Politique culturelle

Ralph Rugoff : « L’art peut nous offrir une perspective différente sur ce qui arrive »

Philosophe

« May You Live In Interesting Times », c’était le titre donné en 2019 à la dernière Biennale d’art de Venise par son commissaire, Ralph Rugoff. Un souhait qui semble s’être exaucé à la faveur de la pandémie : s’ils sont aussi inquiétants qu’incertains, les temps actuels n’en sont pas moins intéressants. Notamment pour les artistes, et les institutions artistiques, dont l’un des rôles consiste à se débattre avec la complexité de notre expérience, sans essayer de l’éliminer ou la réduire.

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Critique d’art et commissaire d’exposition, Ralph Rugoff dirige depuis 2006 la Hayward Gallery de Londres, scène publique majeure de l’art contemporain. En 2015, il fut le commissaire de la 13e Biennale d’art contemporain de Lyon – qu’il avait intitulée La Vie moderne –, avant d’assurer, en 2019, le commissariat général de la dernière biennale de Venise – qu’il avait titrée May You Live In Interesting Times. Si cette 58e exposition internationale d’art de Venise n’avait pas de thème en soi, elle mettait en évidence, selon les mots de Rugoff lui-même, « une approche générale de la création artistique et une vision de la fonction sociale de l’art qui inclut à la fois le plaisir et la pensée critique. » Cela se traduisait notamment la présentation parallèle de deux expositions indépendantes, diffractant les points de vue, « Proposition A » à l’Arsenal et « Proposition B » au Pavillon central. Ce dispositif permettait à chacun des artistes invités de montrer deux œuvres très différentes. Ralph Rugoff faisait ainsi valoir avec force que « les artistes peuvent donner des significations alternatives à ce que nous prenons comme faits », l’art devenant une manière essentielle de sentir la complexité des temps, et de déjouer tout jugement hâtif sur la nature, et le cours de ceux que nous vivons. MK

Le titre que vous avez choisi pour la biennale de Venise de 2019, May You Live In Interesting Times (« Puissiez-vous vivre en des temps intéressants »), agit comme un aimant. Vu d’où nous sommes, en pleine pandémie soudaine, il paraît avoir annoncé les temps que nous vivons aujourd’hui. De quel contexte avez-vous tiré cette formule ? N’était-elle pas supposée être une malédiction à l’origine ?
May You Live in Interesting Times est une formule inventée en Angleterre, qui a longtemps été citée à tort comme un proverbe chinois. Elle fait référence à des périodes d’incertitudes et de crises particulièrement aiguës. Dès le début, c’est donc un « fake », une « fausse malédiction », mais c’est aussi typiquement le genre de formule de malédiction à lancer à quelqu’un pour l’effrayer ou le menacer. L’expression s’applique parfaitement au temps que nous vivons en ce moment. Mais à l’origine, elle surgit dans un contexte où c’est une guerre meurtrière qui menace. Elle apparaît pour la première fois dans un article de journal anglais rendant compte d’un discours donné par un parlementaire en 1936 sur la toute récente violation du Traité de Versailles par l’Allemagne, qui allait mettre le feu aux poudres. Ce parlementaire fut l’un des premiers à sonner l’alarme face à l’agression allemande et, dans son discours, il insiste sur la manière dont nous passons d’une crise à une autre. Cela me paraît avoir des échos profonds avec notre perception contemporaine du temps, rythmé par le passage d’une crise financière à une crise politique, puis à une crise de la légitimité, puis à une crise de la mondialisation. Et maintenant nous avons une pandémie qui touche le monde entier. Et nous continuons de vivre plus que jamais une crise des médias et de la vérité, avec ce que l’on appelle « fake news ».

Percevez-vous donc davantage une continuité dans cet enchaînement de « crises » plutôt que des ruptures réelles – ce que les crises sont censées être ?
Absolument. C’est cet aspect qui m’intéresse, et oriente mon travail. J’aurais souhaité davantage étudier l’histoire dans ma vie. Ce que l’on découvre dans l’étude de l’histoire, c’est qu’à toutes les époques, les individus parlent de ce qui arrive comme si ces événements étaient uniques et ne survenaient qu’au moment particulier où ils les vivent, alors que le recul de l’histoire donne à ces événements un tour familier, un air de déjà-vu. Nous sommes si amnésiques dans notre vie sociale que nous oublions que peut-être « la crise » est la norme. « Crise » est un terme intéressant, non ? Il a quelque chose à faire avec la fabrication des catégories. Vous souvenez-vous de ce livre de René Girard, La Violence et le sacré, où il identifie la vraie nature de toute crise ? Toute crise est une crise des distinctions qui servent à organiser notre manière de recevoir et traiter des informations qui nous parviennent du monde, des autres et de la société. Si quelque événement vient bousculer ces distinctions, ces manières habituelles de ranger toutes choses sous des catégories construites et très relatives par rapport au temps, il arrive ce que nous nommons une crise. La crise arrive quand les catégories morales, sociales et intellectuelles s’effritent ou commencent à s’effondrer.

Cette expression « Puissiez-vous vivre en des temps intéressants » vous a intéressé par son ambivalence et son ambiguïté, en ce qu’elle vous ouvrait des perspectives pour imaginer votre biennale comme deux mondes, A et B. Mais donc vivre dans ces temps intéressants, ces temps de crises, n’est-ce pas à la fois la formulation d’une malédiction mais aussi d’un vœu ?
La formule originale implique vraiment l’idée de malédiction, mais j’aime l’idée que littéralement elle exprime un vœu, oui. Parce qu’une des choses que l’art peut faire, c’est nous offrir une perspective différente sur ce qui arrive. En particulier dans les temps où tout paraît désespéré, où ce qui arrive ne nous inspire aucun sentiment positif, l’art nous raccorde avec une façon de percevoir effectivement les choses différemment, et positivement, même avec plaisir. En ce moment même, au milieu de tous les appréhensions négatives provoquées par la crise que nous traversons, les gens parlent beaucoup de la qualité retrouvée de l’air dans les villes, grâce à un trafic aérien réduit à plus de 80 %. La Terre fait vraiment une pause en ce moment. Hier, j’avais une réunion, via Zoom, avec des personnes de cinq ou six pays différents. En temps normal, tous ces gens auraient pris des avions dans tous les sens pour se rencontrer et maintenant, certes on est tous fatigués d’avoir ces visioconférences mais au moins cela donne une piste pour arrêter de contribuer exponentiellement au réchauffement climatique.

Mais on peut s’interroger : utiliser Zoom tout azimut, « télétravailler », (le mot choisi en France), c’est bon pour organiser, planifier, s’informer, communiquer, mais pour l’art ? Quelles seraient les conséquences si l’isolation devenait la nouvelle norme ?
C’est difficile à imaginer, l’art impliquant de manière essentielle l’expérience sensible, spatiale. Mais je ne pense pas que l’isolation va devenir la nouvelle norme. Ce que je pense, c’est que réduire nos voyages peut devenir la nouvelle norme. L’autre jour, j’ai dû aller à la Hayward Gallery, j’ai traversé la City de Londres, le quartier de la finance, et il n’y avait personne dans les rues. C’était comme de la science-fiction. Mais dans le quartier où je vis, tout le monde est dehors, prenant leur supposée unique promenade de la journée. Je pense que cela ne peut pas durer. Les artistes travaillent surtout le contact, l’expérience physique directe précisément parce qu’il y a des choses que vous ne pouvez vraiment apprendre et comprendre qu’en étant physiquement en présence de ces choses. Et ce qui arrive aussi quand vous êtes dans une galerie d’art, c’est que vous y êtes avec d’autres gens. Même si vous êtes dans une pièce pleine de gens que vous ne connaissez pas, tout le monde partage cette atmosphère affective générée par les œuvres d’art. Inconsciemment, vous savez toujours ce que les autres ressentent. C’est une part essentielle de l’expérience artistique. Et cela va revenir.

Alors pour vous, nous vivons une parenthèse ?
Oui mais c’est une étrange parenthèse, d’autant plus que nous sommes tous en plein milieu de la crise. Quand nous allons rouvrir la Hayward Gallery – nous espérons cet été – nous allons rouvrir en réduisant l’accueil public au tiers de notre capacité normale pour permettre la « distanciation sociale ». Dans les supermarchés, au Royaume-Uni, il y a maintenant des marques au sol pour signaler aux gens où ils peuvent individuellement se placer pour respecter la distance sanitaire de deux mètres. Les espaces d’exposition vont sans doute devoir les imiter et adopter ces marquages.

Qu’en pensez-vous ? Est-ce que cela a une chance d’être formellement intéressant ?
Non. Enfin je ne sais pas, je ne l’ai pas encore expérimenté. Dans le supermarché, je trouve ça en effet rassurant. Alors oui peut-être que les gens dans les musées seront rassurés aussi. Mais dans un espace où l’enjeu concerne tellement l’expérience de l’espace, et la manière de le percevoir, je sens que ce type de compartimentation, qui instrumentalise l’espace, ne peut pas être une bonne chose. Cela va être étrange. Cela va produire des sensations et des perceptions très différentes. Imaginez que vous êtes dans un concert, deux sièges sur trois sont vides, condamnés… Cela va être anormal. On va avoir l’impression d’être dans une de ces nouvelles séries de sciences fictions où un tiers de la population a disparu.

Oui, de toutes les œuvres d’imagination, et il y en a beaucoup, auxquelles peuvent nous faire penser cette période, me reviennent en tête avec insistance les fictions d’anticipation, comme Brazil (côté film) et surtout les nouvelles de J. G. Ballard (côté littérature contemporaine). Est-ce que l’on changerait de paradigme, passant d’un siècle dominé par l’obsession de la guerre entre les humains, à une ère de la dystopie où les humains sont dépassés et impuissants à faire évoluer leur habitat « naturel » à leur avantage ?
Je tends à voir cela davantage comme un palimpseste. La confrontation et le conflit entre humains ne disparaissent pas. Au contraire, il est évident que beaucoup de groupes et de pays utilisent ce nouveau virus pour avoir encore plus de pouvoir politique en instrumentalisant l’état d’urgence sanitaire. On voit beaucoup d’États autocratiques, comme la Russie, la Chine, la Corée du Nord, mais aussi les États-Unis, et des mouvements d’extrême droite, s’appuyer sur des fake news pour miner toute confiance dans les institutions démocratiques en ce moment même. À lui tout seul, le président des États-Unis est peut-être celui qui contribue le plus à détruire cette confiance dans le gouvernement démocratique. On est bien dans le référentiel que le titre de la dernière Biennale de Venise définit.

J’ai récemment lu quelque chose de très intéressant écrit par la journaliste allemande Carolin Emcke : les moyens les plus efficaces contre les fanatiques, ce sont ceux qui impliquent de l’ironie ou de l’ambivalence, parce qu’ils permettent d’inventer des formes très étranges pour présenter la réalité, déjouant les réponses toutes faites. Les fanatiques veulent toujours que les choses soient blanches ou noires. Ainsi, tous ceux qui veulent protéger une société démocratique, ouverte, doivent absolument exprimer leurs opinions avec confiance, avec joie, et avec humour. Et l’art permet précisément d’explorer et d’expérimenter ces modes d’approches de la réalité, à la fois critiques et procurant du plaisir. Je pense qu’une des choses les plus formidables de l’art, c’est qu’il tente de se débattre avec la complexité de notre expérience, sans essayer de l’éliminer ou de la réduire. Pour cela, oui, vous avez besoin de distance. C’est pourquoi l’art est si important : il crée de la distance avec le réel, il ne se confond pas avec le réel. Or, il y a un problème qui vient de ce qu’un très grand nombre de gens confondent les représentations qu’ils perçoivent avec la réalité. Quand un tweet s’affiche, vous croyez son contenu. Quand vous voyez quelqu’un au journal dire quelque chose, vous le prenez comme argent comptant, vous pensez que c’est vrai.

Pour vous, l’art met essentiellement en jeu des connexions, des surgissements de perspectives inattendues, des variations de points de vue, il veut embrasser la complexité et les difficultés du monde. Or, tout cela aujourd’hui est suspendu, en raison de l’état d’urgence sanitaire. Les décisions politiques ont comme coupé le moteur de la société civile, et ne pourrait-on pas dire de l’art aussi ?
Oui, et je suis pour cette raison terriblement inquiet. L’une des choses que j’aime dans l’art, c’est le fait que l’art est généreux, généreux en questionnements. Et donc animé de cette merveilleuse générosité, l’art ne répond pas à une question, mais pose beaucoup de questions. Et quand les gens commencent à paniquer, ils semblent perdre cette générosité – ils veulent des réponses tranchées, précises. Mais, précisément, l’une des choses que je trouve personnellement très intéressantes dans le fait de vivre ce moment de crise, c’est le fait de constater – à travers la presse que je lis beaucoup trop – qu’il n’y a pas de consensus dans les domaines même dont on attend des certitudes. Tous les jours, je trouve trois nouvelles idées au sujet du virus qui contredisent ce que d’autres gens ont pensé la veille. Et cela est vraiment intéressant. Cela va déboucher sur un processus, et sur une image renouvelée de la science comme essentiellement inachevée, et en débat. La science n’a pas de réponses. Je pense qu’on doit respecter le fait que la science est essentiellement un processus de questionnement et d’expérience ouvert. Et cela concerne l’art, parce que l’art ouvre des perspectives.

Vous avez mentionné J. G. Ballard. De fait, un des sujets qui l’ont occupé, c’est la manière dont les personnes réagissent à l’ennui. Et quand le monde devient trop sécurisé, et que vous vivez dans une banlieue protégée, dans un environnement social où il n’y a aucun danger, vous avez besoin de créer l’excitation du danger. Dans le quartier où je vis, au cours de cette dernière semaine, j’ai vu les règles de la « distanciation sociale » totalement transgressées. Je vis dans un quartier où il y a beaucoup de jeunes. Et ce qui est intéressant, c’est que les jeunes sont moins vulnérables. Alors pour eux, prendre des précautions, rester à deux mètres, porter un masque, c’est faire une faveur aux plus vieux. Mais cette jeune génération, par ailleurs, est très irritée contre la génération des baby-boomers qui ont généré le réchauffement climatique et provoqué les crises financières qui ont ruiné leur futur financier. Alors ce qu’on vit pourrait bien ressembler à un revenge movie. Dans une certaine mesure, l’efficacité des mesures de « distanciation sociale » repose sur les jeunes : s’ils ne suivent pas ces règles, l’épidémie se répandra bien davantage et fera surtout des victimes parmi les générations plus âgées.

Comment les artistes réagissent-ils à cette situation ? Ils continuent à travailler, business as usual ? J’ai vu passer l’autre jour le dessin sur iPad de David Hockney… 
« Le printemps ».

Oui. Et à ce propos, tout en reconnaissant qu’il était dans une situation de confinement privilégiée, dans une merveilleuse maison en Normandie, il disait que les artistes eux peuvent continuer à faire ce qu’ils ont à faire.
Il y a beaucoup de genres différents d’artistes. Si vous êtes peintre, oui, vous pouvez continuer à travailler, aussi longtemps que vous pouvez acheter de la peinture, trouver des toiles ou des supports, ce qui n’est pas nécessairement évident – je ne sais pas si les magasins fournissant ces produits sont ouverts et s’ils sont considérés comme essentiels. Mais oui, je connais des artistes qui continuent, qui vont dans leurs ateliers et essaient de travailler. Mais je connais beaucoup d’artistes qui travaillent au projet, qui conçoivent des installations in situ pour des musées ou des espaces en particulier. Tous leurs projets pour l’année à venir, et même pour les prochains dix-huit mois, ont été annulés. Tous leurs revenus se sont purement et simplement évaporés. Ce type d’artistes a besoin d’une institution, d’un espace public, d’une galerie d’art pour faire son travail. Il y a beaucoup d’artistes qui travaillent avec le public, avec des personnes physiques, qui font de l’interaction sociale une composante essentielle de leur travail. Mais l’une des choses qui inspirent mon travail, et qui s’est exprimée dans la biennale de Venise, avec une section A différente de la section B, est la possibilité de casser l’idée qu’il n’y aurait qu’une exposition. Je voulais jouer avec l’idée d’« alternative news » (sic.), qu’il y avait une version réelle, et un autre illégitime, « fausse ». Et par là, je voulais déjouer la manière dont les artistes sont souvent mis dans des cases, alors qu’ils peuvent réaliser des œuvres très variées, qui ne ressemblent pas à ce qu’ils font « d’habitude ».

Je me suis penché sur ce qu’ont étudié les économistes behaviouristes ces trente dernières années, comme Daniel Kahneman qui a écrit il y a quelques années ce livre : Thinking Fast and Slow (Système 1/ Système 2. Les deux vitesses de la pensée selon la traduction française). Lui et Amos Tversky, et d’autres, ont avancé des idées pionnières sur le fait que notre cerveau est fait de telle manière que nous nous illusionnons toujours : nous avons tendance à voir un sens, un schéma, un dessein ou une finalité, là où il n’y a que du hasard, et aucune intention. On tient à l’idée que l’on peut isoler une pensée, qu’elle vaut en elle-même, qu’elle a son autonomie et son intégrité, et qu’elle n’est pas influencée par le contexte qui la précède, mais nous sommes complètement et outrageusement soumis à des influences extérieures qui déterminent notre pensée et la rendent non rationnelles. Il existe bel et bien des biais, en l’occurrence des recency bias : ce que vous pensez et ressentez est totalement influencé par ce que vous avez ressenti le moment qui a précédé. Et j’ai noté cela bien sûr au sujet de la réception des œuvres d’art, à travers la manière dont une œuvre d’art n’apparaît pas la même selon les conditions dans lesquelles elle est présentée. Je me souviens avoir vu à Los Angeles une rétrospective consacrée à l’artiste écossais Douglas Gordon, dont j’apprécie le travail. J’ai vu cette exposition et je l’ai trouvé si mauvaise que je me suis vraiment demandé : « Comment ai-je pu considérer cet artiste comme un bon artiste ?! » Ce que je venais de voir me paraissait tellement mauvais ! Six mois plus tard, par chance, la même exposition est allée à Vancouver. Était-ce dû à la manière dont les œuvres étaient présentées, à mon humeur du moment ? Toujours est-il que j’ai fait l’expérience inverse en revoyant la rétrospective de Douglas Gordon. J’ai pensé que c’était une très belle exposition et – quel soulagement ! – que Douglas Gordon était en effet un bon artiste, et que je n’avais pas déliré tout ce temps où j’avais pensé qu’il était bon artiste.

Vous êtes commissaire d’exposition. Avez-vous alors développé des outils pour ne pas ignorer et même mettre à profit cette instabilité du jugement individuel ?
Cette réversibilité du jugement ou de l’impression subjective se produit très souvent en fait. Je suis très attentif à cela. Vous pouvez ainsi voir une œuvre d’art, et ne rien en tirer. Et une autre fois, dans un contexte ou des circonstances différentes, vous allez considérer que c’est une œuvre très puissante. C’est en partie affaire de contexte, de présentation, de singularité de l’espace d’un musée ou d’une galerie d’art, de particularité d’une atmosphère. Et en partie cela dépend de votre propre contexte narratif — que faisiez-vous avant d’aller au musée ? Qu’attendiez-vous de cette expérience ? Et je trouve que l’histoire de l’art ne peut pas traiter de ces problèmes. L’histoire de l’art traite des œuvres d’art comme s’il n’y en avait qu’une lecture, définitive et stable. Mais en réalité, les relations avec ces choses (les œuvres d’art) sont toujours instables. Ou du moins conservent toujours un degré d’instabilité, je dirais.

Cela vous montre à quel point le sens de ces objets est contingent. Ils peuvent être très intéressants ou pas tellement, cela dépend de leur compagnie. Exactement comme dans une soirée. Vous vous retrouvez dans une soirée très ennuyeuse, vous vous sentez entourés de gens très ennuyeux, et vous-même vous allez commencer à vous sentir très ennuyeux. Mais si vous êtes entourés de gens très stimulants, plein d’énergie, ils vont provoquer chez vous des idées stimulantes, nouvelles, et vous allez dès lors offrir quelque chose de vous-même de très différent aux gens qui vous entourent. Ce que vous avez à offrir dépend donc du contexte où vous vous trouvez et des gens qui vous entourent. Ainsi comme commissaire, vous prenez conscience que vous pouvez faire une mauvaise exposition avec des bonnes œuvres d’art et qu’à l’inverse, vous pouvez faire une bonne exposition à partir de mauvaises œuvres d’art, et que bien sûr, il est toujours possible de faire une très bonne exposition avec des bonnes œuvres d’art. Selon la manière dont les pièces s’assemblent dans une expérience, l’expérience dans son ensemble s’affirme comme intéressante, elle vous engage, et cela vous paraît beaucoup plus intéressant qu’aucune des œuvres présentes si elle était présentée seule. Le tout vaut bien davantage que la somme de ses parties. En un sens, c’est à quoi aspire le travail de tout commissaire d’exposition.

Mais cela ne dépend-il pas du contexte institutionnel ? Vous ne faites pas le même travail quand vous montez une exposition à la Hayward Gallery, et quand concevez une biennale à Lyon ou à Venise ?
Bien sûr, le contexte spatial, le contexte institutionnel, le contexte socio-culturel ont une part. Et cette part semble pouvoir être bien définie objectivement. Mais une biennale comme celle de Venise est en fait très contrainte. Beaucoup d’opinions critiques bien arrêtées au sujet de ce qu’une biennale doit être pèsent et déterminent le jugement des critiques d’art, de la presse spécialisée. Et je crois que c’est une chose qui m’a choqué, qui n’aurait pas dû me choquer, mais voilà, la biennale de Venise ne suit pas les mêmes règles du jeu. May You Live In Interesting Times a eu beaucoup de mauvaise presse. Et je m’interrogeais : cette exposition, ces œuvres, tout cela fonctionne si bien ensemble, pourquoi tant de mauvaises critiques ? Mais j’ai finalement compris ce que cela pouvait avoir de décevant pour les critiques ayant des attentes très précises sur ce qu’une biennale (de Venise) doit faire.

Qu’est-ce qu’une biennale (de Venise) est supposée « faire » ?
Il y aura un éventail d’opinions là-dessus bien sûr, mais je dirais qu’il y en a une qui affirme que tout dans une biennale de Venise doit être super-politisé. Une deuxième serait que tout doit être une découverte, non pas d’œuvres, mais d’artistes dont vous n’avez jamais entendu parler. Il me paraît que certaines biennales peuvent poursuivre ces objectifs, mais Venise, c’est la grande scène, ce doit être autre chose, ce doit être un mixe, de générations et d’expériences. Autre contrainte, Venise est une scène au sens étroit : vous avez besoin d’un thème qui soit « traité » de manière évidente dans chacune des œuvres présentées, ce qui est censée justifier leur présence sur cette scène justement. Et j’ai organisé une biennale anti-thématique, ce qui a complètement désarçonné et déchaîné les critiques. Ainsi, je pense à l’une des pièces intéressantes présentées à Venise, au sujet de laquelle j’avais moi-même des difficultés, celle présentée par Christoph Büchel : ce bateau récupéré qui avait fait naufrage en Méditerranée entraînant la mort de centaines de migrants. Cela a été quasiment universellement attaqué par les critiques d’art de gauche, comme étant moralement répréhensible. Comment pouvez-vous prendre cet objet tragique, réel, et le mettre dans ce spectacle de l’art international, où les gens posent devant pour prendre des selfies, sans aucun respect ?

Ce qu’impliquait cette critique en réalité, c’est qu’un tel objet devrait être traité comme dans un musée consacré à l’Holocauste : isolé, mis dans un espace réservé au recueillement, au deuil, où nous pourrions sentimentaliser notre propre réponse émotionnelle à cette tragédie, et qu’une fois laissé dans cet endroit, nous allons l’ignorer le reste de notre vie. Ce que l’artiste a voulu faire, c’est de montrer aux gens comment nous réagissons vraiment face à cette réalité. Ainsi, les gens regardent le journal au sujet de la pandémie aujourd’hui, et ils dînent, ils discutent, ils vivent… Cela n’arrête pas le monde en réalité. Mettre ce bateau naufragé là était un geste dur, violent, cela vous était jeté au visage. C’est qu’il n’est pas possible de digérer facilement une expérience tragique. À travers leurs réactions, les critiques ont exprimé ce qu’ils voudraient : un parc national où aller et dire « Oh, quelle terrible tragédie ! », et s’en aller. L’artiste était très en colère, mais ces critiques n’ont pas compris le sens de cette colère. Cette incompréhension, cette crainte de provoquer incompréhension et rejet, ne doit pas nous arrêter. L’art, c’est prendre des risques et faire des paris. Cela peut mal se passer sur le moment. Une chose que j’ai apprise, c’est que cela prend des années parfois pour comprendre une œuvre. Cela prend du temps d’absorber ce que l’œuvre peut avoir à vous offrir, spécialement quand elle contient trop d’informations.

Votre vision de l’art ne se trouve-t-elle pas renforcée par la crise que nous traversons et en même temps votre tâche n’est-elle pas rendue plus ardue par l’état de panique moral qu’elle provoque ? Les gens sont viscéralement attachés à leur santé, les politiques agissent au nom de notre santé, et du coup, l’art qui a toujours pour une part besoin de s’engager, de s’opposer, de provoquer, de faire considérer les contradictions avec lesquelles nous vivons, va rencontrer des difficultés pour affirmer cette liberté, ne pensez-vous pas ?
Il y a peut-être un effet positif à cette crise que nous traversons, peut-être plus que dans les autres crises. La pollution de l’air provoque tous les ans des millions de morts, un chiffre bien supérieur au nombre de morts provoquées par le coronavirus. Et nous ne provoquons pas de crise autour de la pollution de l’air. Pourquoi ? C’est une question qu’il faut poser. Mais voilà pourquoi je pense qu’il peut y avoir des effets positifs à la crise actuelle : j’ai vu récemment les résultats d’un sondage, réalisé au Royaume-Uni, et la moitié des interrogés répondaient qu’ils ne voulaient pas retourner à la vie d’avant. Y a-t-il le même phénomène en France ?

Oui, il y a beaucoup de choses là-dessus, sur le désir de changer de vie, et de ne pas retourner au monde d’avant. Alors, on a commencé très vite à parler du monde d’après… Il est vrai que le spectacle des inégalités politiques, économiques et sociales est si grand, qu’on ne sait pas. Cela peut nourrir quelques désirs impérieux et collectifs de changement, générés horizontalement et non plus verticalement, changement beaucoup plus vaste qu’on ne peut peut-être le prévoir. On ne sait pas, nous sommes dans l’œil du cyclone pour le moment.
Oui, on ne sait pas. Et bien sûr, on croit toujours qu’on ne va pas revenir à la normale, mais l’Histoire nous montre qu’on se réajuste facilement. Mais on ne sait pas et je trouve cette cécité actuelle intéressante. J’ai l’impression d’avoir affaire à une œuvre d’art. Une des choses que l’art m’a apprises, c’est de vivre dans un état d’incertitude. Vous ne pouvez pas dire de quoi il s’agit, vous ne pouvez pas être sûr de ce qui est en train de se passer. Ce virus est très spécial.

À l’instar des conséquences politiques possibles, pensez-vous que cette crise va avoir un impact sur le contenu des œuvres contemporaines ? Et entraîner l’invention de nouvelles formes notamment numériques ?
Les artistes travaillent avec et à partir de leur expérience. C’est extraordinaire de pouvoir se voir, se parler à distance, grâce aux écrans. Mais une part importante, essentielle de l’expérience humaine manque et l’expérience de l’interaction numérique devient exténuante au bout d’un certain temps. C’est l’absence de présence humaine qui est exténuante. Vous devez vous concentrer sur l’image d’un écran sans la stimulation d’une co-présence. Les artistes accumulent en ce moment des matériaux et ils postent beaucoup de choses en streaming, sur Facebook, sur Instagram. Les institutions aussi. Aujourd’hui, les gens ne vont plus sur les sites. Pour moi, c’est intéressant, parce que je viens d’une génération qui se référait au site internet, et qui s’y rendait. Un site est comme un livre, c’est organisé. Cela ne compte plus à présent. Aujourd’hui, c’est simplement ces « feeds » dans les réseaux sociaux. C’est très décentralisé, il n’y a pas d’index, pas de tables des matières, juste le flux qui déferle et se déroule. C’est une autre manière d’expérimenter ce qui arrive. Mais je pense que le problème que cela pose, si l’on veut parler d’un art numérique vraiment intéressant, c’est que les artistes sont formellement limités par les plateformes numériques dont ils disposent. Il y a des instructions, des interdictions. Si vous voulez faire une nouvelle sculpture, il n’y a vraiment aucune limite à ce que vous pouvez faire formellement ; les choix, notamment de matériaux, sont sans limites. Par contraste, c’est difficile d’interagir de manière intéressante et significative avec une plateforme de média social, qui pourrait changer votre expérience de cette plateforme. Les artistes devront inventer leurs propres formats numériques.

Ces streams, ces flux, ces feeds sans index vont avec la confusion du temps, vous ne pensez pas ? Et feront peut-être système avec la clarté du moment d’après, quand on se retrouvera dans l’espace, à prendre l’espace. À propos, dans cette réorganisation de l’espace de la Hayward Gallery sous la pression de cette crise sanitaire, allez-vous rouvrir le café ?
C’est une très bonne question. Hier, lors d’une réunion Zoom avec mes collaborateurs, tout le monde était contre. Il y a ces deux mètres de distances à garantir entre chaque individu…

En France, la consigne est de se maintenir à un mètre de distance.
Quoi ? Un mètre ? C’est une plaisanterie ! Même deux mètres apparemment ce n’est pas suffisant, trois mètres serait la distance minimum pour que la toux de quelqu’un ne nous atteigne pas… Par conséquent, mes collaborateurs s’inquiètent que le public se rencontre et soit trop proche dans les escaliers qui mènent au café. Mais j’y ai réfléchi de nouveau aujourd’hui et j’ai pensé que nous avions un ascenseur qui conduisait aussi à l’étage où se trouve le café. Nous pourrions ainsi organiser un sens de circulation, les gens n’utiliseraient l’ascenseur que pour monter et les escaliers uniquement pour descendre. De même dans les espaces de la galerie, il y a un escalier à l’avant, et un autre à l’arrière, nous allons instaurer un sens de circulation. Je suis convaincu que la distanciation sociale n’est pas une raison suffisante pour fermer le café.

Pour des raisons sanitaires, nous devons à l’heure actuelle prendre nos distances. Vous seriez d’accord alors pour dire qu’il faut observer une « distanciation physique » mais non pas une « distanciation sociale » ?
Absolument. « Distanciation physique », c’est ainsi qu’ils devraient nommer cet impératif sanitaire. Ce terme de « distanciation sociale » est terrible. C’est pour cela que la question de l’ouverture du café est cruciale, car l’espace du musée ou du centre d’art est l’espace alternatif ultime dans notre société, convivial, accueillant, ouvert à tous.


Mériam Korichi

Philosophe, Dramaturge, metteure en scène