Santé

Victor Pitron : « Nous sommes confrontés à des manifestations psychiatriques inédites »

Philosophe

Au moment où le pays sort doucement de la crise sanitaire, certains craignent une « seconde vague psychiatrique ». S’il est évident que cette période a eu un impact sur le psychique de chacun, les personnes souffrant de troubles psychiatriques ont été plus affectées que les autres. Psychiatre et chercheur en sciences cognitives, Victor Pitron observe que jamais le monde n’a changé si radicalement en si peu de temps, notamment pour les personnes plongées en coma artificiel qui se réveillent quelques semaines plus tard. Leurs troubles psychiatriques se sont nourris de ce nouveau contexte d’incertitude, preuve s’il en fallait de l’interconnexion entre l’expression de la maladie psychiatrique et le contexte de vie.

Particulièrement intéressé par les interactions entre maladies corporelles et mentales, investiguant les mécanismes cognitifs de la perception du corps, Victor Pitron est psychiatre et chercheur en sciences cognitives à l’École Normale Supérieure (Ulm). Il développe actuellement un programme de recherches pluridisciplinaires sur les symptômes corporels associés aux nouvelles technologies. Il est chef de clinique à la Pitié-Salpêtrière, et y travaille au service des urgences psychiatriques. Il a ainsi vécu et contribué à la mobilisation générale et exemplaire des travailleurs de l’hôpital public pour faire face à l’état d’urgence sanitaire qui s’est imposé ces dix dernières semaines. Tout au long de cette période sidérante, en première ligne avec ses collègues somaticiens, il a accueilli, écouté, traité des patients victimes des répercussions psychiques et psychiatriques de la pandémie. Dans l’entretien qui suit, il raconte cette expérience inédite et évoque ce qui déjà se profile des conséquences psychiatriques de la crise sanitaire, mais aussi sociale et politique, que nous traversons. MK

Vous venez de vivre, avec tous les travailleurs des hôpitaux, une période tout à fait exceptionnelle, hors norme.
Ce qui est arrivé était, oui, exceptionnel, et a produit chez les soignants une application au travail résolue, forcenée. À l’hôpital, il y avait une mobilisation totale pour accueillir et soigner les patients. Nous étions galvanisés. On a aussi senti que l’on vivait une période tout à fait hors norme parce que le monde extérieur s’est soucié de notre quotidien à l’hôpital public : des grands restaurants s’occupaient de nos repas, des maisons de luxe nous fournissaient en gels hydro-alcooliques parfumés. Mais aujourd’hui, la page est tournée. On sent que c’est terminé, on retrouve la nourriture de cantine, le gel hydro-alcoolique à l’odeur médicale.

Est-ce que vous pouvez dégager une chronologie de ces dix dernières semaines ? Votre activité a dû se réorganiser puisque d’une part, vous faites partie de la catégorie de la population qui a plus que jamais travaillé pendant le confinement, le personnel soignant, et que d’autre part, vous travaillez spécifiquement aux services des urgences psychiatriques.
Nous, psychiatres, n’avons pas vécu ce qu’ont vécu les urgentistes, les pneumologues etc., dont l’activité a suivi le pic de l’épidémie. Il y a eu clairement pour nous, à partir du début du confinement, une phase de sidération : deux ou trois semaines pendant lesquelles on a vu une baisse de l’activité aux urgences psychiatriques. D’abord, parce que tout le monde était confiné. Les gens avaient peur de venir à l’hôpital : ils craignaient d’attraper le virus. Nous avons donc moins travaillé avec les patients et passé beaucoup de temps à organiser notre activité au regard de ce qui allait nous tomber dessus. À la Pitié-Salpêtrière, nous avons décidé de dédier une partie d’unité à des patients hospitalisés pour des pathologies psychiatriques et atteints du Covid. Parallèlement, nous avons arrêté certaines activités moins essentielles, comme l’hôpital de jour, de manière à pouvoir concentrer nos efforts sur la gestion des patients psychiatriques atteints du Covid et des urgences psychiatriques. Et aussi pour se focaliser sur tout ce qui allait être l’accueil et l’accompagnement des patients atteints du virus dans l’hôpital. La particularité d’être psychiatre dans un hôpital général comme la Pitié-Salpêtrière, c’est que l’on s’occupe aussi des malades qui sont hospitalisés pour d’autres pathologies, pneumologiques par exemple, et qui ont aussi besoin d’une aide psychiatrique.

Et ces décisions ont-elles été difficiles à prendre ?
Non, cela s’est fait très vite. J’ai pu observer une résilience de l’hôpital très impressionnante qui a permis que l’on s’adapte très rapidement, quasi immédiatement. Il a fallu tout réorganiser et cela s’est fait avec une rapidité et un enthousiasme assez exemplaires. À la Pitié-Salpêtrière, il a fallu ouvrir plus de 500 lits pour des patients infectés par le virus, ce qui chamboule totalement l’activité d’un hôpital bien sûr.

Après cette phase initiale de baisse de la fréquentation aux urgences psychiatriques, que s’est-il passé ?
Après la sidération initiale, les patients ont commencé à revenir consulter. Les personnes atteintes de maladies psychiatriques chroniques, comme pour les autres types de maladies, n’ont pas pu avoir accès aux soins habituels. Certains ont arrêté leur traitement. Beaucoup ont dû interrompre leur suivi parce que les cabinets étaient inaccessibles, les centres médicaux psychologiques avaient réduit leur activité, les centres d’accueil de jour étaient fermés. Tout l’étayage, tout le maillage sanitaire et social habituel sur lequel les patients peuvent normalement s’appuyer était défaillant. On a vu arriver ces patients aux urgences deux à trois semaines après le début du confinement, et ils sont toujours en train d’arriver. On a également commencé à rencontrer les premiers patients atteints du Covid qui sortaient de réanimation. Il a fallu leur laisser un peu de temps pour reprendre leurs esprits. Ils avaient du mal à parler puisqu’ils avaient été intubés.

Dans quel état se trouvaient alors ces patients « dé-tubés » ?
Le cas de ces patients extubés étaient très impressionnants, notamment parce que ce qui leur arrivait était spécifiquement lié à l’épidémie de Covid. Ce sont des gens qui ont vu leur état s’aggraver très rapidement, c’est la spécificité de ce virus : l’altération respiratoire, dans ces cas-là, allait très vite.

Ces patients étaient-ils conscients de ce qui leur arrivait ?
Oui et non, parce que tout était allé très vite. En quelques jours, voire en quelques heures pour certains, les patients dont les fonctions respiratoires ont été sévèrement atteintes par le virus, ont été mis dans un coma artificiel pour recevoir des soins de réanimation. Certains ont même été déplacés d’un hôpital à un autre voire d’une région à une autre. Et ils se sont ensuite réveillés une semaine, deux semaines, pour certains, trois semaines plus tard, dans un lieu différent, après avoir reçu beaucoup de sédatifs, de drogues très fortes pour faire barrière à la douleur – ce qui participe à rendre confus le patient quand il sort de cet état. On sait que la réanimation peut engendrer une perte de repères. Au réveil après une intubation, il n’est pas rare de ne plus bien se rappeler où on est. Mais dans le cas de cette épidémie, nous avons observé une fréquence importante de confusion post-réanimatoire.

Pour partie, cela s’explique probablement par l’immense changement de toute la société en quelques semaines. Imaginez-vous vous endormir avant le confinement et vous réveiller trois semaines après. Quand vous retrouvez votre état conscient, vous vous retrouvez dans un monde radicalement différent ! On vous explique que votre famille ne peut pas venir vous voir à l’hôpital parce que la population est confinée, que toutes les visites sont interdites. Vous voyez à la télé, partout, des gens avec des masques, un monde à l’arrêt, des responsables politiques aux discours martiaux. Cela n’arrive jamais que le monde change si radicalement en si peu de temps. Ces personnes sorties de réanimation se sont ainsi retrouvées avec une perte de repères massive, bien plus que dans les autres cas de réanimation, ce qui a très probablement favorisé leur confusion. Parfois ils se montraient même suspicieux, se demandant si je disais la vérité parce que cela paraissait invraisemblable.

Et ces réactions pouvaient aller jusqu’à des phases délirantes ?
Absolument. Pour certains patients, il y a eu des épisodes délirants, alimentés par des idées de persécution. L’origine en est multiple (les sédatifs, les chocs physiques de l’attaque du virus et de la réanimation, etc.). Mais ce changement brutal et inédit de la société pendant l’hospitalisation a certainement joué un rôle majeur.

Est-ce que ce virus a engendré des troubles psychiatriques spécifiques ? Inédits ?
On sait maintenant qu’il y a des symptômes neurologiques et psychiatriques associés à l’épidémie de Covid. Nous recensons actuellement des cas comme ceux-là. C’est cependant difficile de déterminer si ces états sont vraiment attribuables au virus ou à d’autres causes. Par exemple, des médicaments utilisés en réanimation peuvent, eux aussi, avoir effets secondaires neurologiques et psychiatriques. On ne peut pas encore bien faire la part des choses à ce sujet. Nous avons de fortes suspicions cliniques, mais il est souvent difficile d’affirmer que les symptômes qu’on observe sont spécifiquement le fait du virus. Pour l’instant, nous recueillons et classons des symptômes neurologiques ou psychiatriques concomitant à une affection par le Covid, pour en faire l’analyse.

Donc ces symptômes ne sont pas nouveaux, ils sont connus par ailleurs, n’est-ce pas ?
Ils sont bien connus. Cependant, nous sommes confrontés à des manifestations psychiatriques inédites. J’ai rencontré par exemple des personnes qui croyaient pouvoir sauver le monde et trouver le remède du Covid, ou à l’inverse, qui croyaient que l’épidémie était de leur faute parce qu’elles se sentaient coupables de tout. Ces propos sont évidemment inédits mais le processus psychique sous-jacent est connu. La symptomatologie psychiatrique s’imprègne de l’actualité, du contexte contemporain à la maladie. Cela se vérifie pour tout événement majeur, catastrophique ou à l’inverse bénéfique. Pendant cette épidémie, les idées délirantes des personnes qui souffrent de pathologies psychiatriques étaient centrées sur ce virus. Mais, au moment où la France a gagné la coupe du monde de football, j’ai aussi rencontré un patient convaincu d’être le fils de Kylian Mbappé.

Cela m’évoque l’attaque de Deleuze et Guattari contre l’explication psychanalytique du délire psychique par le familial, ou l’« intime ». Ils disaient que « le délire est historico-mondial, pas du tout familial. On délire sur les Chinois, les Allemands, Jeanne d’Arc et le Grand Mongol, les aryens et les juifs, l’argent, le pouvoir et la production, pas du tout sur papa-maman[1] ». Le psychique, s’il délire, il délire sur le monde. Et qu’à ce titre, il faut l’écouter, écouter ceux qui délirent. Il n’y a qu’à prendre le métro, pour se rendre compte à quel point les discours délirants incorporent le monde.
Ou marcher dans la rue. C’est une chose que j’ai trouvée assez impressionnante durant cette période. Toutes les institutions habituelles d’aide aux personnes marginalisées de notre société ont été ébranlées. J’ai eu le sentiment que ces personnes étaient abandonnées à leur sort, et se retrouvaient peut-être plus souvent que d’habitude aux urgences psychiatriques. Cela n’est pas la conséquence directe du virus mais plutôt du confinement et de la défaillance des structures d’appui habituelles. Parallèlement sur les bancs des urgences, nous avons aussi accueillis beaucoup de personnes pour des symptômes plus directement imputables au Covid.

Parmi ceux-là, deux grandes catégories de symptômes sont apparues. Il y avait d’abord les symptômes de traumatisme psychique – c’est un sujet majeur, qui va s’imposer dans les mois et certainement les années à venir. J’ai vu des patients venir consulter aux urgences psychiatriques pour des angoisses très importantes parce qu’ils n’avaient pas pu assister aux obsèques de leurs proches qui avaient lieu à l’étranger par exemple, ou en trop petit comité. Le rituel de la séparation par la cérémonie des obsèques leur avait été interdit et cela rendait leur deuil très difficile. La seconde catégorie de personnes consultait pour des angoisses importantes liées à l’état de leur corps. C’était très flagrant et cela continue aujourd’hui. Ces personnes ont peur du moindre symptôme physique, peur d’attraper la maladie, peur de la transmettre, peur de mourir.

Est-ce que cette peur était en partie au moins provoquée par le contenu et le ton du discours public quotidien, anxiogène, et massivement relayé par les médias ?
C’est très vraisemblable. On s’est même posé la question de savoir s’il fallait laisser la télévision diffuser des informations en continu dans le service. Et finalement on a changé de chaîne ! Les patients eux-mêmes parfois ne disent pas à quel point les discours alarmistes incessants peuvent entretenir leur angoisse. Mais de nombreuses études montrent à quel point la diffusion massive d’informations parfois peu fiables via Internet peut servir de caisse de résonance et aggraver l’anxiété somatique[2]. À cause du risque potentiel pour la santé, un symptôme peut devenir particulièrement prégnant et son retentissement sur la vie quotidienne devenir parfois majeur. Beaucoup ont eu, durant cette période, des symptômes physiques anodins, de la toux, un peu de douleurs aspécifiques, des difficultés respiratoires, mal à la gorge…

Oui, ceux d’un corps au sortir de l’hiver.
Tout à fait. Ces personnes, en temps ordinaires, ne se seraient pas autrement inquiétées de ces symptômes. Mais là, à cause de l’inquiétude ambiante, ces symptômes ont été vécus comme extrêmement alarmants. J’ai vu beaucoup de patients consulter pour ces raisons. Et les demandes se multiplient. Nos collègues qui s’occupent d’autres services, de médecine générale ou infectieuse, notent le même phénomène : ils reçoivent beaucoup d’appels de patients très anxieux à cause de symptômes physiques qui d’ordinaire ne les auraient pas inquiétés. Dans le service psychiatrique, les demandes viennent de personnes qui souvent se sont trouvées totalement paralysées par l’inquiétude associée à ces symptômes physiques, alors mêmes que des tests effectués ont montré qu’ils n’avaient aucune espèce de gravité.

Est-ce précisément sur cette discordance, entre la résonance psychique qui peut aller jusqu’à paralyser la personne, et le caractère bénin des symptômes physiques, que le psychiatre intervient ?
Effectivement. Je vois des personnes très anxieuses malgré la normalité des examens et les propos rassurants de mes collègues médecins somaticiens. Ou je vois des patients qui ne présentent aucun symptôme, mais qui sont affectés par la peur d’attraper ou d’être atteint par une maladie grave. Ce sont là des cas de psychiatrie à part entière. Nous avons malheureusement la crainte de voir affluer à l’avenir beaucoup de ces patients. Le psychiatre a un vrai rôle à jouer. En plus du médecin du corps, en parallèle de lui, avec lui. Comment intervient-il ? D’abord, il accueille et il écoute.

La psychiatrie, c’est d’abord le travail de l’humain. D’autant que ces personnes ont souvent un parcours de soin long et difficile : elles ont vu plusieurs spécialistes, et à chaque fois, on leur a fait des examens différents pour souvent ne rien trouver, ou des anomalies très mineures par rapport à la résonance psychique de leurs symptômes. C’est souvent très frustrant pour le patient, qui a le sentiment de ne pas être entendu dans sa souffrance. Parfois, il ressent même une forme de rejet de la part du corps médical. Pour le psychiatre, il faut d’abord combattre ce sentiment que les médecins n’ont rien à leur offrir et qu’ils sont incompris par la médecine. Le plus important est ici de faire passer le message que ce que ces personnes expérimentent est réel, que cela correspond à une pathologie qu’on connaît bien qu’on nomme trouble somatique fonctionnel, et que l’on a des traitements à proposer. Ça, ça aide beaucoup.

Et cela touche précisément à votre travail de recherches en sciences cognitives.
C’est le sujet de ma recherche théorique et clinique, qui porte sur la perception du corps. En particulier, sur la façon dont la perception de notre corps peut différer de l’objet corps. J’étudie la façon dont il peut y avoir une distance entre le corps tel qu’il est, et le corps tel que l’individu le perçoit, et ce à travers différentes maladies, notamment neurologiques et psychiatriques. C’est assez contre-intuitif d’imaginer qu’il peut y avoir une forme d’incompréhension, de malentendu entre la matière organique de notre corps et le ressenti qu’on en a. J’essaie de donner aux patients des éléments d’explication de ce qu’il se passe dans le cerveau à ce moment-là. Un exemple souvent parlant pour comprendre comment la perception du corps peut ne pas correspondre à la réalité du corps, est celui du membre fantôme : les personnes amputées d’un bras ou d’une jambe continuent à percevoir ce membre, et même à avoir la sensation de pouvoir l’utiliser – alors qu’il n’est pas là.

Le même genre de phénomène peut expliquer les symptômes somatiques fonctionnels. Reste à savoir comment les prendre en charge. Les services de médecine sont souvent peu équipés pour aider ces patients, dans la mesure où ces symptômes persistants ne correspondent pas ou plus à une anomalie ou une lésion corporelle. Les deux meilleurs traitements sont la psychothérapie et les thérapies corporelles telles que le sport adapté, la méditation, les techniques pour l’apprentissage d’une perception différente de son corps. Et parfois les médicaments peuvent être également utile pour agir sur l’angoisse associée.

Vous avez donc vu et traité plusieurs cas de ce type ?
Oui, plusieurs. Et, de manière singulière, nous voyons des personnes qui n’avaient jamais eu recours à la psychiatrie auparavant. Dans ce contexte, ce sont des personnes qui ont vu leurs repères s’effondrer trop brutalement, tout d’un coup. Des personnes qui voient leurs défenses habituelles, leur fonctionnement familier trop altéré.

Est-ce que l’arrêt du travail, l’interruption des cadres qui norment la vie ordinaire de la majorité, constituent un facteur aggravant ?
Oui, absolument. Cela concerne des personnes qui ont vu leurs habitudes de vie drastiquement changées par cette épidémie. Des gens qui ont dû être confinés 24 heures sur 24 avec d’autres, alors qu’ils avaient plutôt l’habitude d’être dehors. Ou à l’inverse des gens qui ont dû être isolés tout seuls. Ce sont des changements brutaux qui ébranlent un équilibre, et qui peuvent du coup favoriser une angoisse qui se traduit en l’occurrence ici par une angoisse somatique importante, à cause du contexte général de la peur du virus.

On a aussi beaucoup parlé des vertus de l’arrêt de la marche forcée de la société, à l’occasion du confinement. Avez-vous été témoin d’effets bénéfiques chez certains de vos patients ?
Ce sont des effets que j’ai constatés chez certains de mes patients, que j’ai continués à suivre par télé-consultation. Le fait d’avoir moins de responsabilités a eu un effet bénéfique pour certains, notamment ceux qui ont du mal avec leur rythme de vie habituel et tout ce qui leur est demandé au quotidien entre leurs obligations familiales et professionnelles. Le confinement leur donnait un alibi en quelque sorte, pour moins s’agiter et être moins sollicités, et finalement cela leur a fait du bien. Du coup, c’est le déconfinement qui va poser problème à ceux-là !

Ces changements drastiques, dans un sens comme dans l’autre, demandent beaucoup de capacité d’adaptation. C’est étonnant de se rendre compte à quel point la demande d’aide psychiatrique peut être liée au contexte de société. C’est un exemple de plus, s’il en faut, de l’interconnexion entre l’expression de la maladie psychiatrique et le contexte de vie. Manifestement, certaines personnes se trouvent mieux adaptées à une société confinée qu’à une société qui ne l’est pas. C’était intéressant et assez inattendu. J’en ai parlé à mes collègues. Nous avons tous observé cela sans s’y attendre véritablement, parce qu’on se figurait plutôt le confinement comme une source d’angoisse supplémentaire pour ces patients.

Certains ont évoqué la possibilité d’une « deuxième vague psychiatrique ». Qu’en pensez-vous ?
Deuxième vague, ou ressac, oui, quelque chose de l’ordre d’un retour de flamme va sans doute se produire, et sera peut-être moins aigu et plus étalé dans le temps. Qu’il y ait des conséquences psychologiques et psychiatriques de ce que l’on vient tous de vivre, cela paraît évident. Nous avons collectivement traversé un moment très angoissant. En particulier, c’est étonnant de voir comment la peur et l’anxiété occasionnées par ce virus peuvent être alimentées par d’autres peurs associées plus globalement à tout ce qui est nouveau ou étranger. Ce virus qui vient de Chine et dont la diffusion rapide et meurtrière a été favorisée par l’intensification des mouvements de population, alimente des réactions de retrait sur soi. Grâce aux outils des sciences cognitives, on commence à comprendre comment cette peur de l’inconnu, du changement, peut servir de substrat cognitif à la genèse d’une anxiété qui mène in fine à des symptômes somatiques. On commence à comprendre maintenant ce qui se passe dans le cerveau de ces personnes.

Et cela peut être n’importe quels symptômes physiques ? Cela peut être un mal de dos, une migraine chronique, beaucoup de manifestations physiques, douloureuses ou perturbatrices, différentes ?
Ce sont en effet des symptômes physiques tout à fait divers. Cela demande de sortir d’une vision où le corps est un objet clos sur lui-même sans interaction intime avec l’environnement. Des peurs, des angoisses, peuvent avoir un vrai retentissement sur des choses qui nous paraissent aussi intimes que le sentiment de notre propre corps. On en avait l’idée depuis longtemps bien sûr, mais aujourd’hui on comprend mieux comment ça marche. Avec les outils actuels que fournissent les sciences cognitives, on commence à mieux comprendre les processus, ce qui se passe, comment ça se passe. J’ai une vision résolument cognitive. Je m’intéresse à l’explicitation du fonctionnement du cerveau en lien avec le reste du corps, avec une perspective mécaniste pour ainsi dire. J’explore comment fonctionne la machine cerveau-corps.

C’est un point de vue peut-être plus médical et moins psychologique que d’autres courants historiques de la psychiatrie. Schématiquement, cela suppose de comprendre que la perception du corps n’est pas la traduction directe d’une stimulation d’un nerf périphérique. À l’inverse, le ressenti corporel est le résultat de l’intégration de plusieurs facteurs. En plus des signaux sensoriels, tout le système de mémoire et de croyances influence la perception du corps. Par exemple, dans le contexte de cette pandémie, j’ai peut-être plus de chances d’avoir une toux et cette toux est peut-être plus grave que d’habitude. Ce sont là des croyances, qui peuvent être justes ou fausses. Ce que l’on est en train de découvrir, ce sont les mécanismes cognitifs qui expliquent comment ces croyances peuvent influencer le ressenti corporel, voire générer à elles seules des perceptions de phénomènes physiques.

Le mot de vulnérabilité est beaucoup revenu. Est-ce un terme intéressant, ou trop vague, ou trop général, peut-être trop sentimental, selon vous ?
Je pense que ce terme reflète bien ce que certaines personnes expriment. C’est une autre manière d’appeler ce que nous nous nommons angoisse, ce sentiment de fragilité, de peur parfois archaïque : la peur de la mort qui a émergé, et qui, lorsqu’elle se chronicise, peut produire des symptômes de dépression.

Est-ce qu’il y a un cas singulier qui vous a particulièrement marqué parmi les patients que vous avez vus ces dernières semaines ?
Toute notre discussion a été alimentée par des cas toujours singuliers, des personnes que j’ai rencontrées et dont j’essaie de retranscrire ici une partie de l’expérience. Je garderai en particulier le souvenir très fort de ces personnes déplacées d’hôpital en hôpital pour les besoins de leurs soins médicaux, parce que les services de réanimations qui pouvaient les accueillir étaient à 500 km, et qui ont perdu tous leurs repères. On rencontre une personne qui se réveille plusieurs semaines après, dans ce changement complet du monde, comme si un film avait avancé sans elle, ou qu’elle avait raté plusieurs épisodes de la série que tout le monde suivait régulièrement.

La voir prendre conscience de ce qui se passait avec incrédulité, et donc parfois suspicion, c’était une expérience inédite et marquante pour moi. Je me rappelle que la chose la plus importante pour une de ces personnes à ce moment-là, c’était de pouvoir retrouver ses marques et d’avoir un objet du quotidien, de son quotidien. Nous sommes donc allés chercher chez elle un objet à elle, loin, dans une autre ville que Paris. En l’occurrence c’était son réveil matin. Un objet qui donne l’heure et la date, et fait tic-tac. Il allait lui permettre de se réancrer dans le réel. Un repère objectif du temps, en même temps qu’un objet personnel, au retentissement subjectif bénéfique.


[1] Gilles Deleuze, « Entretien sur l’Anti-Œdipe (avec Félix Guattari) », Pourparlers 1972-1990, Minuit, 1990/2003, p. 33

[2] Parmi les études auxquelles Victor Pitron fait référence, on peut consulter : « Modern worries, new technology, and medecine », The British Medical Journal, Vol. 324, 23 mars 2002

Mériam Korichi

Philosophe, Dramaturge, metteure en scène

Rayonnages

Santé

Notes

[1] Gilles Deleuze, « Entretien sur l’Anti-Œdipe (avec Félix Guattari) », Pourparlers 1972-1990, Minuit, 1990/2003, p. 33

[2] Parmi les études auxquelles Victor Pitron fait référence, on peut consulter : « Modern worries, new technology, and medecine », The British Medical Journal, Vol. 324, 23 mars 2002