-je faire figurer ma date de naissance sur mon attestation de déplacement dérogatoire ? Quel est le rapport ? Et pourquoi me demande-t-on aussi où je suis né ? Ces questions n’ont pas encore été posées et je m’en étonne. Troisième question : à quoi cela sert-il de fermer la frontière entre la France et l’Allemagne, par exemple, avec pour effet de séparer brutalement des gens qui habitent à un kilomètre les uns des autres ? Bien sûr les raisons sanitaires sont prioritaires et il ne s’agit pas de les remettre en cause mais on peut s’interroger. Avec le déconfinement progressif ces questions vont devoir être posées, et ce ne sont pas des questions métaphysiques mais très pratiques. Si les supermarchés sont ouverts à l’automne pourquoi les espaces publics de culture devraient-ils être fermés ? C’est difficile de mettre en place les mesures de protection mais il faut avoir de l’imagination. Et puis il faut faire attention aussi au risque d’une société qui deviendrait hypermédicalisée.

Vous réfléchissez depuis un moment aux liens entre l’art et la santé, la science plus généralement. Quelle forme cela prend-il ?
J’ai créé un groupe de consultants avec des médecins de la Salpêtrière, un groupe qu’on appelé « Tenir parole » et qui réunit des artistes, des interprètes, des metteurs en scène, des chorégraphes, des musiciens, des intermittents pour certains, mais aussi des médecins, des neurologues, des scientifiques qui tous s’engagent aujourd’hui à donner des consultations pour le Théâtre de la Ville alors même que ces médecins sont, comme l’a dit le président de la République, en première ligne. C’est la preuve qu’il existe une capacité à se parler et à inventer dans ce pays, y compris entre des disciplines, je parle de l’art et de la science, qui ont été trop longtemps séparées et qui sont profondément opposées. Je regrette qu’il n’y ait pas de vrai dialogue entre le ministère de la Recherche, le ministère de la Santé et le ministère de la Culture, et je ne suis pas le seul à le regretter aujourd’hui. Je regrette qu’il n’existe pas de vraies passerelles entre l’éducation, la culture, la santé, la recherche et l’environnement pour réfléchir et agir rapidement, c’est-à-dire dans les mois et les années qui viennent sur l’organisation de notre société. Il ne faut pas que seuls les chiffres comptent, il ne faut pas que nous tombions dans une société du fétichisme du chiffre, du calcul systématique tous les soirs du nombre de morts dans notre pays… Combien de temps va-t-on encore devoir compter nos morts tous les soirs au journal télévisé ? Si j’étais provocateur, et je me permets de l’être une seconde, alors il faudrait aussi compter tous les soirs le nombre de morts des accidents de voiture du fait de l’alcool puisque c’est la première cause de mortalité automobile ? Les artistes, les penseurs doivent dès maintenant s’interroger pour tenter de contribuer à reconstruire des structures, des institutions différentes pour l’avenir.

À quoi ressemble l’avenir pour vous ?
Je travaille sur quatre temporalités. Un temps court, immédiat, celui du confinement et dans lequel il faut prendre acte, faire des choix et profiter de ce moment pour essayer de construire autrement. Et il ne s’agit pas d’attendre, il faut le faire pendant ce temps de confinement : huit semaines pleines c’est très long. Ensuite, il y a le temps du déconfinement, un déconfinement lent et progressif. Entre le 11 mai et la fin du mois, il s’agira pour nous de continuer à travailler sur les consultations, le rapport entre l’art et la science. En juin, toujours dans ce deuxième moment, celui du déconfinement, et sur la base des effets observés depuis le 11 mai, nous pourrons envisager de petites formes de représentation de poésie, de musique avec tous ceux qui auront participé aux consultations pendant ces dix ou onze semaines… Il ne s’agira pas d’ouvrir les salles de spectacles mais de faire des propositions à ciel ouvert, à la Salpêtriere, dans les jardins de l’espace Cardin… C’est à nous de construire le déconfinement et de sortir de sa vision purement utilitariste, des questions pratiques du type comment ne pas être tous présents dans les transports aux heures de pointe… Il ne s’agit surtout pas de tout reprendre là où on l’a laissé. Il faut retrouver une capacité de redécouverte des choses, il ne s’agit pas de recommencer mais de redécouvrir, redécouvrir le mouvement, la proximité à l’autre, de manière progressive. C’est le sens du théâtre que de redécouvrir, de relire des textes, de représenter le monde et non pas de le présenter. Mon métier c’est celui de la re-présentation. Tous les mots avec re, redécouvrir, représenter, c’est-à-dire présenter à nouveau les choses, et trouver le chemin de cette présentation, pour les plus jeunes et les plus âgés, dans cette alliance de l’art, de la science et de l’éducation. Et cela pose une question sur la place de l’artiste à l’école, de l’art comme vecteur de transformation de l’école, non pas la place de l’art en plus des matières existantes…
Voilà ce à quoi devrait travailler le monde de l’art dès maintenant, et je dis bien je dis bien de l’art car pour moi la science fait partie de la culture. C’est un vaste débat mais je suis prêt à l’ouvrir aujourd’hui, parce que sinon tout est culture ou rien ne l’est. Pour beaucoup le vin fait partie de la culture française, et c’est pour cela que les cavistes sont ouverts, parce qu’on ne peut pas supprimer un élément de la culture, le fait d’avoir du vin à table. Mais si le vin c’est de la culture, alors pourquoi les livres n’en sont pas ? Ou on sépare l’art et la culture ou on dit que le vin ne fait pas partie de la culture.

Il devient nécessaire de tracer de nouvelles frontières entre ces domaines ?
Oui, ou plutôt d’inventer des structures qui de fait entérinent de nouvelles frontières. Car il faut penser ensemble l’art, la science, l’éducation et l’écologie. Et au centre, poser la question de la jeunesse. Il y a deux ans déjà nous avons lancé un programme international que nous avons baptisé 18-21, c’est-à-dire avoir 18 ans au 21e siècle. Qu’est-ce que cela veut dire d’être né à partir de 2000 ou 2001, de faire partie des premiers êtres majeurs de ce siècle ? Ils n’ont pas connu la chute du Mur de Berlin ou le 11 septembre, ils connaissent par éducation, par transmission mais ne l’ont pas vécu. Ce travail, c’est comme les consultations poétiques, on n’a pas attendu la situation actuelle pour le démarrer. Je ne dis pas que nous avions anticipé quoi que ce soit, mais simplement que nous avions commencé à réfléchir à un monde d’après, parce qu’on sentait que celui hérité de la seconde guerre mondiale n’était plus vraiment pertinent.
En général, comme pour la culture, le virus n’a fait qu’accélérer des questions qui nous étaient posées. Pour ceux qui avaient commencé à travailler sur d’autres modèles, il est un accélérateur. Parce qu’on savait qu’on ne pourrait pas continuer. Comment se fait-il qu’en 2020 un simple virus crée une catastrophe économique mondiale ? Aucun système tel qu’il a été pensé n’était prêt à faire face à un virus qui tue beaucoup moins qu’une guerre mondiale alors qu’on nous prédit un effondrement économique à venir aussi important que celui que nous avons connu après la seconde guerre mondiale. Qu’est-ce que cette prédiction ? il nous faut quand même avoir une réflexion en profondeur. Et pour cela il faut des acteurs de cette réflexion. Et il faut de nouvelles alliances.

Dans le domaine de la culture notamment ?
Entre autres. Les grandes institutions culturelles internationales comme le Théâtre de la Ville ou le Festival d’Automne sont nées dans leur philosophie, dans leur rapport à la société au cœur du grand mouvement des années 60, et du début des années 70, c’est-à-dire au moment où une société voulait vraiment provoquer des ruptures et des évolutions fondamentales, tout en étant nourrie de l’énergie et de la volonté de construire qui appartenait aux années 50, à l’après-guerre. Dans le cas du Théâtre cela vient du Théâtre des Nations, un grand théâtre qui rassemblait les grandes nations du monde, parce qu’on avait vécu la guerre. C’est là que furent en France découverts Bertolt Brecht et le théâtre No, le Kabuki, c’est ce qui a formé toute une génération d’immenses artistes de la scène comme Ariane Mnouchkine, Patrice Chéreau ou Claude Régy… Chacun a participé comme spectateur à la découverte de ces grandes cultures venues d’ailleurs. Le Festival d’Automne est venu, lui, prolonger le Festival de Nancy inventé par Jack Lang, Michel Guy, secrétaire d’Etat à la Culture, pensait que cette modernité et la recherche devaient être présentes à Paris dans toute leur contemporanéité dans le théâtre, la danse, la musique et les arts plastiques. Plus tard, en 1981, on aura le Théâtre de l’Europe, ce qui est d’ailleurs très en avance par rapport à la constitution européenne, il faudrait qu’on s’en souvienne, car quand Mitterrand avec Lang inventent le Théâtre de l’Europe à Paris, et nomment Georgio Strehler à sa tête, le Portugal et l’Espagne ne font pas encore partie de l’Union européenne… Voilà d’où viennent ces grandes entreprises de la culture, qui ont été celles de la décentralisation mais aussi de l’international avec le Théâtre de la Ville et le Festival d’Automne pour ne citer que les deux institutions que je dirige, et m’en tenir au spectacle vivant mais l’on pourrait dire la même chose pour les arts plastiques. Tout cela s’est fait en partie sous la droite, une droite quelque fois un peu sectaire mais souvent éclairée, ce qui n’est pas toujours le cas. La grande question aujourd’hui, c’est donc qu’invente-t-on de comparable pour ce début de siècle ?

Quelles institutions, quelles structures pour le monde nouveau qui surgit ?
C’était la question sur laquelle on travaillait avant cette épidémie. Qu’est-ce que c’est que le Théâtre de la Ville du 21e siècle ? Qu’est-ce que le Festival d’Automne du 21e siècle ? Et on peut poser la question à toutes les institutions. Comme vous vous l’êtes posée en imaginant AOC : qu’est-ce qu’un journal du 21e siècle ? Avoir l’espace pour construire quelque chose qui nous semble nécessaire et différent, par rapport à des instruments, des structures, qu’elles soient des journaux, des théâtres, qui sont des lieux de la pensée mais qui doivent être repensés. Et après tout pourquoi ne pas imaginer un ministère de la pensée ? Dans lequel la science, les arts, l’éducation seraient en dialogue ? Je sais que beaucoup vont dire non, car le ministère de la Culture disparaîtrait… Et alors ? Le mot pensée est un mot fort ! Veut-on vraiment d’un ministère de l’audiovisuel ? De la communication ? Ce sont pourtant les mots qui sont accolés aujourd’hui au mot culture… Voilà les questions qui m’importent aujourd’hui, et plus encore les réponses. La réponse que nous avons fournie depuis déjà un moment elle est concrète, c’est la charte 18-21, c’est l’alliance entre culture et santé…

Quel programme pour l’automne alors ? Vous dirigez depuis 2011 le Festival d’Automne, nous avons eu un printemps inédit, à quoi va ressembler selon vous l’automne ?
On sait aujourd’hui qu’il sera probablement difficile d’ouvrir l’ensemble des salles, et qu’en fonction des résultats médicaux qu’on va voir dans les semaines qui viennent, le risque existe que de nombreuses de salles demeurent fermées. Comment alors déconstruire la saison 20-21 du Théâtre de la Ville ? Comment déconstruire le Festival d’Automne 2020 en sachant que les troupes internationales auront beaucoup de mal à être présentes en France puisque les frontières extra-européennes seront très probablement fermées, et donc qu’on doit anticiper, que les frontières européennes ne seront peut-être pas toutes ouvertes ? L’ensemble de la programmation du Festival d’Automne – qui est composée pour 60% d’artistes étrangers – et de celle du Théâtre de la Ville – qui comprend la moitié d’artistes étrangers – doivent être repensées avec des artistes vivant sur le sol français pour savoir ce qu’on peut faire ensemble. C’est ce à quoi je travaille en ce moment.

Venons-en pour terminer à l’aspect économique plus général pour le secteur de la culture. Qu’en est-il de la situation des artistes, des institutions ? Que faut-il espérer, attendre des finances ? S’agit-il de saisir l’occasion pour repenser certaines règles du jeu ?
Il faut impérativement saisir ce moment pour regarder les économies dans leur ensemble. C’est vrai pour toute la société, mais aussi pour le domaine de la culture et des arts, pour les institutions. Il faut être très vigilant quant au fait de savoir où va la dépense. Et sur quoi la dépense est faite. Et elle doit être faite en priorité sur l’acte de la création et de la diffusion artistique en direction du public le plus diversifié possible, elle doit aussi être faite en direction de la recherche, c’est comme pour la science, il faut financer une recherche artistique, et ses résultats doivent visibles et mesurés. Mais la situation économique pour le secteur des arts et de la culture est catastrophique. Parce que d’abord le système des intermittents, des compagnies, jeunes ou grandes, peut être terriblement affecté économiquement car elles vivent à hauteur de 50% et parfois jusqu’à 70 % de recettes propres, c’est-à-dire de billetterie, de mécènes, et d’aides spécifiques… La perte de leur activité les paralysent immédiatement et totalement, leur système économique est bloqué. Pour les structures dont le financement extérieur est plus important que les recettes propres, ce qui est le cas des institutions, il faut payer l’ensemble des personnes qui ne produisent pas directement une activité artistique mais qui contribuent à la vie des institutions. Mais il faut veiller à tous ces équilibres, sinon on aura toujours des murs mais moins de pensée artistique et de création à l’intérieur. On devrait, par exemple, développer l’idée des troupes, des collectifs et qu’ils soient accompagnés pour des répertoires qui pourraient être présentés sur des durées plus longues et sur tout le territoire puisqu’on dispose de très nombreux lieux de diffusion et que ce qui compte c’est justement la rencontre avec des publics différents.

Quels publics ?
En privilégiant trois modes d’entrée : les âges de la vie, la diversité des origines et les inégalités sociales. La première priorité c’est à mes yeux de s’adresser à la jeunesse et à l’enfance, faire en sorte que tous les enfants du pays puissent vraiment assister à des spectacles, aller dans des musées, rencontrer des artistes, s’ouvrir à ces curiosités. Tous et pas certains seulement. Pourquoi ne pas rendre, par exemple, le théâtre et la danse gratuits au-dessous de 14 ans ? Au moins pendant un an après le déconfinement, et puis on verra, au moins on aura essayé. Il s’agit là de choix économiques mais il faut un engagement de tous, y compris des plus grands artistes, pour lesquels la question de la transmission et de la jeunesse peut également devenir une priorité en ce moment. Nous avons une responsabilité particulière à l’endroit de ces enfants du nouveau siècle parce que nos institutions appartiennent au siècle précédent, et qu’il s’agit de les repenser. Une autre priorité, au-delà des âges, concerne la question des origines, la France est certes un pays en Europe mais dont la plupart des habitants ont plus souvent, au quotidien, rencontré des Algériens, des Marocains, des Tunisiens, des Africains en général ou des gens qui parlent arabe ou chinois que des Lithuaniens, des Lettons ou des Estoniens… Nous sommes européens bien sûr mais européens du monde. C’est dans cette Europe monde, et tout son métissage, qu’il faut s’engager. C’est une donnée essentielle, et il faut la prendre en compte, même si l’on ne veut pas trop regarder en arrière car la France semble avoir encore beaucoup de mal à produire des fictions à partir de son histoire, c’est-à-dire de l’Algérie, de  l’histoire de la guerre d’Algérie, par exemple… Il y a très peu d’œuvres théâtrales, littéraires, cinématographiques, c’est très différent de ce qui se passe au Portugal, par exemple, avec l’Angola, le Mozambique… Je compte d’ailleurs travailler sur ces questions dans le cadre de la saison France-Portugal dont je m’occupe pour 2021. Et puis, enfin, autre priorité, les inégalités économiques et sociales, la solidarité. Il faut dès cet automne inventer une chaîne de solidarité concrète, des actes et pas seulement des mots. C’est pour cela qu’il va falloir ne plus dire une chose et faire l’inverse mais tenir parole.

Pour des informations sur les consultations poétiques par téléphone du Théâtre de la Ville, cliquez ici


Sylvain Bourmeau

Journaliste, directeur d'AOC